La grande réformation du 16e siècle, en portant le dernier coup à la puissance depuis longtemps contestée du moyen âge, était venue affranchir l’intelligence humaine, et rendre à l’examen tous ses droits. Ce retour aux vérités évangéliques devait s’exercer indépendamment de toute considération extérieure, et il n’y eut peut-être qu’un seul pays où la réforme devint pour ainsi dire une institution politique, un ressort administratif, un moyen de police. Ce pays fut l’Angleterre.
Le mouvement religieux qui avait arraché la moitié de l’Europe à la suprématie papale trouva en Angleterre un peuple qui essayait sa force contre le trône, un monarque qui voulait maintenir ses propres droits, et une noblesse qui ne demandait pas mieux que de soutenir Henri VIII contre ses sujets si on voulait leur accorder des récompenses en proportion avec leurs services.
Dans un tel état de choses Henri VIII vit promptement de quel avantage serait pour lui la réunion, en sa personne de l’autorité temporelle et de l’autorité spirituelle ; s’il pouvait soutenir ses actes d’oppression par des foudres rivales de celles du saint-père ; si enfin il réussissait à se faire regarder comme représentant de Dieu au double titre de roi et de chef de l’Église. Tel est le véritable motif pour lequel se sépara de Rome un prince qui s’y était jusque-là montré attaché : il exploita ainsi les grands hommes qui avaient compris la réforme véritable, et il paya de la dépouille de l’ancien clergé le zèle et l’appui de ses barons.
Cependant la non-conformité naquit avec l’église anglicane. Beaucoup de protestants refusaient de souscrire au nouveau symbole ; on les brûla comme on brûlait les catholiques. Elisabeth et Jacques Ier marchèrent dans la même voie ; Charles Ier lassa la patience des Ecossais en essayant de leur imposer la constitution ecclésiastique organisée à Westminster, et il perdit la vie en voulant rétablir les anciennes barrières que les Anglais comme les autres nations avaient irrévocablement franchies.
Charles Ier était sur le trône depuis deux ans, et la lutte venait de commencer entre le monarque et son parlement, quand Samuel Rutherford, un des plus célèbres membres de l’église presbytérienne, fut nommé ministre de la paroisse d’Anwoth dans le comté de Kirkcudbright. Né, suivant Wodrow, d’une famille peu aisée du Teviotdale, remarquable, dès son jeune âge, par des dispositions studieuses, il avait été en 1617 envoyé à l’Université d’Edimbourg, où, au bout de quatre ans, il prit le grade de maître ès arts. Bientôt ses connaissances en littérature classique lui procurèrent la chaire d’humanités dans l’Université, fonctions qu’il occupa pendant deux ans. Puis il se vit obligé de donner sa démission pour des motifs qui ne sont pas encore très connus, et disant adieu à la littérature il s’occupa uniquement de théologie.
Rutherford avait obtenu la direction de la paroisse d’Anwoth surtout par l’influence de Gordon de Kenmure, gentilhomme écossais, illustre pour son dévouement à la cause de la religion et de l’Evangile. Il entrait dans l’Église à une époque où le despotisme pesait sur elle. La politique anglaise avait imposé l’épiscopat à l’Ecosse. « Depuis son avènement, et à l’exemple de son père, Charles n’avait cessé de s’appliquer à détruire la constitution républicaine que l’église d’Ecosse avait empruntée au calvinisme, et à rétablir l’épiscopat écossais, dont quelque ombre subsistait encore, dans la plénitude de son autorité et de sa splendeur. Fraudes, rigueurs, menaces, corruption, tout avait été employé pour réussir dans ce desseina. » A peine sur le trône le nouveau monarque s’était ouvertement déclaré. Il écrivait à l’archevêque Spottiswoode que les lois portées par Jacques en matière ecclésiastique seraient strictement observées ; une nouvelle cour ecclésiastique, sous la présidence du primat, s’organisait, mais au milieu de telles récriminations de la part des presbytériens, qu’elle ne tint pas une seule séance. Quoique en secret la plupart des esprits inclinassent encore pour le presbytérianisme, l’épiscopat était établi par tout le pays, et aucun ministre ne pouvait exercer à moins de déclarer par écrit qu’il se soumettrait à toutes les conditions imposées par son évêque diocésain. Une exception semble avoir été faite en faveur de Rutherford, si l’on en croit le témoignage de M. Mac-Ward, son collègue et son ami, corroboré par Wodrow. Il fut mis en possession de ses privilèges comme ministre sans avoir eu à s’engager en rien vis-à-vis de l’évêque.
a – Guizot, Hist. de la Rév. d’Angleterre.
