Entre les mystiques des temps passés et nous, il existe, indépendamment du problème de la conscience mystique, une barrière formée par le temps et les circonstances. L’imagination, malgré ses efforts, ne peut complètement l'affranchir. Nous nous proposons dans ce livre d’étudier un mystique qui a l’avantage unique d’être un de nos contemporains. Il est de ceux qui répondent aux besoins de notre époque, car sa communion avec le Divin l’incite à se dévouer au service de l’humanité, à mener une existence active, dépourvue d’égoïsme.
Sadhou Sundar Singh, le « Sadhou », comme on a coutume de l’appeler, mène au XXème siècle une vie qui rappelle, par ses conditions extérieures, celle de saint François d’Assise. Certaines expériences de sa vie intérieure lui sont personnelles, mais il en est d’autres qui font songer à saint Paul ou à la Mère Juliana [1].
Si nous nous permettons d'évoquer ces figures à l'occasion du Sadhou, ce n'est point, pour faire des comparaisons, mais simplement pour identifier un type.
Sundar Singh est-il un grand homme au sens où l'histoire emploie ce terme ? L'histoire seule en décidera. Pour dire d'un homme qu'il est grand, il faut attendre que sa carrière soit finie. Et même alors, ses contemporains ne pourraient en juger. Nous ne voulons point mettre le Sadhou sur le même plan que saint François ou saint Paul, mais nous pouvons dire que le fait de l'avoir connu nous permet de les mieux comprendre.
Le Sadhou n'est pas un métaphysicien ; il n'est pas davantage un homme de science ou un critique. Au point de vue intellectuel, il se rapproche des écrivains du Nouveau Testament plutôt que de ceux des temps modernes ; il en est de même de sa perception toute intuitive de la morale et des questions religieuses. Tous ceux qui ont approché Sundar ont été frappés de sa conception simple et directe des choses spirituelles ; ils ont eu l'impression que son message ne s'adressait pas uniquement à ses compatriotes, mais à l'Occident.
L'auditeur est frappé, non seulement par les idées du Sadhou, mais encore par la manière dont il les exprime. Cette abondance d'images et de paraboles, souvent originales, toujours appropriées, cette spontanéité dénuée de toute recherche, cette bonne humeur qu'il rayonne font éprouver à celui qui l'approche une impression de fraîcheur toute particulière.
L'extérieur agréable du Sadhou renforce encore cette impression. Le turban et la robe safran s'harmonisent avec cette physionomie grave et sereine, toute illuminée d'amour bienveillant.
Sa vivacité d'expression et parfois de geste, loin d'être en opposition avec sa paix intérieure, semble au contraire l'exprimer. La froideur du texte imprimé ne peut rendre l'atmosphère créée par une telle personnalité.
Il est impossible de communiquer à autrui l'impression vivante de la parole du Sadhou. D'autant qu'il ne s'exprime pas dans sa langue maternelle, qu'il possède d'ailleurs avec une rare maîtrise, mais en anglais, dont les subtilités lui restent étrangères. Il est donc obligé de recourir parfois à une phraséologie religieuse conventionnelle, alors que ses idées sont neuves et vivantes. Cela est de peu d'importance lorsqu'on est seul avec lui, mais compte davantage à la tribune.
Lorsque nous n'avons qu'un texte sous les yeux, la forte impression qui se dégage de l'homme et de son message se trouve singulièrement amoindrie. Si le texte imprimé, ne peut rendre pleine justice au Sadhou, il peut cependant être de quelque utilité. Ceux qui n'ont vu Sundar qu'une fois, et qui ont senti toutes les richesses qu'il y avait dans cet homme, richesses qu'ils eussent été heureux de saisir, trouveront dans ce livre le souvenir de son enseignement et de sa présence. Et ceux qui ne le connaissent que de réputation pourront trouver ici, nous voulons l'espérer, une nourriture substantielle. De toute façon, il fallait tenter un effort pour que le séjour du Sadhou en Occident laissât un souvenir plus durable et plus défini que les impressions personnelles d'une minorité privilégiée, ou la curiosité passagère de la foule.
