Il était plus de cinq heures du soir quand, le Dimanche suivant, les jeunes amies de Mme Dubois se réunirent au château.
– Mes enfants, dit Mme Dubois d'une voix émue, voici notre dernière conversation. J'ai essayé de vous guider dans le choix d'un époux ; maintenant causons comme si, mariées depuis peu de jours, vous veniez chercher quelques conseils auprès de moi.
D'abord, mes enfants, j'espère que vos noces ont été modestes, qu'on ne vous a pas vu dépenser en repas, en bals, en achats de meubles ou de vêtements inutiles, les trois quarts de vos économies.
Les jeunes filles sourirent.
– Il me souvient, poursuivit Dubois, des noces d'un jeune homme et d'une jeune fille qui avaient de bonnes qualités, qui s'aimaient, mais qui aimaient encore plus la vanité et les plaisirs. Marie, après cinq ans passés chez de riches bourgeois en qualité de cuisinière, possédait trois cents francs environ. Jacques, ouvrier maçon, avait amassé de son côté quelque argent. Leur union résolue, ils ne s'occupèrent plus que des emplettes nécessaires à leur entrée en ménage.
Marie, un peu fière, ne trouvait jamais que son linge fût assez beau, que ses meubles fussent assez soignés, que ses robes et ses bonnets fussent assez nombreux. Ceci manquait dans sa cuisine, cela dans sa chambre, et toujours l'on retournait au marchand.
Jacques, imprévoyant, faible de caractère, laissait faire sa fiancée. Lorsque tout fut acheté, les trois cents francs, la plus grande partie des économies du futur mari avaient disparu. Mais le jour de la cérémonie arrivait, il fallait bien faire admirer ses richesses, on s'attendait à de belles noces ; qu'auraient dit les compagnes de la mariée, les amis de l'époux, tout le village, si après tant d'emplettes qui annonçaient l'opulence, le mariage s'était fait sans bruit ?
Jacques aurait pris son parti d'une telle humiliation ; Marie n'en pouvait supporter On se dit qu'avec un peu de travail, qu'avec beaucoup d'ordre ou rattraperait vite l'argent dépensé ; on fit des invitations on prépara un repas somptueux, on dansa, on mangea ; et dans ces moments si solennels où deux époux devraient se recueillir, prier Dieu de bénir leur union, prendre sous ses yeux des résolutions sérieuses, on se livra à toute la folie des plaisirs les plus bruyants et les plus frivoles. Ces jours d'ivresse passés, les nouveaux mariés se retrouvèrent seuls, en face des dettes qu'il avait fallu contracter pour soutenir jusqu'au bout le rôle de ménage opulent. Donnés d'une telle indigence, l'âme débilitée par la dissipation, mal disposés l'un envers l'autre, ils s'adressèrent des reproches qui furent mal reçus ; les bouderies, les querelles suivirent. Plus tard arrivèrent des enfants ; le travail suffisait à peine à la nourriture de chaque jour, les dettes restaient ; las d'attendre, les créanciers firent un beau matin saisir ce mobilier, ces hardes, causes de tant de misères. Les souffrances de la pauvreté furent accueillies sans résignation, car ce mauvais commencement avait tout gâté, et ni l'affection ni la paix ne rentrèrent dans ce ménage, d'où les avait chassées le désir insensé de briller aux yeux des voisins.
Mes enfants, veillez et priez dès l'entrée de la carrière conjugale.
Les débuts ont une grande importance.
Si, dès le premier jour, plaçant votre union sous la protection du Seigneur, vous étudiez la Bible, vous invoquez le Père céleste avec un époux, tout ira bien. Si, au contraire, vous pensez pouvoir vous passer des secours que l'Éternel vous donne par le moyen de sa révélation ; si vous renvoyez à demain, et à demain encore, pour sonder les Écritures avec votre mari, pour unir vos cœurs dans la prière, tout ira mal. Vos défauts, ceux d'un mari briseront bientôt leur enveloppe, et comme ni l'un ni l'autre vous ne chercherez la sanctification vers Celui qui la donne, vos mauvaises dispositions s'accroîtront ait lieu de s'effacer. Elles amèneront le désordre, l'éloignement, infailliblement le malheur.
– Comment forcer un homme.... comme sont les hommes, à lire, à prier tous les jours avec sa femme ? demanda Justine.
– Oh ! mon enfant, j'espère que vous n'avez pas épousé un homme « comme sont les hommes » c'est-à-dire, si je vous comprends bien, un homme indifférent, léger ou incrédule ! Cependant je veux entrer dans la supposition que vous faites. Votre mari se soucie fort peu des choses du ciel, il ne s'inquiète en aucune façon de l'avenir de son âme ; il nourrit, ces fausses idées : que travailler c'est prier ; que Dieu ne nous menace que pour nous effrayer ; qu'en fin de compte, s'il y a réellement un enfer et un paradis, le premier ne renfermera personne, le second s'ouvrira pour tout le monde. Quoi !, Justine, vous connaissez son état spirituel, vous le savez dangereux et vous vous tairiez ! vous prendriez votre parti devoir un époux se perdre pour toujours ! vous vous accommoderiez d'une vie passée tout entière loin du Seigneur ! vous vous établiriez à votre aise dans le mensonge d'une fausse sécurité.