Le bonheur avec lequel le troupeau d’Anwoth accueillit son nouveau pasteur devait lui être bien doux et lui promettre pour l’avenir une carrière de consolations et de services utiles. Ces prévisions se réalisèrent et au-delà. Ses paroissiens l’aimaient et le respectaient ; ils l’écoutaient régulièrement et avec des résultats évidents. Livingstone, son contemporain, disait : « Pendant le séjour de Rutherford à Anwoth, il devint un instrument de beaucoup de bien à de pauvres ignorants dont un grand nombre furent amenés par lui à la connaissance et à la pratique de la religion. » Le zèle de Rutherford est presque incroyable ; debout, chaque matin à trois heures, il consacrait la première partie de la journée à la prière, à l’étude et à la méditation. Pendant le reste il vaquait à ce que l’on peut proprement appeler ses devoirs publics, visitant les malades, et les différentes familles qui composaient son troupeau.
Bientôt la réputation du ministre d’Anwoth s’étendit aux paroisses environnantes. Le dimanche on accourait de tous côtés pour s’édifier en l’écoutant, et surtout quand le sacrement de la Sainte-Cène réunissait autour des symboles de la mort de Christ les membres fidèles de l’Église visible. Une prospérité ininterrompue et une tranquillité qu’aucun nuage ne vint obscurcir signalèrent les premières années des fonctions pastorales de Rutherford. Cependant il ne s’y laissait pas tromper. Disciple de celui qui promettait aux siens les tribulations ici-bas, il attendait l’adversité de pied ferme. Elle vint le frapper d’abord dans ses affections de famille. Après une maladie de treize mois, madame Rutherford mourut en juin 1630 ; il n’y avait pas cinq ans qu’elle était unie à son époux. Il paraît que ses enfants la suivirent de près, de sorte que Rutherford resta seul pour déplorer les pertes qu’il venait de faire. Comme surcroît de douleurs, il avait été pris d’une fièvre violente même avant la mort de sa femme. Cette maladie qui dura treize semaines le rendit pendant quelque temps incapable de vaquer à ses fonctions, et il fallut l’assurance qu’il avait de la bonté de son Sauveur pour le soutenir et le consoler. Lady Kenmure, épouse de Gordon de Kenmure, récemment élevé à la dignité de pair, lui prodigua les marques les plus sincères de sympathie et d’affection chrétienne.
L’intimité qui existait entre Rutherford et la famille Kenmure avait eu de part et d’autre les meilleurs résultats spirituels. Lord Kenmure était redevable au ministre d’Anwoth de ses convictions religieuses, et sur son lit de mort il put confesser hautement le nom de Christ et la puissance de l’Evangile. A cette occasion M. Rutherford composa un poème élégiaque en vers latins, et plus tard, en 1649, il donna au public, dans un petit ouvrage, le récit des derniers moments de son protecteur et de son amib.
b – The last and heavenly speeches, and glorious departure of John Vincent Kenmure.
Rutherford prit plus que jamais un vif intérêt à l’état spirituel de lady Kenmure ; il entretint avec elle une correspondance active sur des sujets religieux, et une des dernières lettres qu’il écrivit lui fut adressée.
L’histoire de la liberté de conscience au 17e siècle occuperait profitablement les loisirs d’un écrivain impartial et instruit. On y verrait à quel point ce grand principe était méconnu encore à l’époque dont nous parlons, et au sein de l’Angleterre protestante. Jacques Ier et Barclay, en discutant contre le cardinal Bellarmin, soutenaient moins les droits de l’individualité que l’autorité du souverain dans toute l’étendue de son royaume comme chef suprême de l’Église anglicane.
