Méditations religieuses

Introduction

I

Il faut que la religion, si elle prétend se faire écouter, se faire comprendre et accepter, parle à chaque époque la langue qui lui convient. Les siècles ne se ressemblent pas. Telle parole qui autrefois parut magique et qui a électrisé tout un monde, a perdu son prestige et n’est plus intelligible que pour un nombre d’âmes infiniment restreint. Ainsi, par exemple, le livre de l’Imitation de Jésus-Christ, qui a ému si profondément et si puissamment édifié le moyen âge, n’est plus aujourd’hui qu’un objet d’étude plein d’un intérêt mystique et d’un charme austère. Il élève encore à Dieu quelques âmes rares ; mais il est pour nos contemporains en masse une lettre morte que rien ne ressuscitera.

Comparés à leurs prédécesseurs immédiats, les hommes de notre temps ont ceci de remarquable et de nouveau, qu’ils s’intéressent de plus en plus aux questions religieuses. On s’en informe. On désire se faire une opinion sur ces graves problèmes. On consent même à recevoir l’impression des vérités d’en haut. On veut au moins en entendre parler.

C’est aux personnes qui ont des convictions chrétiennes et qui veulent les propager, à savoir les présenter à leurs contemporains dans un langage qu’ils puissent entendre et goûter, sous une forme qui agisse sur leur esprit et leur volonté. Il ne suffit nullement pour cela que les défenseurs de la religion étudient l’idiome moderne comme on apprend une langue étrangère, et qu’ils traduisent après coup en style du jour ce qu’ils auront pensé en un langage suranné. Il faut que l’homme de foi soit aussi l’enfant de son siècle et de sa patrie, qu’il vive de la vie de son époque ; que sa langue maternelle soit celle des penseurs de son temps ; et si, comme en nos jours, le règne de l’esprit scientifique, le goût de l’analyse, les droits et les devoirs de la critique sont reconnus par tout ce qui pense, il faut que lui aussi ait été nourri du même lait et ait grandi à la même école.

Notre siècle souhaite de croire, mais il prétend ne rien admettre sans savoir pourquoi. L’esprit moderne est positif ; il éprouve le besoin de l’idéal, mais il lui faut un idéal sensible, raisonné, et pour ainsi dire, concret. Il sent le vide de ce scepticisme ignorant et léger dont le xviiie siècle s’est épris. Notre génération, élevée à la rude école des révolutions et des restaurations successives, réclame une nourriture plus solide, plus substantielle que l’incrédulité étourdie et moqueuse de ses pères.

Et ce n’est pas seulement l’expérience douloureuse du passé qui nous rend plus exigeants et plus sérieux ; c’est aussi le pressentiment, toujours plus général, d’un avenir non moins redoutable. Notre passé, et, il faut bien le reconnaître aussi, notre présent, légueront à un prochain avenir d’immenses difficultés à vaincre, de vastes et obscurs problèmes à résoudre. Aussi, l’esprit public se recueille comme par instinct, s’examine, obéit à l’urgente nécessité de s’instruire et de s’armer, comme le voyageur qui va partir pour explorer des contrées nouvelles, pleines de périls mal connus. Religion et politique, économie sociale et philosophie soulèvent toutes à la fois des questions si complexes, si ardues, et bientôt si pressantes, que la pensée contemporaine, très légitimement préoccupée, cherche à s’affermir sur ses bases menacées, et voudrait pouvoir, au milieu de l’ébranlement des esprits, s’appuyer au moins sur des principes arrêtés.

Aux interrogations inquiètes que notre époque s’adresse à elle-même sur les sujets religieux, le livre dont nous publions aujourd’hui une édition nouvelle donne une réponse calme et précise, pleine d’autorité humaine et de foi chrétienne. Elevé bien au-dessus de tout point de vue sectaire, le pasteur protestant dont on va lire les solides et pieuses Méditations était un homme de notre siècle, et un des plus avancés. Comme l’a dit de lui avec une entière vérité M. Prevost-Paradol, « on a vu rarement un sage et ferme esprit marcher avec autant de bonne foi dans le chemin de la vérité et exprimer des idées fortes et justes avec autant de candeur. Sur la plupart des points d’histoire ou de doctrine que Samuel Vincent a touchés… il a devancé de beaucoup les idées de son temps et se trouve d’accord avec les meilleurs esprits du nôtrea. »

aDu Protestantisme en France, introd., p. vii.