L'esprit du Sadhou est un réservoir inépuisable d'anecdotes, d'exemples, d'épigrammes et de paraboles, mais il ne fait jamais le moindre effort pour éviter les répétitions ; en fait, il semble s'y complaire : « Nous ne refusons pas, dit-il, de donner du pain à ceux qui ont faim, sous prétexte que nous avons nourri d'autres affamés. » Nous avons constamment retrouvé les mêmes éléments dans les documents écrits ou imprimés auxquels nous avons puisé. « Mes lèvres, dit-il, ne sont soumises à aucun droit d'auteur » ; bien des paroles que nous avons recueillies de sa bouche ont été retrouvées dans des livres déjà publiés.
Dans la plupart des cas, les versions diffèrent très peu ; c'est même une constatation curieuse à faire. Mais nous avons cru pouvoir nous arroger le droit de corriger ou de compléter un texte par un autre ; de même, comme l'anglais n'est pas la langue maternelle du Sadhou, nous nous sommes permis quelques corrections d'un caractère purement grammatical.
Lorsque nous avons rassemblé les paroles prononcées sur un même sujet, nous avons compris, pour la première fois, à quel point l'enseignement du Sadhou constituait une théologie complète ; théologie présentée sous forme d'images, s'harmonisant avec la façon de vivre et les expériences mystiques du Sadhou pour former un ensemble, un tout. Si ce livre a quelque mérite, en dehors de la fidélité avec laquelle il rapporte les faits, ce sera dans l'effort tenté pour saisir et manifester cette unité intérieure et cette cohésion. De nombreux réajustements ont été nécessaires. Nous avons dû réunir dans un même chapitre, parfois dans un même paragraphe, des discours prononcés en différentes occasions ou puisés à des sources diverses. Mais toutes les fois que nous écrivons : « ... Nous demandâmes... », ou « ... il nous dit... », le lecteur peut en conclure que l'un des auteurs, tout au moins, était présent. Dans des cas analogues, nous avons supprimé le pronom personnel, considérant qu'il était peu intéressant pour le lecteur.
M. J. Appasamy, qui collabore avec moi à cette étude, est un membre de mon collège. Après avoir obtenu ses grades universitaires aux Indes, il poursuivit ses études pendant quatre ans aux États-Unis. Il se livre actuellement à des recherches sur les rapports qui peuvent exister entre le mysticisme de saint Jean et celui des poètes Bhakti. Lorsque le Sadhou, en février dernier, passa une semaine à Oxford, M. Appasamy demeura en contact permanent avec lui. Après avoir dit au Sadhou tout l'intérêt qu'il y aurait à rassembler ses enseignements, afin de fixer d'une manière durable les résultats de son séjour en Angleterre, M. Appasamy s'en fut avec lui une quinzaine de jours à Londres et à Paris, l'interrogeant, prenant des notes, assistant aux entretiens qu'il eut avec plusieurs personnalités en vue. L'une de ces interviews présenta un intérêt tout particulier pour notre travail. Le baron de Hügel, qui avait lu l'ouvrage de Mrs Parker sur le Sadhou, lui soumit une série de questions, soigneusement préparées, que lui suggérait son incomparable connaissance de la littérature mystique. Il eut l'obligeance d'écrire à notre intention un mémoire sur Certains aspects de la philosophie et de la religion du Sadhou, et de les discuter ensuite avec nous.
J'ai pu m'entretenir personnellement avec le Sadhou et assister à ses conférences publiques à Oxford et à Londres. En mai dernier, avant de s'embarquer pour l'Amérique, il revint me voir à Oxford et logea au Collège, afin de s'occuper de ce livre. Pendant près de deux jours, il répondit à nos questions, exposant ses idées, et nous fournissant d'abondants matériaux. Il joignit un récit de ses expériences mystiques qui n'avaient jamais, à notre connaissance, été divulguées jusqu'alors.