[On peut consulter là-dessus les deux ouvrages intitulés : Traicté de la puissance du pape, savoir s’il a quelque droict, empire ou domination sur les rois et princes séculiers. Traduit du latin de Guillaume Barclay, jurisconsulte. Pont-à-Mousson, 1611, in-12 ; et Apologie pour le serment de fidélité que le sérénissime roi de la Grande-Bretagne requiert de tous ses sujets, tant ecclésiastiques que séculiers, etc. In-12. Londres, 1609.]
Rutherford avait naturellement, par sa réputation et ses talents, une influence assez grande sur ses contemporains. Cette disposition même l’entraîna dans des difficultés à cause de son éloignement pour l’épiscopalisme. J’ai dit qu’Elisabeth, Jaques Ier et Charles Ier cherchèrent surtout à faire de la religion un ressort politique. Les non-conformistes opposèrent dès le commencement même une vigoureuse résistance. Lorsque Jacques Ier fut parvenu à la couronne, ils lui présentèrent une requête, signée de mille personnes, où ils demandaient quatre choses : 1° Que l’on abolît, dans le baptême, le signe de la croix, et les questions qu’on adresse à l’enfant ; que la confirmation fût détruite ; que les femmes ne pussent plus baptiser ; que l’on ne se servît plus des termes de prêtre, d’absolution, etc., ni d’anneau dans la célébration du mariage ; que l’on n’insistât plus sur le bonnet et le surplis ; sur l’observation des fêtes et sur la génuflexion au nom du Sauveur ; que l’on abrégeât le service de la liturgie, et que l’on rendît la musique de l’église plus propre à l’édification ; que l’on ne lût, dans le service divin, d’autres portions des Écritures que celles des livres canoniques, etc. ; 2° Que l’on obligeât les pasteurs à prêcher et à résider ; 3° Que l’on défendît la pluralité des bénéfices ; et 4° Que l’on corrigeât l’abus notoire des cours ecclésiastiques.
Par ordre du roi, et en sa présence, ces points furent agités dans une conférence solennelle à Hampton-Court en 1602. Ce n’était pas ce que les non-conformistes demandaient, prévoyant bien le danger et l’inutilité de ces disputes publiques. Mais le roi le voulait pour faire montre de son savoir, et tout s’y passa comme il le voulut, c’est-à-dire fort mal pour la religion protestante. Tout ce que les puritains y gagnèrent, c’est que l’administration du baptême fut restreinte à ceux qui étaient dans les ordres sacrés. Les épiscopaux y eurent plus d’avantage, quoique le prince fît mine d’abord de vouloir changer bien des choses. Il en fit tant de peur à l’archevêque Whitgift, que ce prélat en mourut de chagrin.
[Voy. Bibliothèque anglaise, ou histoire littéraire de la Grande-Bretagne. Tome 6e, 1719, in-12, à propos de l’ouvrage intitulé : A vindication of the dissenters ; in answer to Dr William Nichols defence of the doctrine and discipline of the Church of England, by James Pierce. Voy. aussi Camden, Ann Jac. Il paraît que dans le premier discours que Jacques fit au parlement d’Angleterre, il lui échappa de dire que « l’Église de Rome est notre mère Église, quoiqu’un peu corrompue, et que, quant à lui, il ferait avec plaisir la moitié du chemin pour aller à la rencontre de cette église, sous condition que l’on renoncerait réciproquement à toutes les innovations, Calderwood, Hist. p. 478.]
Le monarque n’en poursuivait par moins la réalisation d’un système qui concentrait entre ses mains le pouvoir le plus absolu et qui doublait l’autorité royale.
Charles Ier monte sur le trône, la querelle devient plus sérieuse que jamais, et les puritains, qui jusqu’alors n’avaient paru se séparer de l’église anglicane que pour des causes que bien des gens trouvaient légères, firent voir que leurs plaintes étaient bien fondées, et leur oppression très injuste.