Voici en deux mots ce qu’était le protestantisme aux yeux de Vincent : « Pour moi, dit-il, et pour beaucoup d’autres, le fond du protestantisme, c’est l’Évangile ; sa forme, c’est la liberté d’examen. »

On peut prédire hardiment à notre génération qu’elle arrivera nécessairement en religion, sous un nom ou un autre, et par quelque chemin qu’elle veuille ou puisse choisir, à ce double résultat : l’Évangile (car il n’existe rien au monde qui égale l’Évangile ou même qui en approche), mais l’Évangile interprété par la conscience libre et la libre pensée (car l’esprit humain est sorti de tutelle et ceux qui prétendent l’y faire rentrer sont dans une pitoyable illusion ; le temps les détrompera).

. Il est possible, il est probable que ni la génération actuelle en France, ni les suivantes, ne se déclareront protestantes ; mais il est certain que dès maintenant et de plus en plus, les bons esprits dans toutes les Églises sont déjà et seront chaque jour davantage de la religion de Samuel Vincent, qui se réduit tout entière à ces deux termes : Évangile et liberté.

II

Les Méditations religieuses de Samuel Vincent voient le jour pour la quatrième foisb. Publiées d’abord isolément, elles furent réunies en un volume par les soins de l’auteur, dès 1829. Après la mort de Vincent, ce premier recueil, revu et augmenté de plusieurs morceaux inédits, fut publié de nouveau par son neveu et son collègue dans l’église de Nîmes, M. Fontanès, qui plaça en tête du volume une double notice sur la vie et les écrits de son oncle ; on retrouvera ce pieux travail dans l’édition actuelle. Depuis longtemps épuisé, l’ouvrage était souvent redemandé, soit par les disciples de l’auteur et par des familles protestantes où règne une instruction solide et une piété de l’ordre le plus élevé, soit par des pasteurs pour lesquels Vincent est demeuré un maître éminent et une lumière de leur Église, soit encore par bien des catholiques impartiaux, désireux de connaître ce grand et ferme esprit ou de s’éclairer de son opinion indépendante et réfléchie, sur les plus graves de tous les sujets.

b – Elles ont paru, en outre, traduites en allemand, sous deux titres différents, d’abord sous celui de Das Christenthum als die Religion des Herzens, puis à Esslingen, en 1852, sous celui-ci : Betrachtungen ueber Religion und Christenthum (1 vol. in-12). Une des Méditations, la Femme et la Religion, a été publiée à part et intitulée Der weibliche Beruf im Lichte der Religion, Worte der Liebe.

En 1859, un autre écrit important de Samuel Vincent (du Protestantisme en Francec 1 vol. gr. in-18), a reparu avec une introduction très remarquable de M. Prevost-Paradol ; cette publication a été accueillie avec une faveur marquée. Nous ne craignons pas d’affirmer que l’ouvrage que nous réimprimons aujourd’hui offre un intérêt plus général et met encore mieux en évidence les mérites éminents de l’auteur.

c – C’est l’ouvrage que Vincent avait intitulé Vues sur le protestantisme en France.

Ce livre réunit deux caractères qu’on trouve rarement confondus en un seul. Comme le précédent éditeur l’a dit avec raison, « ce Recueil est un cours de philosophie religieuse adressé aux personnes qui peuvent et qui veulent se faire à elles-mêmes leur croyance. » Aussi est-ce avec une pleine confiance que nous le présentons aux esprits, très nombreux aujourd’hui, qui cherchent la vérité et qu’émeuvent ces grandes questions de Dieu, de l’âme et de nos destinées immortelles, du christianisme et de son avenir, partout agitées en ce temps-ci. Mais ces mêmes Méditations, œuvre d’un penseur profond et hardi, émanent aussi d’un cœur croyant et chrétien. C’est ainsi que ce volume, où tant de grands problèmes sont remués, est en même temps un livre de piété dans le meilleur sens du mot, non assurément pour ceux qui adorent sans penser et qu’effraye toute recherche sérieuse, mais pour les fidèles de diverses communions qui ont besoin d’une solide nourriture, intellectuelle et religieuse à la fois.

