Rabaut Saint-Étienne, l’illustre fils de l’illustre pasteur du Désert Paul Rabaut, est couramment désigné aujourd’hui par cette simple appellation : « l’auteur du Vieux Cévenol. » De tous les ouvrages qu’il a composés, c’est bien, en effet, le plus populaire, le plus goûté, et celui qui gardera le mieux sa valeur comme histoire et comme style. Mais nous étonnerons sans doute bien des lecteurs, si nous ajoutons qu’on ne connaît pas précisément le texte de ce fameux conte historique affranchi de toute collaboration. Des huit éditions qui ont paru, une seule donne ce texte dans sa parfaite pureté ; elle supprime trois chapitres, les trois derniers, qui sont d’une main étrangère, et qui contiennent sur le mariage du Cévenol certains détails qu’il est inutile de mettre sous les yeux de tout le monde ; ces détails, du reste, détonnent avec l’œuvre primitive et personnelle de l’auteur. Or, cette édition n’est point connue ; elle n’est citée nulle part, ni dans aucun dictionnaire, ni dans aucune des biographies de Rabaut Saint-Étienne. Si donc nous fournissons la preuve de ces curieuses particularités bibliographiques[1], nous aurons établi la convenance et la nécessité d’une nouvelle édition du Vieux Cévenol. Notre désir, notre ambition serait de provoquer à cet égard une véritable réhabilitation littéraire à la mémoire de notre auteur.
[1] Ces particularités, qui donnent raison au mot d’un poète latin : Les livres ont leur destinée (habent sua fata libelli), nous ont été révélées par Rabaut Saint-Étienne lui-même dans des lettres qu’il écrivit à Étienne Chiron, son ancien maître de pension à Genève, lettres inédites qui nous ont été gracieusement communiquées par Mme veuve Sérusclat, d’Étoile (Drôme), héritière de la riche et précieuse correspondance de Chiron père et de son fils Abraham, avec un grand nombre de pasteurs du Désert.
Jean-Paul Rabaut dit Saint-Étienne[2] fut associé, en 1765, au ministère de son digne père dans la grande église de Nîmes, bien qu’il n’eût pas encore vingt-deux ans[3]. De brillantes études poursuivies à Lausanne et à Genève pendant plus de treize ans[4], sous la direction de doctes et pieux professeurs, l’avaient rendu digne d’occuper ce poste d’honneur et de péril.
[2] Le surnom de Saint-Étienne, qui lui resta désormais, lui fut donné par son maître de pension dès son arrivée à Genève (28 avril 1755), comme ceux de Pommier et de Dupui furent donnés à ses deux frères plus jeunes. C’était alors une nécessité politique. Le résident de France faisait encore trembler les magistrats de la Rome protestante, et il était prudent de lui cacher la présence, dans cette ville, des enfants d’un pasteur qui, au mépris des édits de proscription, persistait à exercer son ministère dans le royaume, et pouvait, par son incontestable influence sur les protestants du Languedoc, porter, sans le moindre motif toutefois, quelque ombrage au pouvoir.
[3] Il était né à Nîmes, le jeudi 14 novembre 1743.
[4] Six ans et demi à Lausanne, du 6 janvier 1750 au 28 avril 1755, et du mois d’octobre 1763 à la fin de 1764 ; et sept ans à Genève, d’avril 1755 au milieu de 1762. Voyez dans la Revue chrétienne (livraison de février 1886) notre article sur la première enfance et l’éducation de Rabaut Saint-Étienne.