– Non, Madame, murmura Justine ; j'essaierais... je m'efforcerais mais ...
– Mais sans avoir l'espérance de réussir, n'est-ce pas, Justine ?
La jeune fille se tut.
– Je ne sais en effet si vous réussiriez, ma chère enfant ; mais ce que je sais bien, c'est que votre devoir le plus pressant serait de tout tenter pour amener un époux à la vérité évangélique. Ce que je sais encore, c'est que sans une grande foi en la fidélité de Jésus qui bénit de tels efforts, vous n'auriez ni zèle, ni persévérance, ni charité.
– Oh ! moi ! s'écria Louise enjoignant les mains, si j'étais assez malheureuse pour me trouver unie à un mari sans religion, je ne goûterais aucun bonheur, aucune paix jusqu'à ce que son cœur fût changé. Je ne négligerais rien pour le convertir ; le matin, le soir, je serais près de lui avec ma Bible, je le supplierais de l'ouvrir, je le fatiguerais peut-être, mais je vaincrais !
– Vous le fatigueriez, ma chère Louise, c'est certain, quant à le vaincre c'est moins sûr. Mes enfants, nous rencontrons ici un des plus dangereux écueils du zèle chrétien. Oui, il faut que le désir d'attirer un époux à Christ brûle notre cœur, mais il ne faut pas que ce désir nous incite à tyranniser, à tourmenter notre mari ; il ne faut pas surtout qu'il nous fasse oublier les plus évidentes règles de la soumission conjugale, de la douceur, de la prudence évangéliques.
Un époux ne veut pas prier avec nous, il s'obstine à laisser sa Bible fermée ; eh bien, prions pour lui ! que notre obéissance, que notre affection lui montrent les effets de cette Parole de Dieu qu'il méprise ! De temps à autre, lorsqu'il est heureusement disposé, disons-lui quelques-unes des admirables promesses que contiennent les Saintes-Écritures ; racontons-lui quelques unes des instructives histoires qu'elles renferment ; s'il le permet, lisons-lui un verset ou deux, mais n'imposons pas notre foi. La faire aimer, voilà tout notre droit, tout notre devoir.
– C'est clair ! dit Rose ; on peut suivre sa religion sans étudier la Bible du matin au soir ; on n'a pas besoin de passer des heures à genoux pour vivre en présence de Dieu.
– Non, répliqua Mme Dubois, profondément attristée par l'endurcissement de Rose, non, il n'est pas nécessaire de lire la Bible du matin au soir ou de passer des heures à genoux pour apprendre à connaître Dieu, à le servir. Mais sachez-le, mes enfants, Christ a dit : « Sondez les Écritures » (Jean 5.39) et il ne l'a pas dit pour rien. Il a dit – « Veillez et priez » (Matthieu 26.41) et cet ordre signifie quelque chose. On trouve la pensée du Seigneur dans sa Parole, c'est donc dans sa Parole qu'il la faut chercher. On obtient ses secours par la prière, c'est donc la prière qu'il faut employer pour les demander. Renoncer à se servir des moyens qu'Il nous indique Lui-même, c'est renoncer à recevoir ses grâces.
Quelle responsabilité pèse sur l'épouse, mes chères enfants ! Par son influence elle peut écarter son mari du Seigneur ; par son influence elle peut l'amener à Dieu.
– Oh ! Madame, le peut-elle ? demanda Clémence avec l'accent du doute. Je n'ai, pour ma part, jamais vu de femmes qui agissent en bien ou en mal sur l'esprit d'un mari. Personne ne s'occupe d'elles, on ne les écoute pas, on les gronde toutes les fois qu'on en trouve l'occasion ; et pour moi, je crois que ce qu'elles ont de mieux à faire c'est de cheminer de leur côté en laissant au mari son indépendance, en gardant de la leur tout ce qu'il veut bien leur en accorder.
– Et moi, mon enfant, je pense que c'est votre cœur naturel qui vous donne ce beau conseil. Ces femmes qu'on n'écoute point, elles parlent cependant et leurs paroles, tantôt irritent l'homme, tantôt l'apaisent ; les moins aimées excitent dans son cœur une foule de mouvements dont elles sont responsables. L'avarice de celle-ci jette un mari dans la dissipation ; la mauvaise humeur de celle-là chasse un époux hors de la maison et le pousse au cabaret ; le caractère rusé de la troisième encourage de frauduleuses menées ; les expressions emportées de cette femme colère réveillent les passions violentes de son compagnon ; tandis que l'épouse pieuse, si elle ne convertit pas le cœur de l'homme, au moins ne l'endurcit pas, au moins lui inspire du respect pour l'Évangile.
Il est commode de se dire qu'on ne peut rien sur son mari, mais cela n'est pas vrai.