Ils s’étaient toujours plaints de ce que la réformation d’Angleterre laissait la porte ouverte au papisme, et ils auraient voulu qu’on la lui eût entièrement fermée, en corrigeant tous les abus qu’on en avait retenus plutôt par politique que par religion. Bien des gens sensés n’avaient point eu d’égard ni à ces cris, ni à ces représentations, tant qu’un soupçon si peu favorable à l’église d’Angleterre semblait destitué de fondement, ou combattu par les apparences. Mais ces gens sensés changèrent d’avis, lorsqu’ils virent le papisme inonder à grands flots tout le royaume, après la mort de Jacques Ier. L’ardeur incroyable que ce prince avait eue de marier son fils avec une Espagnole avait déjà répandu l’alarme dans la nation. Une Française, très fine et très bigote, y fit néanmoins tout autant de mal, et peut-être plus qu’une Infante d’Espagne n’en aurait pu faire. La discorde, à la vérité, l’avait devancée ; mais elle fit entrer avec elle la fureur du papisme qui voulait tout détruire, et le zèle du protestantisme qui ne voulait pas être détruit.
[Bibl. anglaise, loco cit. « On ne nie pas que l’église anglicane ne soit protestante et réformée, mais on lui trouve des restes de papisme que l’on souhaiterait n’y pas trouver. On lui trouve une conformité extérieure avec le papisme qui fait peine à des yeux délicats ; on trouve que ses conducteurs l’ont quelquefois menée si près du papisme qu’elle a failli s’y perdre ; on trouve qu’il y, a eu beaucoup de ses évêques et de ses docteurs, qui étaient attachés au papisme ou qui le favorisaient. On trouve enfin que, si ce reproche est mal fondé à quelques égards, les anglicans doivent pardonner quelque chose au ressentiment d’un parti piqué par les titres odieux qu’on lui donne, de fanatiques, de puritains, de gens pires que les papistes, de rebelles, de fauteurs du judaïsme et du mahométisme. »]
Deux hommes célèbres et dont la vie fut sacrifiée à leur parti encourageaient leur maître dans des dispositions qu’il eût probablement été trop faible pour poursuivre de son propre chef. Wentworth, surnommé à juste titre le Richelieu de l’Irlande, maintenait, l’épée à la main, l’autorité royale contre des sujets indisciplinés et peu convaincus ; puis il y avait Laud qui occupait le siège de Cantorbéry depuis 1633, à la place d’un prélat d’opinions calvinistes et entièrement dévoué, aux puritains. « Sévère dans ses mœurs, simple dans sa vie, le pouvoir inspirait à Laud, soit qu’il le servît ou l’excitât lui-même, un dévouement fanatique. Prescrire et punir, c’était à ses yeux établir l’ordre, et l’ordre lui semblait toujours la justice. Son activité était infatigable, mais étroite, violente et dure. Egalement incapable de ménager des intérêts et de respecter des droits, il poursuivait, tête baissée, les libertés et les abus, opposant aux uns une probité rigide, aux autres une aveugle animosité ; brusque et colère avec les courtisans comme avec les citoyens, ne recherchant nulle amitié, ne prévoyant et ne supportant nulle résistance, persuadé enfin que le pouvoir suffit à tout en des mains pures, et constamment en proie à quelque idée fixe qui le dominait avec l’emportement de la passion et l’autorité du devoirc. »
c – Guizot, Révolut. d’Angleterre.
C’est d’après le conseil de Wentworth et de Laud que Charles Ier accomplit une série de mesures politico-religieuses dont la tyrannie est un triste contrepoids à l’hospitalité offerte aux réfugiés français lors de la révocation de l’édit de Nantes. Je renvoie à M. Guizot pour le détail de cette persécution, et je reviens à Rutherford, en remarquant combien le pouvoir s’aveuglait et à quelle extrémité de présomption il était parvenu, puisqu’on croyait tout simple de plier la constitution républicaine de l’église d’Ecosse aux lois et à la hiérarchie de l’épiscopat anglais.
