Lorsque Sundar Singh fit en Angleterre son premier voyage, au printemps 1920, le Comité suisse pour la Mission aux Indes reçut de M. Paton secrétaire des Étudiants chrétiens, l'organisateur de son voyage, la suggestion de l'inviter pour encourager les amis des Missions. Sundar Singh vint sur le continent, fit un rapide séjour à Paris, à la Maison des Missions, mais ne put pas pousser jusqu'en Suisse parce que les invitations des États-Unis l'emportèrent. La nouvelle de sa visite s'était répandue et l'on éprouva une vive déception à le voir s'éloigner ; le livre de Mme Parker, rapporté des Indes par le Dr de Benoit et traduit en français par M. Ch. Rochedieu, avait provoqué une émotion religieuse inusitée. Le sâdhou promit alors que, s'il avait l'occasion de revenir en Occident, il se souviendrait des amis des Missions en Suisse.
Ce projet se réalisa enfin en mars 1922. Le lundi 27 février, à deux heures et demie de l'après-midi, le Bureau de la Mission aux Indes, MM. les pasteurs de Haller, Métraux et Secrétan, et quelques amis attendaient à Lausanne l'arrivée de l'express de Genève ; la veille, le dimanche 26, le sâdhou avait débarqué à 6 h. du matin à Marseille, arrivant de Palestine où il avait enfin pu réaliser un rêve longtemps caressé. A Marseille, M. le pasteur Hug lui avait préparé deux cultes, l'un à l'Église suisse le matin, l'autre à l'Église réformée de France, le soir. Le sâdhou voyagea ensuite toute la nuit et fut accueilli en chemin, au nom du Comité suisse, par M. le pasteur, Francis Joseph.
A Lausanne, on n'était pas sans inquiétude. Que serait cette tournée d'évangélisation et de mission où tout devrait être traduit ? On disait le sâdhou difficile à traduire ; lui-même doit d'abord penser en hindoustani, puis parler en anglais. Cet apôtre de l'Inde n'aurait-il pas des idées, des procédés qui heurteraient nos habitudes routinières et feraient oublier son message ?... il descend de wagon... grand, élancé, coiffé de son turban, un peu lent dans ses mouvements, les yeux à demi-clos, comme un homme qui s'avance sur un terrain inconnu, se laissant conduire par un Guide invisible, pour éviter tout faux-pas. Les présentations sont faites ; un souhait de bienvenue et de bénédiction ; un aimable sourire ; point d'effusions ; et c'est tout. Le sâdhou est installé dans une automobile et conduit à Chailly, où la maison du Dr de Benoit lui est ouverte, mais il n'a pas un regard pour la ville, les montagnes, pas un mot pour son entourage ; il vit en dedans. Nous sommes déjà rassurés.
A cinq heures du soir, nous nous retrouvons avec le plan de campagne dressé pour le mois de mars à travers la Suisse ; la carte est sur la table. Au bout d'un instant, le sâdhou a compris ; Il n'a pas pris de notes, mais les dates et les lieux sont dans son esprit. Il accepte notre plan, qui lui avait été soumis dans ses grandes lignes avant son départ des Indes, mais il fait biffer certaines réunions : « Ne me faites pas parler plus d'une fois par jour, sauf le dimanche ; ce n'est pas la même chose que de donner une leçon à l'école ; cela deviendrait une affaire, comme de mettre des lettres à la poste, et il n'y aurait pas de bénédictions ; or nous voulons du fruit... » Nous prions ensemble. Il prie comme nous, simplement. Nous sommes tout à fait rassurés et heureux.
Le lendemain de son arrivée, le 28 février, le sâdhou commença ses réunions au temple de Bienne, où d'emblée il fit la conquête de ses auditeurs ; d'emblée aussi, ils se pressèrent par milliers autour de lui. Son premier texte fut : « Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et chargés ». Le 1er mars, il s'arrêta à Tavannes, localité centrale du Jura bernois ; les pasteurs de la région l'attendaient et furent gagnés par l'à-propos, la bonne grâce, la profondeur de ses réponses. Le bruit de sa venue s'était répandu ; il fut impossible de loger les visiteurs de Tavannes et des environs dans le temple ; un train spécial depuis Tramelan les avait amenés par centaines ; le fourgon postal lui-même en était plein ; les directeurs des fabriques d'horlogerie autorisèrent leurs ouvriers à quitter le travail et ils préférèrent le sâdhou à leur gain, de sorte que la réunion de 3 h. dut avoir lieu en plein air, les gamins juchés dans les arbres... Un rayon de soleil éclaira la scène et tôt après la réunion, une nouvelle giboulée de neige s'abattit sur le pays. « Dieu, nous écrivit M. le pasteur Houriet, avait été avec son serviteur. » Il avait prononcé là son beau sermon sur la vie en abondance.