Il ne tarda pas à mettre son talent d’écrivain au service des églises sous la croix. Ainsi, il publia le Discours qu’il avait prêché au Désert devant douze mille personnes, le mardi 2 juin 1770, à l’occasion du mariage du Dauphin, duc de Berry, qui sera plus tard Louis XVI, avec Marie-Antoinette d’Autriche[5]. Ce Discours a été, croyons-nous, sa première œuvre imprimée, et il a eu quatre éditions : trois en 1770, et la quatrième, ou un second tirage de la troisième, en 1771[6]. Il n’y a pas de nom d’auteur, mais il est certainement de lui[7]. Pourquoi n’a-t-on pas alors entendu à la cour les vœux, discrètement mais chaleureusement exprimés par l’éloquent prédicateur, en faveur des protestants du royaume ? Pourquoi fallut-il encore attendre dix-sept années avant la promulgation d’un simple édit de tolérance ? La fête, à la fois religieuse et nationale, avait pourtant été célébrée avec un sincère enthousiasme par l’immense assemblée huguenote. Une lettre inédite de Paul Rabaut nous apprend en particulier que pour le chant du Te Deum « le chœur, composé d’environ soixante et dix personnes, chantait un couplet à quatre parties, et l’assemblée le couplet suivant sur le ténor, ainsi de suite, et que cette manière de chanter, qui était nouvelle, fit un très bel effet[8]. »
[5] Ce mariage avait été célébré le vendredi 18 mai 1770.
[6] Paul de Félice, Sermons protestants prêchés en France de 1685 à 1795. Paris, Fischbacher, 1885, p. 31.
[7] Nous avons en main un exemplaire de la seconde édition, sur la première page duquel nous lisons ces lignes manuscrites : « Par M. Rabaut de Saint-Étienne, pasteur de l’église réformée de Nîmes. Présent de l’auteur. »
[8] Lettre à Étienne Chiron, du 27 juin 1770. Archives Sérusclat.
Bientôt après, sans doute, Saint-Étienne chercha à défendre d’une autre manière la cause protestante ; et il choisit, pour atteindre ce but, la forme du roman ou du conte, – roman toutefois parfaitement véridique dans ses plus incroyables détails, et qui s’appliquait à tout un peuple, sinon à un seul personnage. On connaît le plan que l’auteur s’est tracé. Dans la biographie fictive de son héros, qu’il fait vivre cent trois ans, sept mois et quatre jours, et qu’il appelle Ambroise Borély[9], il arrange les événements de manière à rappeler toutes les lois de proscription qui, depuis un siècle, frappaient les protestants de France dans toutes les circonstances de leur vie : dans leur naissance, leur vocation, leur commerce, leur industrie, leur liberté, leur mariage, leur mort et même, au-delà du tombeau, dans l’héritage qu’ils laissaient à leurs enfants.
[9] Ce nom est assez commun dans le bas Languedoc et les Cévennes.
La première mention de ce projet de publication, qui resta « plusieurs années » à l’état de projet, se lit dans une lettre du futur auteur, adressée à son ancien maître de pension à Genève, et datée de Nîmes, 21 septembre 1778. Saint-Étienne disait en post-scriptum : « Je laisse ouverte l’incluse et vous prie de la cacheter après l’avoir lue. Elle a rapport à une brochure que je fis, il y a plusieurs années, pour faire sentir l’absurdité barbare des lois portées contre les protestants de France. Je l’avais envoyée à Lausanne. Je prie mon ami Brugnion de vous la faire tenir ; et dans ce cas, proposez, je vous prie, à M. Chirol de l’imprimer, en nous réservant quelques exemplaires[10]. »
[10] Archives Sérusclat. Chirol était imprimeur-libraire à Genève.