Les Mystères, le Doute, Revivrons-nous ? Mangeons et buvons, car demain nous mourrons, la Durée du christianisme, le Passager et le Permanent dans la religion, voilà autant de sujets qui doivent provoquer à de graves et fécondes réflexions tout esprit philosophique ; l’Amour de Jésus, l’Ame humaine et le monde, la Femme et la Religion, le Royaume de Dieu, la Guerre intérieure, Jésus, idéal de l’humanité, voilà des titres qui attireront les âmes pieuses ; mais nous osons assurer aux penseurs qu’ils trouveront dans ces pages chrétiennes une hauteur de vues tout à fait exceptionnelle et une puissante originalité ; et nous pouvons promettre aux lecteurs qui recherchent avant tout l’édification, qu’ils rencontreront dans ces essais philosophiques une rare abondance des sentiments les plus élevés et des émotions les plus religieuses.

Avec Vincent, on apprend à penser, à se rendre compte de ce qu’on croit ; la piété devient forte et virile ; l’adoration, qui s’est rendu compte d’elle-même, est d’autant plus fervente et plus profondément sérieuse. On sort de cette lecture plus calme et plus énergique ; on se sent devenu plus complètement homme et plus véritablement croyant.

A nos yeux, Samuel Vincent est, par excellence, un penseur religieux en qui se trouvent unis un esprit éminemment philosophique et une âme profondément chrétienne.

III

Ce qui frappe au premier abord, quand on a parcouru ses écrits et étudié sa vie, c’est l’étendue de ses facultés et la variété de ses connaissances. Occupé des devoirs de son ministère et de la présidence du consistoire dans une des Églises les plus populeuses et les plus influentes de la France protestante, Vincent avait trouvé le temps d’apprendre l’anglais, l’allemand, l’italien, l’espagnol. Voulant raviver dans la ville dont il était une des lumières, l’essor des intelligences et le goût de l’étude, il donna un cours public sur les littératures étrangères et sur leur histoire. Non seulement il analysait dans son journal, et de manière à en extraire toute la substance, les principales publications des théologiens et des prédicateurs de l’Allemagne et de l’Angleterre, mais il traduisit entièrement et il publia plusieurs de leurs ouvrages (Chalmers, Paley, Sintenis).

La théologie et les langues étaient si loin d’absorber toutes ses facultés, qu’il fut, dans le conseil général de son département, un des chefs actifs et influents du mouvement politique d’alors, dans une province difficile à administrer. Pendant ses dernières années, devenu un agronome distingué, il fut un bienfaiteur pour la contrée qu’il habitait, en introduisant dans la culture du sol de sages améliorations qui, d’abord combattues et honnies par l’esprit de routine, mais patiemment poursuivies par sa veuve, avec une fermeté de volonté et une supériorité intellectuelle dignes de lui, obtinrent plus tard l’éclatante consécration du succès et finirent par rallier tous les suffrages.

Enfin, ce même homme qui appréciait et goûtait les diverses littératures européennes, qui fut jusqu’à sa mort épris de la poésie, ne laissait aucune des sources du savoir échapper à ses investigations infatigables, et lisait, pour se délasser, des traités de hautes mathématiques. L’aridité des sciences exactes ne le rebutait nullement ; la rigueur des raisonnements, l’étroit enchaînement des déductions, avaient pour lui un attrait puissant.

Souvent les esprits qui aiment à se mouvoir dans un cercle si étendu n’en connaissent que la surface. Chez Vincent, au contraire, on a remarqué, comme un caractère dominant de ses travaux, la pénétration, une rare vigueur d’analyse, une laborieuse et féconde sagacité. Le volume qu’on va lire en offre de nombreux exemples, dans les développements originaux dont il revêt une foule d’idées larges et saines, et jusque dans les subdivisions lumineuses de quelques-unes de ses Méditations. Nous ne ferons qu’une citation, et nous l’emprunterons à un autre de ses écrits. Dans le Discours préliminaire qu’il mit en tête de la seconde édition de l’Histoire des Camisards, par Antoine Court, il avait à démontrer cette vérité qui, assurément, n’a rien de nouveau : « La violence appliquée à la religion est le plus mauvais de tous les moyens de conversion. » D’autres, peut-être, eussent appelé à l’appui de cette assertion des preuves extérieures, des exemples historiques ; Vincent se contente de dire que « l’expérience l’a partout prouvé, » et que ce moyen a été « repoussé avec horreur par l’auteur divin du christianisme. » Mais aussitôt il fait une analyse psychologique des effets de la persécution sur ceux qu’elle frappe.

