Le nez contre la vitre, Maryse suit, amusée, les allées et venues de la foule surexcitée qui a envahi les trottoirs. Sous ses yeux, deux hommes aux traits tendus s’examinent longuement avec mépris : on dirait deux chats qui vont se battre. L’un d’eux est certainement un voyageur car il tient une petite valise de cuir. L’autre, en habit de travail, le visage noirci par le charbon est bien reconnaissable : c’est un cheminot. Autour d’eux, un attroupement de gens fort divers les regarde, l’air visiblement ennuyé ou irrité.
— Alors, on ne part pas, dit le voyageur en colère.
— Ordre de grève, répond l’autre.
— Ordre de grève, ordre de grève ! Elle m’agace votre grève. Je dois être ce soir à Lyon pour affaire importante et vous pensez bien que ça ne m’amuse pas de rester ici à battre la semelle dans votre gare.
— Cela ne me regarde pas. Les ordres sont les ordres.
— Les ordres ! Quels ordres ?
— Les ordres du syndicat.
— N’est-ce pas pitoyable, ça ! Ce sont les syndicats qui font la loi maintenant. Ah ! nous sommes beaux ! Et le résultat, c’est le désordre partout, dans tout le pays. Nos grands-parents n’avaient pas de syndicat et ils vivaient heureux quand même. Tout marchait bien alors !
— Calmez-vous donc, répond le cheminot exaspéré. On voit que vous l’avez facile, vous. Si on vous laissait mourir de faim avec un traitement de misère, vous revendiqueriez bien. Vous seriez le premier à crier au scandale.
— Si j’étais au gouvernement, je vous flanquerais à la porte tout bonnement, vous et tous les paresseux avec vous.
— Répétez-le, espèce d’égoïste.
— Oui, je le maintiens. Je vous flanquerais dehors.
— Ça va tourner mal, dit une grosse dame à son voisin. Levons-nous de là.
Des exclamations diverses fusent ici et là. On prend parti pour l’un ou pour l’autre suivant qu’on est un voyageur en panne ou un ouvrier lésé.
Les deux hommes, rouges de colère, ébouriffés, agressifs, sont tout près l’un de l’autre.
— lIs vont s’empoigner, pense Maryse en fermant les yeux un instant pour ne pas voir. Ils vont s’empoigner pour de bon, c’est affreux !
Soudain les clameurs s’arrêtent. Un silence impressionnant envahit la gare. L’enfant entr’ouvre les paupières :
— Qu’y at-il ?
Plusieurs casquettes surgissent à droite. C’est la police !
— Allons, allons, pas de manifestations ici ! Circulez, tonne une voix rude. Circulez !
Le groupe se disloque rapidement. Les deux hommes s’éloignent à contre-cœur en se lançant des regards chargés de haine tandis que les haut-parleurs, soudain mis en branle, crachent à tous vents des sons discordants qui remplissent la voûte, couvrant toutes les voix. Les discussions s’arrêtent. Chacun écoute avec inquiétude.
Allo ! Allo !
Maryse tend bien l’oreille, car l’émission est fort médiocre.
« Le train R.S. en partance pour Strasbourg restera en gare de Valence jusqu’à nouvel ordre. MM. les voyageurs sont priés de descendre de voiture et de quitter les quais ».
Allo ! Allo ! Plusieurs fois cette terrible nouvelle retentit aux quatre coins de la gare. Maryse, dans son compartiment, ne sait que penser.
— Alors, il faut attendre ici ! dit-elle tout bas.
Tout autre que Maryse aurait fondu en larmes en criant : « Que vais-je devenir ! Que vais-je devenir maintenant ! » Mais non ! Elle n’est pas inquiète pour un sou. Au contraire. Ce contretemps l’amuse. C’est merveilleux ; elle va pouvoir passer toute seule, oui toute seule, une journée dans Valence qu’elle ne connaît pas. Elle a l’impression de vivre un vrai voyage de roman. L’aventure lui plaît : c’est une fille débrouillarde qui n’a pas peur du loup et qui sait fort bien se tirer des situations difficiles. Et que de choses à raconter au retour !
— En avant !
Maryse grimpe sur la banquette, saisit la poignée de la petite valise, puis s’enfile résolument dans le couloir. Il est vide et les compartiments voisins aussi.
— Tout le monde est déjà descendu !
Tout à coup, prise de panique, elle se met à courir.
— Il ne faudrait pas que le train démarre et que je reste seule là-dedans.
La voilà à la portière, essoufflée et effrayée. Plus de cent yeux braqués sur elle, la dévisagent.
— Tu es seule, petite !
— Où vas-tu ?
— Tu as de la famille, ici ?
— Tu sauras te débrouiller ?
Les questions fusent. Maryse ne prend pas garde à tous ces curieux qui s’intéressent à son sort. Fière d’être un personnage important, elle saute sur le quai.
— Je me débrouillerai, laissez-moi tranquille. lance-t-elle à tous.
Elle se faufile dans la foule surexcitée. Sa valise qui s’accroche à tout instant ralentit sa marche.
— Attention petite !
— Tu n’y vois pas !
— Tu pourrais pas prendre garde !
Peu importe ces reproches. Elle n’a pas le temps de les prendre au sérieux. Si l’on veut réussir dans la vie, il faut avancer sans s’occuper des autres. C’est ce que répète l’oncle Henri, et il a bien rai- son.
Maryse se dirige résolument vers la sortie. La porte est grande ouverte. Il n’y a pas de contrôleurs, on peut passer sans encombres. C’est en vain que notre voyageuse montre son billet, personne n’en veut ! Comme c’est curieux !
Partout, des gens nerveux vont et viennent, crient, gesticulent, maugréent à haute voix.
— On en a assez !
— Qu’on nous rembourse !
— C’est pas sérieux !
— On n’a plus confiance !
— Qu’allons-nous devenir ?
Deux vieilles demoiselles — deux miss anglaises qui s’exclament avec des « Oh ! » et des « Yes ! » — se tiennent debout, ahuries, près de la porte, au milieu d’un monde de valises et de paquets que les porteurs refusent de véhiculer.
— Quelle belle photo ça ferait, rumine Maryse qui leur lance un coup d’œil moqueur.
La voilà dehors. La plage grouille de monde. Même atmosphère, même agitation, mêmes cris.
— A bas la grève !
— C’est ignoble !
— On en a assez !
Ces rumeurs n’arrêtent pas notre grande fille. Elle se dirige vers une rue qui débouche à droite et qui longe la voie ferrée. Le trottoir est encombré de gens qui discutent avec véhémence.
Peu importe la grève, après tout ! Grâce à elle, Maryse pourra visiter la ville à son aise, sans être houspillée par une maman ou une tante toujours pressées de rentrer.