La brochure est restée manuscrite plusieurs années. L’auteur et quelques amis consultés n’avaient pas trouvé jusque-là que le moment fût venu de la lancer dans le public. Mais il en fut autrement à la fin de 1778. Le nouveau règne s’annonçait sous de favorables auspices. Les philosophes, les hommes de lettres, des magistrats éminents, des jurisconsultes distingués, des avocats de grand renom, avaient suffisamment préparé l’opinion publique. On savait, d’ailleurs, que la cour se préoccupait d’adoucir le sort des proscrits, notamment au point de vue du mariage. L’heure était propice. Que le Vieux Cévenol paraisse donc au plus tôt. Si un éditeur ne se rencontre pas à Genève, que le manuscrit soit envoyé à Paris ; là se trouve un ami qui connaît l’œuvre et qui saura la mettre sous presse. « Si je vous écris si promptement après la réception de votre dernière, » écrit Saint-Étienne à Chiron le 17 octobre 1778, « c’est pour vous prier qu’au cas où M. Chirol ou quelque autre n’ait pas voulu se charger de mon Vieux Cévenol, vous aurez la bonté de le faire passer à M. Duvoisin, chapelain de Son Excellence Mgr l’ambassadeur de Hollande, rue Poissonnière, à Paris. Cette bagatelle a passé par ses mains, et M. Duvoisin croit que le moment est favorable pour le faire imprimer. Cet envoi presse un peu. Cependant je vous prie de tâcher de l’expédier par voie d’ami, pour éviter à M. Duvoisin les frais d’une chose qui n’en vaut peut-être pas la peine[11]. »
[11] Archives Sérusclat.
Cette « bagatelle » dont l’auteur, modestement, semblait faire si peu de cas, cette « chose » qui à ses yeux « ne valait peut-être pas les frais » d’envoi, eut pourtant du succès, nous le verrons. Quant au chapelain de l’ambassadeur de Hollande, Jean Duvoisin, il était bien placé pour apprécier cette plaidoirie en faveur de ses frères persécutés, car il avait épousé l’une des filles de l’infortuné Calas. Mais il ne fut pas nécessaire de recourir à son obligeance.
Chiron, en effet, remplit avec empressement la commission que lui avait confiée son ancien élève et ami ; et il réussit au-delà de ce qu’avait espéré Saint-Étienne. « L’amitié, » lui répond celui-ci le 26 octobre, « est toujours adroite dans les moyens » d’obliger. Il ne pouvait rien arriver de plus heureux, à mon Vieux Cévenol, que de tomber entre les mains de M. Vernes, et je n’aurais jamais osé demander pour lui le service que vous lui avez obtenu. J’ai l’honneur d’écrire à ce digne pasteur pour le remercier d’une bonté qu’il ne me devait point. Vous m’obligerez en lui faisant tenir la lettre ci-incluse. Correction, changements, tout ce que M. Vernes fera ne peut manquer d’être bien fait. Je sais qu’il y a dans la brochure des négligences de style, et surtout une bigarrure dans l’ironie qui ne la distingue pas assez du sérieux ; mais je suis un paresseux pour la correction. Je fais ma besogne tout d’un jet, et n’ai plus le courage d’y toucher. Je suis plus heureux que je ne mérite, et c’est à vous que je dois ce bonheur[12]. »
[12] Archives Sérusclat.
Jacob Vernes, une des notoriétés littéraires de Genève, se mit à l’œuvre sans retard ; et nous verrons qu’il usa largement, – trop largement peut-être au gré de l’auteur, – de la permission qui lui avait été donnée. L’ouvrage s’imprima rapidement, et, dans une lettre du 4 janvier 1779, Saint-Étienne parle des moyens de le faire connaître au public et de le mettre en vente. Il avait été consulté sur ce point, qui est, chacun le sait, un point très important pour les éditeurs.
« Je suis surpris, » dit-il, « que vos libraires soient si embarrassés dans une affaire qui enfin est de leur ressort. Ils n’auraient pas dû attendre, à proposer l’ouvrage, qu’il fût imprimé, parce qu’ils s’exposent au danger des contrefaçons. Ces messieurs ont des ressources sûres pour débiter les livres, car tout se vend. Il faut en envoyer aux journaux ; il faut écrire aux principaux libraires de France et du pays étranger. » (Et il donne les noms de ces libraires et leurs adresses.) « On peut proposer aux libraires de Paris et de Lyon des échanges, ce qui est le plus sûr moyen pour déboucher[13] un grand nombre d’exemplaires, en prenant en échange des articles d’un bon débit.