« Loin d’éclairer les âmes, la persécution ne fait que les exalter et les aigrir. L’homme persécuté ne saurait être froid. Il est placé dans une situation violente qui le remue fortement, et qui développe toutes les facultés de son âme. Les émotions qu’il éprouve, cette chaleur toute nouvelle dont il se sent animé, doivent surtout se diriger sur les doctrines pour lesquelles il souffre. Son cœur, blessé dans l’endroit le plus sensible, et redoublant d’énergie pour repousser la force qui le comprime et qui l’humilie, désire vivement que ces doctrines soient vraies. Son esprit, plein d’une activité que la contrainte rend infatigable, cherche avec ardeur tout ce qui peut les établir ; sa croyance devient une véritable passion. Qu’attendre de la simple vérité sur un homme qu’on vient de placer dans une situation si violente ? Il est aussi peu disposé à céder aux raisonnements qu’à plier sous la force. Il était peut-être indifférent et froid, et la vérité l’aurait trouvé sans préjugé comme sans passion. Maintenant il est fortement persuadé des opinions que vous voulez détruire et plein d’ardeur pour les défendre. Il les soutiendrait même contre sa persuasion intérieure, parce qu’il croirait commettre une lâcheté en les abandonnant, lorsque vous voulez l’y contraindre. »

Voilà un exemple du procédé habituel de la pensée de Vincent. Une thèse, soutenue mille et mille fois, qui n’eût inspiré à bien d’autres que des lieux communs et de la déclamation, devient pour lui l’occasion d’une étude de psychologie aussi délicate que solide. Cette sagacité réfléchie et active, ce talent naturel pour creuser son sujet et le sonder jusqu’au fond, était chez lui animé par un ardent amour de la vérité et par la conviction profonde de l’intérêt et du droit qu’a tout être humain à posséder la vérité. Cet analyste si fin, cet investigateur passionné, ce critique sans peur, n’était rien moins que sceptique. Sa pensée saisissait la vérité d’une étreinte si vigoureuse, que rien ne pouvait plus l’en détacher ; de même que chez le mathématicien, rien n’ébranle la certitude de ce qui a été une fois pleinement démontré.

Ce qui l’a toujours sauvé du scepticisme, c’est que son âme était trop richement douée pour pouvoir s’enfermer tout entière dans le domaine de l’esprit, quelque vaste que ce domaine fût pour lui, en profondeur comme en étendue. Homme de cœur et de foi, père de famille tendrement dévoué à ses filles et à leur digne mère, pasteur habile à développer tout à la fois chez ses catéchumènes ou chez les auditeurs de ses sermons la pensée et la piété, la conviction et le sentiment, Vincent était chrétien sans étroitesse dogmatique, mais aussi sans sécheresse ni froideur. On verra, dans ses Méditations, quelle part essentielle, primordiale, il attribuait à l’amour dans le christianisme, au cœur dans la vie religieuse. Jamais peut-être un plus large savoir, un raisonnement plus serré, une plus droite et plus pénétrante logique n’ont été mis en œuvre sous l’inspiration d’une foi chrétienne plus ferme et plus sentie.

Aucune affection humaine, chez lui, n’était faible ou banale. Sous ce rapport, le discours qu’on lira plus loin, sur l’Amour de la patrie, mérite d’être signalé. Les autres Méditations de Vincent ne sont point des discours, et renferment seulement la substance des prédications du pasteur nîmois. C’est par exception que son sermon sur l’Amour de la patrie fut écrit tout entier, et l’on a eu raison de le comprendre dans la précédente édition de notre recueil. Rarement éloquent, si l’on entend par ce mot l’abondance entraînante des mouvements, l’éclat des images, la puissance d’une parole qui subjugue ceux qui l’entendent, Vincent s’élevait cependant par moments à une grande hauteur, et communiquait alors à ses auditeurs une émotion dont le souvenir ne s’effaçait plus. Il y a plus d’un morceau de ce genre dans le discours que nous indiquons. On se rappelle encore à Nîmes de quel accent, au retour d’un voyage dans des contrées moins brûlées du soleil, il disait du sol natal : « Ses sites réjouissent mes yeux. Après avoir contemplé avec extase la verdure luxuriante du Nord, j’éprouve une douceur secrète à retrouver la teinte pâle de l’olivier et ces collines pelées sur lesquelles s’étend un dôme resplendissant de lumière et d’azur. »