Ensuite, le sâdhou se rendit à Gessenay, parce que M. le pasteur Lauterburg, chargé de le traduire dans le canton de Berne, désirait le faire d'abord dans sa paroisse. La neige couvrait cette vallée ; les montagnards, recueillis, graves, remplissaient le temple ; une place avait été ménagée pour les voisins du Pays d'En-haut qui arrivèrent par train spécial. Ce fut une des belles soirées du voyage et quand le sâdhou rentra à Lausanne, le 3 mars, il nous sembla que quelque chose était changé dans son attitude ; il se sentait chez lui ; « J'aime les Suisses... », nous dit-il, Le merveilleux trajet alpestre de Cessenay à Montreux lui avait aussi rappelé quelque chose de son pays.
Le 3 mars, il eut à 5 h. sa première réunion à Lausanne, à l'église anglaise, heureuse occasion qui nous fut fournie de collaborer avec nos frères anglicans ; il était d'ailleurs indispensable que le sâdhou accomplît cet acte de courtoisie.
Le dimanche matin, 5 mars, il participa au culte public de la petite église de Chailly et prit la parole après M. le pasteur Métraux, sur ce texte : « Veillez et priez ! »
La présence en chaire, au culte ordinaire, d'un chrétien sorti du monde païen, le témoignage clair, catégorique, chaleureux de sa foi produisirent sur les assistants une impression profonde ; « J'ai eu, nous disait un auditeur, le cœur serré par l'émotion depuis le commencement jusqu'à la fin ».
Le sâdhou voulut bien s'adresser ensuite aux enfants de l'école du dimanche ; son allocution sur le jeune garçon qui fournit à Jésus les pains et les poissons a été sténographiée et publiée comme les autres discours. Voilà une leçon que ces enfants n'oublieront pas, et rien n'était joli comme de les voir défiler devant Sundar Singh et lui tendre leurs petites mains.
Restait, pour cette journée mémorable, la première assemblée publique, annoncée spécialement pour les catéchumènes, à 3 h. de l'après-midi.
Que serait cette assemblée, par un radieux soleil, avec la concurrence des promenades et des sports ? Crainte vaine ! C'était pour la jeunesse ! Des centaines de personnes se sentirent jeunes pour l'occasion, si bien qu'il fallut au dernier moment quitter l'église de Saint-François pour se transporter devant le Tribunal fédéral.
Comment dire la beauté de cette assemblée de quatre mille personnes, debout, recueillies, immobiles pendant une heure et quart, de ces chants enlevés avec élan, et là, en plein soleil, tête nue, ce fils de l'Inde exposant ce que c'est que d'avoir les yeux de l'âme ouverts pour connaître vraiment Jésus-Christ ! La traversée de la ville, jusqu'au bureau de la Mission aux Indes, le sâdhou suivi de tous les enfants qui voulaient lui serrer la main, donnait une idée de ce qu'avait été le jour des Rameaux à Jérusalem !
Le lundi 6 mars, pendant l'après-midi, assemblée compacte dans le temple de Morges, décoré de fleurs ; on se rappellera toujours la comparaison de la Mer morte, sans issue, et des chrétiens qui gardent Jésus-Christ pour eux ! Les auditeurs avaient trouvé le temps de venir de toutes les localités environnantes quoique ce fût un jour ouvrable.
Le soir, la plus grande salle de réunion à Lausanne fut si remplie qu'il fallut fermer les portes et qu'alors les gens entrèrent par les fenêtres, et finalement écoutèrent par centaines depuis dehors. Le recueillement était tel que la voix du sâdhou et celle de son traducteur M. F. de Rougemont étaient entendues partout ; chacun emporta ce mot final : « Ma voix ne vous sera pas de grande utilité ; rentrez chez vous et là écoutez la douce voix du Sauveur lui-même ».