[13] Déboucher, dans le sens d’écouler.
« Pour faire passer les exemplaires qu’ils placeront dans ce pays, il y a deux partis à prendre : l’un de demander aux libraires de Nîmes la voie qu’on pourra suivre pour leur adresser les exemplaires, attendu qu’il n’y a point ici de chambre syndicale ; l’autre moyen, c’est de s’informer auprès des libraires de Lausanne, Neuchâtel, Yverdon, lesquels font ici de continuels envois. Je ne veux pas paraître ici, afin de n’être pas connu pour l’auteur.
« Un grand point, ou même l’unique, c’est de faire bon compte aux libraires à qui l’on vendra cet article. Il ne peut que se vendre 24 sols au particulier, et pour cet effet il ne doit pas revenir plus de 15 sols au libraire, tous frais faits.
« Je vous prie de m’en envoyer un exemplaire par la poste, divisé en trois paquets sous ces trois adresses : À M. Lavernhe aîné pour M. Denis ; à MM. Lapierre frères pour M. Brunet[14] ; à M. de Saint-Étienne, à la Fontaine.
[14] Denis et Brunet étaient à ce moment les noms de guerre de Paul Rabaut.
« Mille et mille excuses pour tant de peines que je vous donne. Présentez-les toujours, avec mes sincères remerciements, à M. Vernes. Je suis fâché de ne pouvoir pas donner plus de lumières sur le débit de cette bagatelle ; mais il me semble qu’il n’y a pas deux chemins, et que pour avoir le débit d’un livre, il n’y a d’autre parti à prendre que de le proposer aux libraires qui vendent des livres, et d’en faire dire du bien dans les journaux. Il me revient dans la mémoire que M. Duvoisin, de Paris, dont je vous ai donné l’adresse dans ma dernière, m’a offert ses services pour cet objet. On pourrait lui demander ses conseils pour le débit de Paris[15]… »
[15] Archives Sérusclat.
Les « trois paquets » arrivent à Nîmes quelques jours après ; et voici le jugement formulé par Saint-Étienne, dans sa lettre du 25 janvier 1779, sur les modifications que Jacob Vernes a fait subir à son manuscrit. Il va nous révéler confidentiellement quelle fut la part de collaboration du pasteur de Genève, et ce qu’il en pense.
« L’ouvrage, dit-il, est bien exécuté, la correction typographique exacte, et un témoignage de la peine qu’elle a donnée à M. Vernes : on ne peut mieux imprimer. Quant aux changements faits dans le cours de l’ouvrage, ils doivent être bien, puisqu’ils sont d’une meilleure main que la mienne. Je n’aurais point, pour moi, filé les amours de Borély, et j’avais résisté à cette tentation, pour ne point trop écarter les déclarations du roi les unes des autres, et ralentir l’effet qui doit résulter de leur entassement. On a fait le Cévenol trop jeune à l’époque de son mariage, ce qui rejette cette aventure à l’an 1708 ou 1710, époque à laquelle il ne se faisait point de mariage au Désert. Cette partie paraît visiblement faite d’une autre main. Mais enfin je me suis dépouillé de toute propriété sur mon Cévenol en l’expatriant, et je prise trop peu cette bagatelle pour me plaindre. Tout ceci entre nous et sans aucune tache d’ingratitude ; c’est uniquement parce qu’il faut vous dire ce que je pense. Faites mes vrais et parfaitement sincères remerciements à qui de droit, et gardez pour vous ce que je viens de dire.