On se souvient encore de ses pressants appels à la concorde, au nom de la patrie commune, dans une province où, en 1815, la terreur blanche avait laissé des traces si cruelles, et où, en 1830, trois mois avant cette prédication de Vincent, quelques catholiques avaient craint un moment, de la part de la population protestante, des représailles indignes d’elle, et qui ne furent pas même tentées. Bien des colères sourdes et des défiances funestes fermentaient dans les cœurs ; Vincent en était indigné et combattait ces éléments de trouble et de haine, en digne ministre de Jésus-Christ et en citoyen plein d’amour pour son pays.

« Toutes les âmes généreuses, s’écriait-il, ne sympathisent-elles point à la douleur dont mon âme est navrée quand je songe à tout le mal qu’a fait à notre malheureux pays l’absence de la paix parmi les concitoyens ? O belles contrées du Midi favorisées du ciel, doux climat, terre nourricière, féconde nature qui ne demandez qu’à donner, beaux jours qui la secondez, air tiède, azur brillant des cieux, éblouissante lumière, torrent de chaleur régénératrice, soleil éclatant et réparateur, pourquoi, quand vous répandez sur nous les flots inépuisables de vos bienfaits, semblons-nous. prendre à tâche de les gâter les uns pour les autres en les arrosant de fiel ? Pourquoi, dans un pays où la nature est si puissante et si riche, l’homme, l’homme seul, qui devrait valoir mieux qu’elle, se montre-t-il au-dessous des merveilles qui l’entourent, et comme indigne des dons qui pleuvent sur lui ? Pourquoi des concitoyens et des frères cherchent-ils à s’en empoisonner la jouissance par des inimitiés et des haines que les moindres accidents renouvellent, et dont rien ne présage la fin ? Ici la nature embellit tout ; l’homme la flétrit. Ah ! que le soleil se voile, que l’azur des cieux se ternisse, que la terre devienne ingrate, que la brume et les frimats remplacent nos jours tièdes et sereins, et que la paix règne dans les cœurs ! »

Si nous avons cité cette belle page, c’est moins encore pour montrer que Vincent a eu des moments de vraie et touchante éloquence que pour faire apprécier avec quelle chaleur d’âme et quelle vivacité d’impression il éprouvait ces deux nobles sentiments : l’enthousiasme pour les beautés de la nature et un filial amour pour sa patrie.

Nous le reconnaissons d’ailleurs : Vincent n’était pas, à vrai dire, un orateur ; sa parole manquait parfois de souplesse, et même de clarté ; son style était souvent négligé et sans élégance. Un accent languedocien fortement prononcé et un léger défaut de langue nuisaient à son élocution. Comme tous les hommes de son âge et de la même province, il avait parlé d’abord le patois du pays, et le français pour lui était plutôt une langue étudiée après coup que l’idiome maternel, dans lequel l’enfant a formulé ses premières pensées. Il y aurait injustice à ne pas tenir compte de pareils obstacles. A Paris, où il prêcha en 1835, dans la chaire de l’Oratoire, ces défauts tout extérieurs diminuèrent l’impression qu’aurait dû produire son sermon.