C’était vouloir aller contre le courant. Le régime presbytérien avait toujours prévalu en Ecosse depuis la réformation ; il convenait mieux aux goûts du peuple, au caractère national, et si nous envisageons la question de la discipline ecclésiastique du point de vue où s’est placé récemment l’archevêque Whatelyd, l’imposition par la force de tel ou tel système, de telle ou telle liturgie, nous paraîtra injustifiable.
d – Royaume de Christ.
On savait les opinions presbytériennes de Rutherford ; ce ministre ne cherchait même pas à les déguiser : au contraire, il les proclamait hautement en toute rencontre. Cependant l’autorité n’y semblait pas faire attention ; quoique d’ordinaire fort prompte à punir de pareils exemples d’insubordination. Cela tenait-il à ce que M. Rutherford était M. Rutherford ; et de la part de tout autre, l’expression de sentiments anti-épiscopaux eût-elle été immédiatement comprimée ? Il est permis de croire aussi que la tolérance et l’esprit véritablement chrétien de l’évêque Lamb furent pour beaucoup dans la liberté dont le pasteur d’Anwoth jouit à cette époque. Quoi qu’il en soit, M. Rutherford profita de ce loisir pour publier, sur la question arminienne, un ouvrage qui le plaça bientôt au premier rang des théologiens calvinistes de l’époque. Il y avait déjà longtemps que la fameuse controverse entre Gomar et Arminius, occupait le clergé anglais. Elle était dans toute sa force quand Hugo Grotius fut nommé pensionnaire de Rotterdam et qu’il eut ordre d’aller en Angleterre. On croit que des instructions secrètes dont il était porteur l’autorisaient à rendre le roi et les principaux théologiens du royaume favorables aux arminiens. Jacques Ier, l’archevêque de Cantorbéry, les évêques convinrent que la doctrine d’Arminius était orthodoxe, et également éloignée du manichéisme et du pélagianisme. La seule chose qui faisait de la peine au roi, c’était de voir que le magistrat s’attribuât le droit de faire des décrets sur des matières qui appartenaient à la foi.
M. Hallam a très bien indiquée les causes qui prédisposèrent l’église anglicane à recevoir et à appuyer la théologie de ce que l’on appelait les Remontrants. Elle était favorable aux études patristiques et à une tendance intellectuelle qui caractérisait autrefois, comme elle le fait encore aujourd’hui, le haut clergé (high church). More, Cudworth, Whichcot, Tillotson, Stillingfleet brillèrent parmi les arminiens anglais ; les non-conformistes, au contraire, partageaient les opinions de Calvin et les soutenaient avec un égal talent. On s’accorde à reconnaître, dans l’ouvrage publié par Rutherford sur ce point particulier, beaucoup de logique et de verve. Sa réputation ne fit que s’accroître. M. Glendinning, ministre de Kirkcudbright, ville du voisinage, se trouvant hors d’état de vaquer à ses devoirs à cause des infirmités et de son grand âge, le pasteur d’Anwoth fut sollicité de le remplacer. Il refusa positivement. « Les habitants de Kirkcudbright, écrivait-il, me pressent de venir travailler au milieu d’eux. Si le Seigneur m’appelle, et que son peuple crie, qui suis-je pour résister à une telle requête ? Mais sans une mission visible, et à moins que le troupeau dont je suis le conducteur puisse être remis à un pasteur à qui je ne craindrais pas de confier l’épouse de Christ, je ne me laisserai, j’espère, délier de mes obligations, ni par l’or, ni par l’argent, ni par la faveur des hommes. »
e – Literature of Europe.