Afin de conserver à ce livre une unité de style et de composition, il fut convenu que j'en assurerais la rédaction. Mais, à chaque étape de notre travail, y compris la correction des épreuves, mon collaborateur et moi avons coopéré dans la plus parfaite harmonie et il serait impossible d'attribuer à l'un plutôt qu'à l'autre l'ensemble de ce livre ; c'est, à tous égards, une collaboration.
Le désir du Sadhou était de voir consacrer à un but religieux tout bénéfice que ce livre pourrait rapporter aux auteurs. je lui demandai d'en désigner un, mais il préféra m'en laisser le choix. Mon collaborateur et moi, d'un commun accord, avons pensé que la « National Missionary Society of India » était tout indiquée.
L'ouvrage le plus important qui ait paru sur le Sadhou s'intitule : Sadhou Sundar Singh, par Mrs Parker, de la mission de Londres, Trivandram, Travancore, édité par la Société de Littérature Chrétienne aux Indes. Avec l'aimable permission de l'auteur, nous avons puisé à cette précieuse source d'information. Mais ce livre a été largement répandu en Angleterre et en Amérique ; d'ailleurs notre but initial n'était pas d'écrire une biographie. Nous avons donc évité, autant que possible, d'empiéter sur ce terrain.
A part les notes que nous avons prises en écoutant parler le Sadbou, tous les documents relatifs à son enseignement proviennent de trois sources : d'abord les rapports sténographiés in extenso des six conférences en Angleterre, que le Conseil National des Y. M. C. A. a obligeamment mis à notre disposition par l'entremise de M. W. Hindle ; ce n'est pas le seul service qu'il nous ait rendu, et nous avons encore d'autres raisons de lui être reconnaissants. Ensuite, une série de discours du Sadhou, publiés par la « National Missionary Society of India » à Madras, en langue tamile, langue maternelle de M. Appasamy. Le Sadhou nous raconta que, pendant une période de repos il les avait dictés en hindoustani à un ami parfaitement capable d'interpréter sa pensée. Enfin, sept conférences, faites à Ceylan, et publiées sous le titre de Seven addresses par la « Candy United Christian Mission ». Nous nous sommes servi également des précieux renseignements qui ont paru dans Bible and the World et dans Foreign Field de juin 1920. Nous avons signalé, au cours de ce livre, les emprunts que nous avons pu faire aux ouvrages de M. A. Zahir, de « St John's Collège, Agra », ami et fidèle admirateur du Sadhou, et à ceux de Mr A. E. Stokes, qui fut parfois son compagnon de travail. Nous voulons exprimer ici nos plus chaleureux remerciements aux éditeurs et rédacteurs qui nous ont si généreusement et libéralement autorisés à puiser dans des livres dont les droits d'auteur étaient réservés.
Notre bonne étoile a voulu que plusieurs de nos amis hindous, actuellement en Angleterre, se soient trouvés en contact intime et personnel avec le Sadhou, à différentes époques de sa vie, et cela dès les bancs de l'école. Ils nous ont fourni, ainsi que divers amis anglais, l'aide la plus efficace par leurs réponses, leurs suggestions, la lecture qu'ils ont faite du manuscrit et des épreuves. Comme il nous est impossible de les mentionner tous, il serait injuste d'en nommer quelques-uns. Nous devons enfin des remerciements à Mrs White, de Sherborne, qui a assumé la lourde tâche de corriger les épreuves, et a M. R. D. Richardson, de Hartford Collège, Oxford, qui a composé la table des matières.
Nous savons, par les lettres du Sadhou, qu'il désirait absolument que ce livre traduisît fidèlement son message. Le voici terminé ; mais nous sentons combien ce volume est impuissant à donner une idée juste, d'une telle personnalité.
Ceux qui ont entendu Sundar Singh s'oublient eux-mêmes, ils oublient même l'homme qu'ils ont vu, mais leur pensée ne se détache plus du Christ.
B. H. S.
Queen's Collège, Oxford.
1er Février 1921.
[1] Célèbre mystique anglaise du XIVème Siècle, auteur des Révélations de l'Amour Divin.