Un autre inconvénient plus grave ôtait souvent à sa parole quelque chose de son efficacité. Trop profond, trop abstrait pour son auditoire, trop riche d’idées neuves, de fines et justes nuances, d’observations délicates sur le cœur humain, saisissant et indiquant trop vite des rapports vrais, mais inattendus, entre le sujet qu’il traitait et d’autres idées qui se présentaient à lui, Vincent était peu compris par le peuple. En revanche, les meilleurs esprits recherchaient avidement ses enseignements, et ses élèves, mieux accoutumés à le comprendre, y trouvaient une source abondante d’édification et de lumières. D’ailleurs, impatient des longueurs qu’entraîne la recherche de la forme, trop fort et trop occupé pour assujettir son esprit à ces soins minutieux, Vincent prépara souvent ses prédications trop rapidement. Tandis que le fond de ses discours était le produit d’une méditation soutenue et mesurée, la forme était livrée trop souvent aux hasards d’une improvisation hâtive. Peu importe aujourd’hui pour ses lecteurs ; cette forme obscure ou peu oratoire a disparu, et c’est le fond seulement, tel qu’il l’a conçu et recueilli lui-même, que nous offrons aux bons esprits et aux âmes pieuses.

Pour être sincère jusqu’au bout, et tout épuiser, le blâme comme la louange, disons encore que Samuel Vincent, théologien assidu, penseur original, savant philologue, agronome habile et même, dans sa sphère, homme politique influent, a été accusé de n’être pas assez pasteur et prédicateur. Si l’on a prétendu le blâmer d’avoir étendu ses connaissances et son infatigable activité d’esprit, d’avoir voulu juger de près et de haut la vie intellectuelle de ses contemporains, d’avoir enfin dominé les esprits de tous les côtés à la fois, pour les éclairer et les amener à la vérité, ce reproche, à nos yeux, est un éloge. L’idéal du pasteur protestant, et en général du ministre d’un culte chrétien au xixe siècle, était pour Vincent plus élevé, plus complexe, plus humain, plus sainement religieux, plus complètement chrétien que pour ses censeurs. Sa conscience, s’il se fût emprisonné dans le cercle étroit qu’on aurait voulu tracer autour de lui, l’aurait justement condamné, comme ne comprenant pas sa tâche et l’amoindrissant. Selon lui, le ministre de Jésus-Christ doit, s’il le peut, marcher en avant de tous ceux qu’il s’est chargé d’instruire et d’édifier. C’est bien ainsi que l’avaient entendu avant lui, au xvie et au xviie siècle, ses plus illustres prédécesseurs. Mais si l’on veut dire seulement que Vincent, si éminent et si actif qu’il fût, n’a pu suffire à tout, n’a pu trouver toujours le secret difficile de se faire tout à tous, nous ne le nierons pas ; ce n’est pas ici un panégyrique, mais un portrait exact, et nous recommanderons seulement à ceux qui ont censuré un tel homme, d’être, avec autant d’abnégation et de fidélité, laborieux et dévoués, selon leur façon d’entendre leurs devoirs, qu’il le fût à sa manière.

Il a laissé après lui, dans ce monde, comme une traînée de lumière ; l’influence de ses vues élevées et de ses fermes principes est demeurée vivante et féconde.

IV

Il nous reste à signaler dans l’œuvre de sa vie un côté essentiel sans lequel on ne se ferait qu’une idée très imparfaite des services qu’il a rendus et de la direction qu’il a imprimée aux esprits. Mais pour nous faire comprendre, il nous faut jeter un rapide coup d’œil sur la situation où s’est trouvée en France, avant et après lui, la science théologique.

Le réveil des hautes études de théologie auquel nous assistons depuis peu, fut pendant toute la carrière de Samuel Vincent l’objet de ses vœux ardents et de ses continuels efforts.