Mes enfants, pour travailler au bien de l'union, il ne faut pas seulement aimer le Seigneur, il faut encore aimer l'époux qu'il nous a donné.
– Cela n'est pas difficile ! s'écria Justine avec sa promptitude ordinaire.
– Oui, s'il est aimable, mais s'il ne l'est pas ? si aux illusions qu'on se faisait sur son compte succède la vue très-nette de défauts insupportables ? s'il est brusque, s'il est contredisant, s'il est despote, s'il vous cause de vifs chagrins par sa légèreté ?
– Alors, jamais ! s'écria Clémence ; non, reprit-elle, jamais je n'aimerai un homme qui n'aura pour moi ni déférence ni affection, un homme qui ne me rendra pas heureuse !
– Que faites-vous de cet ordre du Seigneur « Aimez vos ennemis ? » (Matthieu 5.44)
– Mais le Seigneur parle ici du prochain ! répliqua Clémence.
– Et un mari n'est pas notre prochain
Les jeunes filles se mirent à rire.
– Ne vous moquez pas de Clémence, reprit Mme Dubois ; elle a dit tout haut ce que pensent tout bas beaucoup de femmes.
L'amour que prescrit la Parole de Dieu n'est pas un amour comme les autres, mes enfants ; c'est un amour désintéressé. Cet amour-là, Dieu vous le donnera si vous le lui demandez ; il se soutiendra en dépit des mauvais procédés d'un mari ; êtes-vous vraiment chrétiennes, plus vous le verrez pécheur, plus vous éprouverez le besoin de prier pour lui ; les sacrifices mêmes que vous imposeront ses défauts ne vous paraîtront pas trop cruels, parce que c'est à Christ que vous les offrirez.
Avec l'amour doit marcher l'obéissance. Justine va peut-être nous dire qu'elle est fort aisée ; eh bien ! non, mes enfants, elle ne l'est point. Obéir à un mari qu'on aime n'est pas toujours si facile qu'on le pense, surtout quand l'amour-propre, quand le caprice, quand l'entêtement se mettent en travers de sa volonté, et ils s'y mettent souvent. Mais obéir à un mari fâcheux, exigeant, obéir à un mari qu'on aime peu, voilà qui est bien mal aisé, et pourtant bien nécessaire.
– Il me semble que dans le mariage, dit Rose, chacun doit obéir à son tour.
– La Bible affirme le contraire, mon enfant. Tenez, voyez vous-même : « Tes désirs se rapporteront à ton mari et il dominera sur toi ; (Genèse 3.16) » et ici : « Femmes, soyez soumises à vos maris comme au Seigneur. (Ephésiens 5.22) »
– Obéir ! reprit à son tour Clémence, d'un ton hautain ; mais si j'ai raison et si mon mari a tort ?
– D'abord, il faut que la chose soit bien prouvée ; qu'elle le soit, non pas au jugement de votre passion du moment, mais qu'elle le soit au jugement de votre conscience. Et puis il faut encore savoir si l'obéissance envers votre mari, quand même il a tort entraîne la désobéissance envers Dieu, ou si elle ne blesse que votre amour-propre ; dans ce dernier cas, ma chère amie, soumettez-vous.
– Et dans le premier ?
– Dans le premier, la résistance est un devoir, mais il y faut une humilité, une mesure, une douceur plus malaisées, croyez-moi, à obtenir de notre cœur que la soumission toute simple.
En ce moment on vint avertir la femme-de-charge que sa maîtresse la demandait ; elle se leva.
Mes enfants, je vous répète une de mes pressantes recommandations : cherchez le Seigneur ; fuyez tout ce qui pourrait vous familiariser avec le vice.
Je vous remets entre les mains du Père céleste ; qu'Il vous protège. Louise, ne vous endormez pas sur l'oreiller de la grâce de Christ. Clémence, méfiez-vous de l'orgueil. Justine, la légèreté, mon enfant, la légèreté ! Et vous, Rose... Ici Mme Dubois prit les deux mains de la seule jeune fille dont les yeux restassent secs : « N'irez-vous pas à Jésus pour avoir la vie éternelle ? »
Rose baissa la tête.
– Adieu, dit après un instant de silence Mm, Dubois, en serrant les quatre jeunes filles dans ses bras ; adieu, je prierai pour vous, mes enfants.... Vous aussi, priez pour moi ; je suis faible, je tombe sou. vent en faute, et bien que j'aie fait avec vous la prêcheuse, j'ai besoin comme vous des secours journaliers du Saint-Esprit. Qu'Il nous les accorde à toutes ; que je vous retrouve de fidèles chrétiennes, peut-être de pieuses épouses et de bonnes mères Et si je ne devais pas vous revoir sur cette terre, oh ! que pas une de vous ne me manque lorsque je me présenterai devant mon Sauveur !
Les jeunes filles en pleurs quittèrent le château. Rose essaya de prononcer quelques mots indifférents ou gais, mais personne ne lui répondit, et chacune emporta silencieusement dans son cœur les sérieuses impressions de cette soirée.