« J’ai regret pourtant au changement que l’on a fait au titre[16] : 1° parce que dans le titre doit être le sommaire d’un ouvrage, et qu’ici il n’y a nul rapport, ou que du moins il est fort éloigné et qu’on ne le découvre qu’avec une certaine peine d’esprit ; or le titre d’un livre ne doit pas être un logogriphe ; 2° parce que ce titre n’est point assez piquant et qu’il est comme mille autres ; 3° parce qu’il peut rebuter plusieurs acheteurs qui prennent un livre sur le titre, et que l’antiphilosophie de celui-ci le leur fera jeter là, à moins qu’on ne leur donne la clé ; 4° parce que le mien annonçait un roman ou un conte, et qu’il servait ainsi d’amorce à la frivolité des trois quarts des lecteurs. Il me semble d’ailleurs qu’il cadrait parfaitement avec ce que le livre contient, au lieu que quand on achète le Triomphe de l’Intolérance, » on s’attend à trouver des arguments et non des aventures. Enfin, c’est une affaire faite, et il n’y a point de remède… »
[16] Vernes avait mis : Triomphe de l’Intolérance, au lieu de : Le Vieux Cévenol.
Ces révélations bibliographiques ont leur importance. Elles nous apprennent que le manuscrit original n’avait pas les trois derniers chapitres, c’est-à-dire les chapitres XVII, XVIII et XIX qui terminent la première édition de l’ouvrage imprimé. Ces chapitres sont par conséquent l’œuvre personnelle de Jacob Vernes. Or les critiques que Saint-Étienne exprime discrètement et en confidence à Chiron nous paraissent fondées. La partie ajoutée est « visiblement faite d’une autre main, » comme il le dit, et plus d’un lecteur aura éprouvé cette impression. Le roman finit logiquement et réellement à ces mots, qui étaient les derniers du manuscrit, et qui terminent le chapitre xvi de la première édition : « Ambroise se décida à repasser les mers et à aller chez les Anglais terminer sa carrière. » Et d’ailleurs, nous l’avons dit, quelques paragraphes du chapitre XVII, où sont racontés les incidents du mariage du Cévenol, sont d’un genre langoureux qui jure avec l’austère ordonnance de l’ouvrage et le caractère du héros, et que nous ne voudrions pas mettre entre toutes les mains.
En outre du titre changé et des trois derniers chapitres ajoutés, Jacob Vernes avait feint que ces Anecdotes de la vie d’Ambroise Borély avaient été « recueillies par W. Jesterman, » et il l’indiquait dans le titre. Il avait aussi ajouté ces mots : « Ouvrage traduit de l’anglais, et trouvé parmi les papiers de M. de Voltaire. » Ce philosophe était mort quelques mois auparavant, et son nom mis en vedette devait servir d’amorce aux acheteurs. Cette dernière fiction a été supprimée dans l’édition que nous reproduisons ; mais le nom de Williams Jesterman se retrouve dans la première page[17].
[17] L’ouvrage porte la fausse indication : Londres 1779. En réalité, c’est à Genève qu’il fut imprimé. C’était un moyen de rendre moins difficile son entrée et sa vente dans le royaume. – C’est un in-8° de 118 pages, avec cette épigraphe : Nec postera credent sæcula (les siècles futurs ne le croiront pas).
Rabaut Saint-Étienne avait traité son petit livre de « bagatelle ; » toutefois il fut impatient de connaître l’accueil qui lui serait fait par le public : un père n’est jamais indifférent au sort de ses enfants. Il écrit à Chiron, le 26 février 1779 : « Je souhaiterais de savoir la petite destinée de ma brochure par le monde, mais cela sans faiblesse paternelle. » Encouragé par le succès que ses amis de Genève s’empressèrent de lui annoncer, il revit son ouvrage en vue d’une nouvelle édition. Il tint compte aussi de quelques avis bienveillants qui lui furent donnés.
La seconde édition parut en 1784[18]. Elle rétablit le titre que l’auteur regrettait avec raison ; elle porte : Le Vieux Cévenol, et non : Triomphe de l’Intolérance. Mais les trois derniers chapitres ajoutés par Jacob Vernes ont été respectés. À si peu de distance de la première édition, il était difficile qu’il en fût autrement, puisque l’ouvrage avait fait son chemin avec cette surcharge, malgré son peu d’accord avec la vraisemblance historique et le caractère général de l’œuvre. On comprend aussi cette déférence à l’égard de son bénévole collaborateur.