On a oublié, parmi nos compatriotes, que la science théologique, dédaignée depuis, fut jadis une des gloires intellectuelles de la France. Il n’est pas nécessaire, pour le prouver, de remonter à l’époque éloignée où florissaient Guillaume de Champeaux ou Anselme de Cantorbéry, Abeilard ou son antagoniste Bernard de Clairvaux. La théologie brilla d’un nouvel éclat quand Calvin eut écrit ses chefs-d’œuvre de style et de science, où une logique étroite le conduisit à mêler parmi d’immortelles vérités d’énormes erreurs. Un laïque, Duplessis-Mornay, publiait de savants et volumineux traités d’apologétique et de dogme. Cappel créait une science nouvelle, toute française d’origine, la critique sacrée, où marcha sur ses traces un célèbre oratorien, Richard Simon. C’était le temps où la reine Christine appelait en Suède le pasteur Bochart comme le premier orientaliste du monde. Alors Claude répondait un jour au grand Arnauld, le lendemain à Bossuet. Amyraut réformait déjà la sombre dogmatique des premiers réformateurs. L’érudit Blondel démontrait le premier la fausseté d’une légende scandaleuse contre la papauté, acceptée comme vraie par une foule d’auteurs catholiques. Les pasteurs des diverses Églises, et surtout ceux de Charenton, les Daillé, les Drelincourt, les Du Moulin, les Mestrezat, les Aubertin, publiaient de doctes écrits sur toutes les grandes questions religieuses qui alors partageaient les esprits. Louis XIV, après une harangue de leur émule Du Bosc, disait : Je viens d’entendre l’homme de mon royaume qui parle le mieux. La discussion, l’éloquence et le savoir, étaient en faveur. Le protestantisme français avait des académies célèbres à Saumur, à Sedan, et d’autres à Nîmes, à Die, à Orthez, à Montauban, à Orange. L’émulation entre catholiques et protestants était vivement excitée, et jamais, ni en France, ni nulle part, les chaires de l’Église romaine n’ont eu d’aussi grands et dignes orateurs que ceux qui se formèrent alors, un Bossuet, un Fénelon, un Massillon, un Bourdaloue, un Fléchier.

Louis XIV ferma les académies protestantes ; il exila les professeurs ; il donna à la Hollande l’historien Basnage, plus fait, a dit Voltaire, pour être ministre d’un État que d’une paroisse ; le pasteur Jurieu, l’érudit Le Clerc, Bayle enfin, et bien d’autres. Dès lors aussi, la science qui, dans une religion d’autorité comme le catholicisme, ne peut être aiguillonnée que par la contradiction du dehors, s’éteignit et ne se releva plus. Bossuet, que La Bruyère avait proclamé un Père de l’Église, fut le dernier. La médiocrité, la nullité extrême de la théologie catholique, vengea ses contradicteurs réduits au silence. La science ne s’est pas encore relevée, et elle ne fleurira de nouveau, dans les facultés de théologie romaine en France, que du jour où un gouvernement équitable aura placé à côté des plus importantes, et surtout à Paris, une faculté de théologie protestante, librement et fortement organisée.

A dater de la révocation de l’édit de Nantes, les Eglises de la réforme, écrasées sous la persécution, n’eurent plus aucune ressource pour le haut enseignement. Elles furent longtemps sans pasteurs, malgré l’héroïque tentative de quelques proscrits qui osèrent rentrer en France et reprendre leur ministère ; leur hardi dévouement échoua le plus souvent. Malzac, Gardien-Givry, Géraud, finirent leurs jours dans les donjons des îles Sainte-Marguerite, et Brousson, le plus grand de tous par le courage, le savoir et le talent, fut exécuté sur l’esplanade de Montpellier. Ainsi, de l’ignorance naquit le fanatisme, et les inspirés des Cévennes, les prétendus prophètes camisards succédèrent aux pasteurs mis à mort ou bannis.

Ce fut alors qu’Antoine Court restaura le ministère évangélique en France. Avec une activité et une intelligence admirable, il prit l’initiative, forma quelques jeunes gens d’élite, se rattacha, avec eux, par l’étude et la consécration, au corps des pasteurs de Zurich, puis réussit, après de longs efforts, à réunir des fonds suffisants pour créer à Lausanne un séminaire transporté plus tard à Genève, cette Rome protestante que M. Michelet a justement nommée l’École des martyrs. Ce séminaire rendit alors d’éminents services, et forma de grands courages. Rabaut Saint-Etienne en sortait, ayant achevé ses études, quand il apprit pour première nouvelle, en mettant le pied sur le sol français, le supplice d’un collègue, d’un ami de son père, Teissier-Lafage, il ne recula point, et quand plus tard il monta sur l’échafaud de la Terreur, il montra, avec son collègue le girondin La Source, comment savaient mourir les fils des huguenots.

A dire vrai, c’est peut-être ce qu’ils savaient le mieux. Le séminaire de Lausanne, qui créait des martyrs, ne pouvait en même temps former des savants. Les pasteurs du désert n’y recevaient qu’un enseignement sommaire, et plus tard, dans leur vie de proscrits, tout leur manquait pour perfectionner leurs rapides études. Quand, en 1802, le premier consul donna une existence officielle à l’Église persécutée, il trouva dans ses rangs un clergé éprouvé, digne, dévoué, mais fort peu érudit.