La séance la plus belle comme appel aux consciences et comme spectacle religieux fut sans contredit celle du 7 mars à la Cathédrale de Lausanne. Cette grande église, une des plus vastes en Suisse, remplie jusque dans ses derniers recoins d'adorateurs venus des Alpes, du Jura, de partout ; un chrétien arraché au paganisme exposant devant ses frères les expériences que Dieu lui avait accordées, comme autrefois Saint Paul, disant à Antioche les merveilleuses conquêtes de l'Évangile en Asie ; la réponse de l'assemblée et de l'orgue dans des chants et des prières qui sortaient du cœur ; il était difficile de voir quelque chose de plus simple et de plus profond ! Au pied de la chaire un vieillard chantait le dernier cantique : « A toi la gloire, ô Ressuscité... » ; ses larmes coulaient comme celles de Siméon ; il ferma son livre et s'écria à haute voix : « Que c'est beau ! »
Quelques jours après, nous étions pour une réunion de Mission dans un hameau des Alpes, par 1 m. 50 de neige ; un montagnard nous arrêta : « J'étais à la Cathédrale ! C'est un jour qui marque dans ma vie. J'étais heureux, au milieu de mon peuple, avec ce frère venu de chez les païens, qui était en chaire. En entendant la prière, en entendant l'orgue, mon cœur était saisi... »
Impossible de suivre ainsi le sâdhou dans chaque localité, mais il faut dire pourtant avec quel amour il a été reçu par tous les pasteurs et professeurs, même par ceux qui ont été amenés à une conception différente du christianisme ; ils ont pu être attristés par certaines affirmations du sâdhou relatives aux études, surpris par son insistance sur certains points comme le miracle et la divinité de Jésus-Christ, mais tous ont salué en lui un frère, un disciple authentique du Christ auquel Dieu a accordé des grâces et des expériences particulières, qui donnent à réfléchir et que l'on ne peut pas écarter sans examen.
Cette impression très forte a été ressentie à Lausanne dans une séance spéciale pour personnes engagées dans l'œuvre de l'Église, et à Genève dans une séance de la Compagnie des pasteurs et du Consistoire. Il nous faut savoir enrichir notre point de vue quand des expériences nouvelles sont apportées par des chrétiens d'un milieu nouveau.
C'était frappant de voir ce chrétien encore jeune, sorti du paganisme, tout ébloui de la lumière du christianisme, au milieu de docteurs vénérables, têtes grisonnantes, et leur répondant avec un à-propos, une amabilité, une franchise qui lui gagnaient la sympathie. A Zurich, M. le pasteur Oscar Pfister qui avait publié une brochure très vive contre le sâdhou, déclarant que son genre de vie était un retour à l'ascétisme du moyen âge, qu'il était un illuminé et un thaumaturge, a retiré ces appréciations après l'avoir vu et entendu. Dans une lettre personnelle adressée à M. le pasteur J. Schlatter, président du Comité auxiliaire zurichois de la Mission canaraise, il écrit : « La piété vivante et l'éloquence populaire de cette noble personnalité m'ont laissé une impression profonde ; il produit même une impression beaucoup plus profonde que le livre de Schaerer [1] ne le faisait supposer ».
Il est regrettable que le manque de temps, les difficultés de la langue, et l'indiscrétion du public aient empêché les pasteurs et les professeurs d'avoir avec le sâdhou des entretiens plus approfondis.
Au moins, la campagne d'évangélisation a pu se poursuivre avec un dévouement admirable de la part du sâdhou. A Genève, la vaste Salle de la Réformation, où siègent les délégués de la Société des Nations, fut trop petite à deux reprises ; un groupe de quatorze jeunes gens, venus de France, se tenait à la porte de la Salle centrale, lors d'une soirée réservée aux collectrices des Missions. « Ne pouvons-nous pas entrer ? Nous sommes déjà venus une fois inutilement. » Naturellement, une place leur fut faite ; à Berne, une jeune fille arriva de Lugano, et demanda à entrer. Combien d'autres faits de ce genre on pourrait citer.