[18] In-8° de 115 pages. Il n’est pas dit que c’est une seconde édition, ce qui explique l’erreur que commettra plus tard Boissy-d’Anglas, dans son édition de 1821. Malgré l’indication : À Londres, il est probable que l’impression fut faite à Paris.
L’importance de cette édition consiste dans les notes qui illustrent le texte. Elles étaient rares et courtes dans la première édition ; il n’y avait le plus souvent que la date de l’édit dont il était question. Mais ici les notes sont très nombreuses et très étendues. C’est là proprement le travail « d’augmentation » auquel Saint-Étienne dit, dans une de ses lettres, qu’il devait se livrer pour rendre son ouvrage plus digne du public. Pour nous, aujourd’hui, ces notes sont très instructives et nous les avons reproduites dans la présente édition à cause de leur intérêt et de leur haute valeur historique.
Est-il besoin d’ajouter que l’auteur a puisé ses renseignements à des sources absolument pures ? Nous avons de bonnes raisons de croire qu’il a pu compulser à loisir bien des documents qu’Antoine Court recueillait avec un soin pieux de tous les points du royaume et du refuge, et qui forment aujourd’hui l’un des trésors les plus enviés de la Bibliothèque publique de Genève. Quant aux édits de proscription sous lesquels gémissaient les protestants de France et qui sont rappelés dans le Vieux Cévenol, pas un qui ne soit, hélas ! authentique ; ils se trouvent dans l’un ou l’autre des quatre Recueils officiels : de Paris (1714), de Toulouse (1715), de Rouen (1729), de Grenoble (1752), que M. Léon Pilatte, directeur de l’Église libre, vient de rééditer en un beau et fort volume, pour le second centenaire de la révocation de l’édit de Nantes[19].
[19] Un volume de LXXXII et 661 pages. Paris, Fischbacher, 1885. Édits, déclarations et arrêts concernant la religion prétendue réformée
Une troisième édition fut bientôt rendue nécessaire. Elle parut en 1788, « revue et corrigée[20], » et ces deux derniers mots sont parfaitement exacts, car la révision est sévère et les corrections sont nombreuses et importantes. Les trois chapitres de Vernes sont biffés, et remplacés fort avantageusement par de vives peintures et des pages aussi éloquentes que spirituelles en faveur de la cause protestante, dont il fallait à ce moment enlever le triomphe. Saint-Étienne était depuis deux ans à Paris, envoyé par le consistoire de Nîmes pour hâter la promulgation d’un édit de tolérance qui assurerait l’état civil aux protestants du royaume. Des documents authentiques, en partie inédits, nous apprennent avec quelle habileté, quelle persistance et quelle ardeur passionnée il s’acquittait de cette sainte et difficile mission. Pour surmonter tous les obstacles et entraîner les hésitants, il demanda à la presse de venir en aide à la parole ; il voulut agir sur l’opinion publique, alors si puissante, et il remit au jour son Vieux Cévenol sous une forme définitive[21]. Nous avons lieu de penser que les trente-trois dernières pages, toutes nouvelles (chapitres XVI et XVII), sont la réponse aux objections qu’il entendait faire autour de lui, même par des personnes sympathiques, contre les prêches au Désert, les grandes assemblées publiques et le chant des Psaumes. Il y a là du moins un surcroît de vivacité et d’entrain. C’est le digne couronnement d’une magnifique et victorieuse plaidoirie en faveur des églises persécutées.
[20] L’ouvrage fut certainement imprimé à Paris et sous les yeux de l’auteur ; Londres est une fausse indication.
[21] Son intention perce à cet égard dans la courte et vive Préface qui ouvre le volume : « C’est ici, » dit-il, « la troisième édition du Vieux Cévenol. Les deux premières ont paru dans deux époques successives où le gouvernement semblait annoncer qu’il allait s’occuper du sort des protestants. Le public lut avec intérêt cette histoire, et les lois pénales contre les protestants ont été conservées.