Bientôt, en des temps plus calmes, le manque de vie scientifique fut senti ; mais d’abord les esprits les plus distingués furent seuls à en souffrir. Fils d’un des pasteurs de 1802, et petit-fils d’un ministre du désert, Samuel Vincent fut des premiers à signaler cette grave lacune. Dès lors il n’épargna rien pour protester contre l’ignorance satisfaite d’elle-même, ou effrayée de toute libre discussion. Il a laissé un spirituel portrait du pasteur ou du fidèle qui ne sait rien et qui s’inquiète des témérités de la science.

« Ils ont lu nos anciens théologiens ; mais ils ne connaissent point les immenses travaux dont la théologie s’est enrichie depuis ce temps. La critique sacrée est pour eux une science suspecte. Ils lui permettent bien d’exister, mais à condition de ne rien faire, de ne rien établir de nouveau. Ils voient partout des abîmes. Si vous leur parlez des variantes du texte sacré, ils vous regardent avec terreur et ils vous disent : « Monsieur, quelle incertitude vous jetez sur la Bible ! » Ils vous en veulent, comme si c’était vous qui les eussiez mises dans la Bible. Si vous leur parlez de recherches historiques et impartiales sur les divers livres de la Bible, ils vous disent : « Monsieur, vous voulez donc en faire un livre humain ! » En un mot, ils sont effrayés des faits comme des sophismes ; et tout ce que la théologie moderne trouve, il leur semble qu’elle l’invente. Ils ont toujours le rouleau à la main pour effacer les moindres aspérités, détruire les moindres proéminencesd. »

dDu Protestantisme, p. 307.

Espérons que ce portrait ne ressemble plus à personne, et que le mépris de la vérité ou la peur de la science n’a plus d’adeptes, au moins parmi les protestants.

Vincent ne cessa, pendant toute sa vie, de faire la guerre à l’ignorance, de réveiller l’esprit scientifique, de provoquer le mouvement des esprits et la libre recherche. Il disait très bien : « La théologie, dans un grand nombre de ses branches, et des plus essentielles, est une science positive et de faits. Or, les faits ne s’inventent pas ; il faut les apprendre. »

Ailleurs, il montrait combien l’Angleterre à certains égards, la Hollande et bien plus encore l’Allemagne, nous étaient supérieures pour tout ce qui touche à cette science si élevée et si vaste. Française de naissance, la critique sacrée est depuis longtemps devenue tout allemande ; c’est de nos jours seulement que, grâce aux travaux de MM. Michel Nicolas, Reuss, Scherer, Colani et Réville, parmi les protestants, et de M. Renan, chez les catholiques, cette science exilée reparaît enfin dans sa première patrie. Mais Vincent a préparé de loin, et laborieusement, ce nouvel avènement dont enfin nous sommes témoins. Longtemps il ne fut que la voix du prophète qui crie au désert : « Aplanissez les sentiers ! » On l’écoutait peu ; on le comprenait moins encore ; il avait tout à créer, jusqu’à ses lecteurs ; mais il avait la foi ; il ne se décourageait point. Peu à peu, il sut se faire entendre. Le recueil de ses Mélanges de religion, de morale et de critique sacrée demeurera comme le plus ancien monument et le point de départ du réveil scientifique en France au xixe siècle, dans le domaine de la théologie. « J’ai constamment tâché, a-t-il dit lui-même en parlant de cette Revue, d’augmenter la masse des faits, d’étendre les moyens d’instruction, de faire circuler quelques idées génératrices, et surtout de créer le désir et le besoin de pousser plus loin les recherches. J’ignore si j’ai réussi. »

Aujourd’hui, on ne l’ignore plus. Samuel Vincent n’a pas lutté en vain pendant tant d’années. A l’avenir, protestants ou catholiques, ceux qui écriront l’histoire de la théologie moderne en France devront placer en tête de leurs annales, s’ils veulent être équitables, le nom de Samuel Vincent.

Athanase Coquerel Fils

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