A Neuchâtel, le 13 mars, l'assemblée se réunit à 8 h. du soir sur la place publique et pendant trois quarts d'heure attendit le sâdhou en chantant spontanément des cantiques. Le lendemain, à mille mètres d'altitude, à La Chaux-de-Fonds, avec la neige sur les revers, à 8 h. du soir aussi, la réunion put de nouveau avoir lieu en plein air ; au Locle, le 15 mars, il en fut de même.
Le 16 mars, la campagne commença dans la Suisse allemande, à Bâle, où le sâdhou fut accueilli par les missionnaires suisses revenus des Indes, et salué au nom de l'Église de Bâle par son président, M. le professeur Handmann. Le premier discours du sâdhou fut un solennel avertissement sur ce texte : « Tiens ferme ce que tu as, afin que personne ne te ravisse ta couronne ». Un missionnaire nous a écrit :
« Pour moi, ce fut très encourageant et impressionnant d'entendre de la bouche d'un enfant de Dieu, du monde hindou, cet avertissement à écouter avec plus de soin la parole de Dieu. » La seconde séance réunit trois mille personnes au Vereinshaus.
A Zurich, où le sâdhou s'arrêta plus longtemps, il y eut tant de monde, le 19 mars à la Cathédrale, qu'on pria les auditeurs qui restaient sur la place d'attendre un peu. Quand le discours du sâdhou fut terminé, les auditeurs sortirent par une porte, et ceux qui attendaient sur la place entrèrent par une autre, de sorte que l'église se remplit deux fois de suite et que le sâdhou prononça deux discours.
A Saint-Gall, à Aarau, à Schaffhouse, à Thoune, à Berthoud et enfin à Berne, ce jeune apôtre de l'Inde fut écouté avec le même empressement et le même profit. Lors de la dernière séance à Berne, où des questions simples et pratiques furent posées au sâdhou sur la meilleure manière de prier, la joie du ciel, le rôle du paganisme dans la préparation spirituelle d'un converti aux Indes, les réponses furent particulièrement édifiantes. Mais quand nous avons demandé au sâdhou comment il se trouvait, il nous a répondu : « je suis très fatigué », ce qui se comprend, car une tournée de ce genre, unique probablement dans les annales de l'évangélisation et du réveil en Suisse, ne se fait pas sans un effort intense, rendu plus fatigant encore par les habitudes de travail du sâdhou. Il n'écrit rien, mais s'impose une préparation intérieure toujours renouvelée par la prière et la méditation. Il a donné au public chaque jour un texte nouveau, soigneusement développé dans un discours nouveau. On y trouve des idées dominantes, des illustrations préférées, mais le discours lui-même, le sujet n'est ni appris, ni répété ; il sort de la vie intime du sâdhou ; il est puisé dans sa communion avec Dieu. De là sans doute son action sur les auditeurs, malgré l'absence d'éloquence humaine.
Nous n'avons pas pu voir le sâdhou quitter Berne le lundi 27 avril, pour l'Allemagne et la Suède, sans un serrement de cœur. Nous lui exprimons ici encore la profonde reconnaissance de milliers d'auditeurs qui ont été raffermis dans leur foi, arrêtés sur le chemin de l'étourdissement, et devant la conscience desquels la question religieuse s'est posée dans son sérieux. Nous demandons à Dieu que cette campagne d'évangélisation n'ait pas été seulement un sujet d'étonnement, ou d'émotion, mais le point de départ d'un réveil durable et la révélation d'un état supérieur de vie chrétienne auquel nous devons parvenir.
Puissent les pages qui suivent, traduction littérale de quelques-uns des discours du sâdhou, continuer d'approfondir, par la grâce de Dieu, l'œuvre commencée dans les jours mémorables de mars 1922.
G. S.
P.-S.
La Mission suisse aux Indes, dont il est parlé dans cet avant-propos, était un Comité de Secours temporaire qui, de 1918 à 1927, prit soin, avec dévouement, de deux des champs de la Mission de Bâle aux Indes (Mahrattes et Canara du Sud).
Les éditeurs.
[1] Biographie publiée par M. le Pasteur Schaerer, d'Ittigen, sous les auspices de la Mission suisse aux Indes.