S’il ne vous est pas libre, souverains magistrats de l’empire romain, qui dispensez publiquement la justice dans le lieu le plus éminent de cette ville, sous les yeux de la multitude, d’instruire et d’examiner notre cause ; si, pour cette seule affaire, votre autorité craint ou rougit de rechercher publiquement la justice ; si enfin la haine du nom chrétien, trop portée, comme nous l’avons déjà vu, aux délations domestiques, s’oppose à notre défense devant les tribunaux, qu’il soit permis au moins à la vérité de parvenir à vos oreilles par la voie secrète de nos modestes réclamations. Elle ne demande point de grâce, parce que la persécution ne l’étonne pas. Etrangère ici-bas, elle n’ignore pas que parmi des étrangers il se rencontre facilement des ennemis. Elle a une autre origine, une autre demeure, d’autres espérances, d’autres faveurs, une autre dignité. Tout ce qu’elle demande, c’est de ne pas être condamnée sans qu’on l’ait entendue. Qu’avez-vous à redouter pour les lois de cet empire si elle est écoutée ? Leur pouvoir ne sera-t-il pas plus respecté quand elles ne condamneront la vérité qu’après l’avoir entendue ? Que si vous la condamnez sans l’avoir écoutée, outre la haine qui s’attache à une pareille iniquité, vous donnez lieu de croire que vous avez menti à votre conscience, parce que vous ne pourriez plus la condamner si vous l’aviez entendue.
Tel est donc notre premier grief, l’injustice de votre haine pour le nom chrétien. Votre ignorance même, qui semblerait au premier coup d’œil excuser cette injustice, la prouve et l’aggrave. Quoi de plus injuste que de haïr ce que l’on ne connaît pas ? Quand même l’objet serait digne de haine, elle n’est encourue qu’autant qu’elle est reconnue méritée ; et comment la justifier, tant que l’objet demeure inconnu ? C’est par les qualités et non par les impressions que la haine se justifie. Puisque vous haïssez par la raison que vous ne connaissez pas, pourquoi ne vous arriverait-il pas de haïr ce que vous ne devriez pas haïr ? De là double conclusion : vous ne nous connaissez pas tant que vous nous persécutez ; vous nous persécutez injustement tant que vous ne nous connaissez pas.
La preuve que l’on ne nous connaît pas (et cette ignorance dont on se prévaut est une injustice coupable), c’est que quiconque nous haïssait autrefois, faute de savoir qui nous sommes, cesse de nous haïr en apprenant à nous mieux connaître. Voilà ce qui les rend Chrétiens. Avec la lumière arrive la conviction : ils commencent à détester ce qu’ils étaient, à reconnaître ce qu’ils détestaient. Leur nombre est aujourd’hui incalculable. On crie à l’envahissement de la ville : dans les campagnes, dans les îles, dans les châteaux, partout des Chrétiens ! On se plaint douloureusement, comme d’une perte pour l’empire, que le sexe, l’âge, la condition, la dignité courent en foule à leurs autels. Et vous n’en concluez pas que cette doctrine renferme en elle-même quelque bien qui vous échappe ; vous ne voulez pas renoncer à d’injustes soupçons, vous ne voulez pas examiner de plus près ! Dans cette occasion seule la curiosité publique s’est endormie. Cette vérité, que d’autres sont ravis de connaître, on l’ignore par choix, et on prétend la juger ! Oh ! que ces hommes méritent bien mieux la censure d’Anacharsis que ceux qui jugeaient des musiciens sans l’être eux-mêmes ! Ils aiment mieux ne pas savoir, parce que déjà ils haïssent ; tellement ils pressentent que ce qu’ils ignorent ils ne pourraient le haïr s’ils le connaissaient. Cependant, en approfondissant la vérité, vous trouverez que cette haine n’a point de motifs ; en ce cas, sans doute, il faut renoncer à une haine injuste : ou vous en découvrirez de raisonnables ; alors, loin d’éteindre votre haine, elle n’en sera que plus durable par la sanction de la justice.
— Mais enfin, dira-t-on, le Christianisme est-il bon par cela qu’il attire à lui la multitude ? Combien d’hommes se tournent vers le mal ! Que de transfuges de la vertu ! – Qui le conteste ? Mais cependant parmi ceux mêmes que le vice précipite, il n’en est pas un qui ose le donner pour la vertu. La nature a répandu sur toute espèce de mal la crainte ou la honte. Le méchant cherche les ténèbres ; découvert, il tremble ; accusé, il nie ; sous les instruments qui le torturent, il n’avoue ni facilement, ni toujours ; condamné, il s’attriste, il se tourne contre lui-même ; les emportements et les égarements des passions, il les impute à la fatalité, à son étoile, parce qu’il ne veut point accepter comme venant de lui le mal qu’il reconnaît. A-t-on jamais rien vu de semblable parmi les Chrétiens ? Pas un qui rougisse, pas un qui se repente, sinon de n’avoir pas toujours été Chrétien. Dénoncé, il s’en fait gloire ; accusé, il ne se défend pas ; interrogé, il confesse hautement ; condamné, il rend grâces. Etrange espèce de mal qui n’a aucun des caractères du mal, ni crainte, ni honte, ni détours, ni regret, ni repentir ; singulier crime, dont le prétendu coupable se réjouit, dont l’accusation est l’objet de ses vœux, le châtiment son bonheur. Vous ne sauriez appeler démence ce que vous êtes convaincus d’ignorer.