« Nous répétons cette édition dans un instant où l’attention publique, portée sur de grands objets, s’est tournée sur trois millions de citoyens, intéressants par leurs services et par leurs longues infortunes. S’il ne leur revient d’autre fruit de nos soins qu’une stérile compassion, si les lois pénales qui déshonorent notre patrie aux yeux de l’Europe et aux siens propres sont encore conservées, nous attendrons un autre moment, nous reviendrons à la charge, et nous ne cesserons de dire comme Caton : Je conclus à ce que Carthage soit détruite.
« Ô Français ! Français, ne vous distinguerez-vous jamais que par une vaine loquacité ! Et faudra-t-il toujours vous appliquer cette sentence du vieux Lacédémonien bafoué par la jeunesse d’Athènes : Ô dieux immortels ! les Athéniens savent ce qu’il faut faire, mais les Spartiates le font. »
Voilà l’œuvre de Rabaut Saint-Étienne pure de toute collaboration ; et il suffit de comparer un instant cette édition avec les précédentes pour en constater la supériorité à tous égards.
Aussi avons-nous quelque peine à nous expliquer que les trois éditions publiées dans notre siècle (1821, 1826, 1846) n’aient point reproduit cette troisième édition revue et corrigée par l’auteur ; quelque circonstance ignorée a dû survenir, qui en aura empêché la diffusion. Boissy-d’Anglas, en effet, en réimprimant le Vieux Cévenol dans le tome 1er des Œuvres de Rabaut Saint-Étienne[22], ne connaissait qu’une édition antérieure, et il la place vaguement et à tort « vers 1780[23]. » En réalité, c’est la seconde édition, celle de 1784, qu’il a reproduite. Et encore les épreuves ont-elles été fort mal corrigées : il y a plus d’une erreur de chiffre dans les dates, et les noms propres de personnes et de lieux sont souvent estropiés. – Dans l’édition de 1826, le Vieux Cévenol ouvre le tome ii des Œuvres de Rabaut Saint-Étienne, précédées d’une notice sur sa vie par M. Collin de Plancy[24]. Elle reproduit l’édition de 1821 avec toutes ses fautes. – Quant à l’édition de 1846[25], elle copie avec la même fidélité l’édition fautive de 1821.
[22] À Paris, 1821, chez Kleffer, rue d’Enfer, n° 2. C’est dans cette édition que le nom de l’auteur a été révélé pour la première fois : celles du siècle dernier étaient anonymes.
[23] Avis de l’éditeur.
[24] Paris, chez Laisné frères, éditeurs, rue Saint-André-des-Arts, n° 53.
[25] Paris, librairie de L. -R. Delay, 2, rue Tronchet.
Mentionnons encore, pour que notre bibliographie soit complète, deux éditions qui ont paru dans le siècle dernier, au même moment sans doute que l’auteur préparait sa troisième, car elles donnent le texte de 1784 : l’une à Augsbourg, sous ce titre : Justice et nécessité d’assurer en France un état légal aux protestants ; avec la date : L’an du rappel, ce qui semble indiquer l’année de la promulgation de l’édit de tolérance ; – l’autre n’a pas de nom de lieu, mais elle doit être une contrefaçon étrangère comme la précédente ; elle a pour titre : Anecdotes de la vie d’Ambroise Borély, ou le Vieux Cévenois, protestant retiré et mort à Londres, âgé de cent-trois ans, sept mois et quatre jours. 1788[26].
[26] In-8° de 96 pages.
On le voit, c’est un Vieux Cévenol très peu connu, pour ne pas dire inconnu, que celui dont on trouvera le texte dans le présent volume. À ce titre seul il valait la peine de signaler l’œuvre originale et personnelle de l’auteur, et de la remettre au jour dégagée de toute collaboration étrangère. En littérature, comme en toute autre chose, il faut que la fiction disparaisse pour faire place à la vérité historique sérieusement documentée. La plus modeste découverte à cet égard est un enrichissement du trésor commun auquel les amis des belles-lettres, n’importe leur religion, ne peuvent rester indifférents.