Quelque attaché que fût M. Rutherford à sa paroisse d’Anwoth, il se vit obligé de l’abandonner pour un certain temps, sous une de ces mystérieuses dispensations de la Providence dont l’expérience humaine offre tant d’exemples. En 1634, l’évêque Lamb étant mort, on le remplaça par Thomas Sydserff, évêque de Brechin, homme de la trempe de Laud, intolérant et fanatique soutien de l’épiscopalisme. Le nouveau diocésain de Galloway n’eut pas plutôt pris possession de son siège qu’il adopta les mesures les plus arbitraires et les plus injustes. Il résolut d’opprimer les ministres presbytériens de toutes les façons : M. Robert Glendinning, ministre de la paroisse de Kirkcudbright, et dont nous avons déjà eu occasion de parler ci-dessus, fut une des premières victimes de la tyrannie du Dr Sydserff. Ce vieillard de quatre-vingts ans avait refusé à un ecclésiastique envoyé par l’évêque, la faculté d’officier dans l’église de sa paroisse. On le suspendit de ses fonctions, mais les magistrats prirent fait et cause pour lui, et en dépit de l’autorité il voyait accourir à ses sermons presque tous les membres de son ancien troupeau. Là-dessus arrive un ordre d’emprisonner M. Glendinning : le fils de ce vénérable serviteur de Dieu, qui faisait partie du corps municipal, refuse de mettre l’arrêt à exécution. Ses collègues suivent son exemple ; il est procédé contre la magistrature elle-même, et les autorités récalcitrantes sont incarcérées dans la prison de Wigtown. Sydserff avait institué une cour spéciale chargée de juger tous les pasteurs suspectés de non-conformité. M. Rutherford y fut appelé en 1636, et une sentence de ce nouveau tribunal le déclara déchu de ses fonctions ecclésiastiques. De Wigtown, Rutherford dut aller à Edimbourg voir confirmer le jugement rendu contre lui. Ce procès dura trois jours ; les accusations les plus absurdes étaient réunies dans le dessein évident de jeter sur le ministre d’Anwoth la haine et le mépris. Il les repoussa victorieusement, mais, accablé sous l’influence de ses ennemis, il se voyait pour ainsi dire condamné d’avance ; on lui enleva en effet sa paroisse, et on lui assigna comme résidence la ville d’Aberdeen où il serait obligé de demeurer aussi longtemps que cela conviendrait au bon plaisir du roi.
Cette sentence était injuste et sévère ; cependant elle n’arracha pas un murmure au serviteur de Christ. Ainsi que le grand apôtre des Gentils, au contraire, il semblait se glorifier dans le sein de la tribulation. « Je me rends, disait-il, au palais de mon roi, séant à Aberdeen. Rien ne peut exprimer ma joie. » Comme on ne lui avait accordé que fort peu de temps entre le prononcé du jugement et sa mise à exécution, il ne put pas retourner dans le Galloway pour prendre congé de ses amis. En route, il alla faire visite au Rév. David Dickson, ministre d’Irvine, homme de grand talent et d’une piété reconnue, qui occupa plus tard avec le plus grand succès la chaire de théologie d’Edimbourg.
Nous pouvons nous représenter ces deux ministres du Seigneur se retrouvant au milieu de circonstances difficiles de l’époque, s’entretenant des espérances de leur parti, s’encourageant et se fortifiant contre les dispensations que la Providence divine leur réservait.
C’est du fond de la prison d’Aberdeen que Rutherford écrivit ses lettres les plus remarquables, et nous voyons en les parcourant combien il trouvait de consolation dans la ferme et simple assurance qu’il avait en la miséricorde de son Sauveur. Cette incarcération dura plus d’un an et demi ; au bout de ce temps, ayant appris que le Conseil privé ne jugeait pas à propos de ratifier les décisions de la Commission arbitrairement établie en Ecosse, il quitta Aberdeen, et revint prendre la direction de son troupeau.
L’horizon s’assombrissait de plus en plus ; imprudent et entêté, Laud s’imaginait voir bientôt tout céder à ses désirs, et il croyait aussi facile d’obliger les Ecossais à l’usage du livre de Prières communes qu’il l’est à un pape de prescrire telle ou telle règle de foi. La tentative lui coûta cher ; on sait l’émeute qui eut lieu dans l’église des Frères gris d’Edimbourg. Les pétitions se signèrent partout contre les innovations du prélat et du gouvernement ; Charles, avec son obstination caractéristique, refusa de les prendre en considération : c’était irriter les esprits sans aucun résultat, et ajouter à la violence de l’incendie. Les Ecossais renouvelèrent le Covenant, et avant la fin d’avril 1638, la grande majorité des protestants de ce pays s’étaient liés ensemble contre leur souverain.