Aussi bien le moment de cette publication nous paraît opportun. Aux approches du centenaire de la Révolution de 1789, l’attention se porte volontiers sur le publiciste honnête et courageux qui joua un rôle considérable et bienfaisant dans nos assemblées nationales, comme orateur du grand parti des Girondins. On rappelle avec éloge et sympathie son amour d’une liberté sage et progressive, son horreur de tout excès et de tout despotisme d’où qu’il vînt ; et sa mort sur l’échafaud aux plus sombres jours de la Terreur est considérée comme un malheur public. On a même lancé dans la presse politique la proposition de lui élever une statue dans sa ville natale. L’éloquent plaidoyer en faveur d’un peuple proscrit, que nous remettons en lumière, ne peut donc qu’apporter un fleuron de plus à la couronne qu’on semble disposé à lui tresser.
On remarquera certainement le tour vif et incisif que l’écrivain a su donner à ce plaidoyer, la manière originale et puissante dont il flétrit l’odieuse barbarie des lois de proscription. Son ironie est mordante et va parfois jusqu’au sarcasme. Cette âpreté de style ne manque ni de relief ni de cachet, et elle force l’attention du lecteur. Elle était, croyons-nous, dans son tempérament, car il voyait tout d’abord le côté absurde, ridicule des choses, et volontiers il était satirique, comme il le reconnaît lui-même dans une de ses lettres. Il était impossible de manier la verge avec plus de souplesse et de dextérité, et de mieux l’appliquer. Son style est d’ailleurs correct, facile, élégant et d’une pureté classique ; il s’élève, en certains endroits, jusqu’à l’éloquence ; on sent que c’est un orateur qui a tenu la plume.
Pour les protestants de France, le présent ouvrage, surtout dans sa forme nouvelle, doit offrir un intérêt particulier. C’est pour eux qu’il fut composé il y a un siècle, pour eux qu’il sortit palpitant du cœur de l’un de ces hommes généreux qui défendirent leur cause avec autant d’intrépidité que d’éclat, et dans un moment où il y avait quelque mérite à le faire. La reconnaissance pour les services rendus aux pères ne doit-elle pas être la vertu la plus élémentaire des enfants ?
Il est bon, d’ailleurs, il est salutaire pour notre piété que, suivant le conseil du prophète, nous nous enquérions des sentiers d’autrefois[27], sentiers douloureux que ces pères ont parcourus en gémissant, mais avec espérance. En voyant passer sous nos yeux cette longue série d’arrêts, de déclarations du roi et d’édits qui forment le code de persécution le plus complet et le plus effrayant que le génie du mal ait jamais inventé, nous serons parfois émus et troublés. Mais les bons exemples, comme les mauvais, sont contagieux ; et tout en bénissant Dieu qui a soutenu ces vaillants lutteurs dans leurs épreuves, nous sentirons sans doute monter à nos cœurs quelque désir de les imiter dans leur foi et leur héroïsme.
[27] Jérémie, VI, 16.
L’histoire à cet égard est une bonne éducatrice ; et la nôtre est si riche en saines et viriles traditions, qu’il suffit d’en dérouler quelques pages pour recevoir instruction.
En publiant le présent volume, nous avons pensé en particulier à notre jeunesse protestante, espoir de nos églises ; elle trouvera dans cette lecture profit et sérieux intérêt. Les circonstances au milieu desquelles elle grandit ne sont pas, grâce à Dieu, aussi tragiques qu’autrefois ; mais elles sont toujours solennelles, parfois difficiles, et elle ne voudra pas laisser dépérir dans ses mains l’héritage spirituel que nos pères nous ont légué au prix de leur sang.
Charles Dardier.