Le cardinal de Richelieu soutenait secrètement les Covenantaires, ainsi qu’on peut s’en convaincre en lisant les mémoires du comte d’Estrades (La Haie, 1719). Voyez entre autres la lettre du 2 décembre 1637. « Je profiterai de l’avis que vous me donnez pour l’Ecosse, écrit Richelieu, et ferai partir l’abbé Chambre mon aumônier, qui est Ecossais de nation, pour aller à Edimbourg attendre les deux personnes que vous me nommez, pour lier quelque négociation avec eux. L’année ne se passera pas, que le Roi et la Reine d’Angleterre ne se repentent d’avoir refusé les offres que vous leur avez faites de la part du Roi. »
Le tort capital du roi fut de commencer toujours par l’opiniâtreté et de finir par la faiblesse. Ici encore, voyant que les covenantaires devenaient dangereux, il crut nécessaire de négocier, et il dépêcha le marquis d’Hamilton en qualité de commissaire royal pour amuser les Ecossais tandis qu’il faisait marcher contre eux un corps d’armée. Enfin une assemblée se réunit à Glasgow, afin de s’occuper des querelles ecclésiastiques, et le roi en termes très ambigus, promit de maintenir ses sujets d’Ecosse dans l’exercice consciencieux de leur discipline habituelle. Malheureusement il s’agissait aussi dans ce synode d’abroger la liturgie anglicane en tant qu’appliquée aux pays situés au nord de la Tweed ; dès que les orateurs commencèrent leurs accusations contre les prélats et contre Laud, le représentant du roi prononça la dissolution de l’assemblée et leva immédiatement la séance. Peine inutile ! les députés se déclarèrent compétents pour discuter les questions qui leur avaient été soumises, et avant de se séparer ils renversèrent l’édifice mal établi de l’épiscopalisme en Ecosse. Rutherford assistait à ce synode de Glasgow ; il y rendit compte des persécutions dont il s’était vu frappé, et y témoigna (un peu trop violemment) contre le prélatisme et l’érastianisme. On le nomma professeur de théologie à l’Université de Saint-André, poste où il laissa les souvenirs de piété et de talent qui le rendaient encore si cher à son ancien troupeau d’Anwoth.
Hélas ! pourquoi faut-il que le choix entre les divers partis soit si difficile, et que l’excès de tyrannie ne produise souvent qu’une proportion égale d’arbitraire dans un sens opposé ! C’est ce que nous prouve surabondamment l’histoire de la révolution d’Angleterre. Lorsque le parlement eut arraché des mains du roi l’arme si funeste de la prérogative et du pouvoir absolu, il dépassa le but, et les presbytériens s’exposèrent, eux aussi, à l’indignation éternelle des vrais amis de la liberté. C’était une oligarchie remplaçant une monarchie ; c’était, sous un autre nom, la chambre étoilée et la commission inquisitoriale. On regrette de voir des hommes du caractère de Rutherford ergoter contre la liberté de conscience ; mais nous ne devons rien taire et les diamants de la plus belle eau ont souvent leurs taches.
La dernière fois que nous rencontrons Rutherford, c’est sur son lit de mort. Il avait publié en 1643, à Londres, un ouvrage dont le titre (Lex rex) indique assez les vues politiques de l’auteur. Lors de la Restauration, et quand Charles II eut commencé contre les non-conformistes son système de réactions sanglantes, le livre de Rutherford fut publiquement brûlé à Edimbourg et à Saint-André par la main du bourreau, tandis que la vengeance du souverain lança contre le professeur de théologie une accusation de crime de haute trahison. Mais il était trop tard ; quand l’arrêt parvint à Saint-André, Rutherford expirait, pour ainsi dire ; il s’endormit au Seigneur le 19 mars 1661.
Rutherford composa un grand nombre d’ouvrages presque tous oubliés aujourd’hui, excepté ses lettres dont un choix est maintenant offert à l’appréciation du public français. La collection originale comprend trois cent cinquante-deux lettres écrites du style imagé et nerveux des théologiens de ce temps-là, et qui ont toujours été regardées comme un excellent livre d’édification.
Gustave Masson