11 Ne vous occupez plus dès lors de ces repaires impies, de ces profondes cavernes habitées par le mensonge, ni de la chaudière de Thesprostis, ni du trépied de Cirra, ni de l’airain retentissant de Dodône. Laissez dans ses déserts de sable ce fameux chêne autrefois si vénéré, son oracle consulté de toutes parts et aujourd’hui dans l’oubli, avec l’arbre imposteur et tous ces contes d’une vieillesse en délire. Elle ne parle plus maintenant votre fontaine de Castalie, elle se tait aussi celle de Colofon ; toutes ces ondes prophétiques sont muettes, elles ont été, mais trop tard, publiquement dépouillées de leur faste orgueilleux ; elles se sont écoulées, et avec elles toutes leurs fables.
Vantez-nous encore, je vous le permets, vos autres oracles divins, ou plutôt délirants, tels que ceux de Pithon, de Didyme, d’Amphiaraüs, d’Apollon, d’Amphiloque ; faites, si vous voulez, des êtres sacrés de tous ces imposteurs qui expliquent les prodiges, qui consultent le vol des oiseaux, qui interprètent les songes ; amenez-moi devant votre Apollon ceux qui devinent les événements à l’inspection de l’orge et de la farine, vos ventriloques encore aujourd’hui si révérés ; mais non, que les sanctuaires de l’Égypte, que les magiciens de l’Étrurie, qui évoquent les mânes, restent à jamais ensevelis dans leurs ténèbres. Quelle folie, quelle duperie chez vous autres infidèles ! On fait servir à ce commerce d’imposture et de mensonge jusqu’aux chèvres, jusqu’aux corbeaux. On dresse les unes à deviner, les autres à répondre.
12 Et que sera-ce, si je mets aussi vos mystères au grand jour ? Je ne les profanerai pas, je l’espère, comme on en fit autrefois le reproche au jeune Alcibiade. Je veux par le Verbe de la vérité, dévoiler tout ce qui s’y cache d’imposture. Ceux qu’on appelle vos dieux et que vous honorez par ces mystères, je vais les mettre en scène, et les livrer aux regards du spectateur qui verra la vérité.
Voici d’abord des furieux qui, dans un pieux délire, au milieu des orgies de Bacchus, célèbrent un Dionysus Ménole, et dévorent en son honneur les chairs crues des victimes qu’ils viennent d’immoler et dont ils se partagent les lambeaux ; couronnés de serpents, ils hurlent d’une manière horrible le nom d’Ève. Serait-ce cette Ève par qui le mensonge est entré dans le monde ? Comme l’emblème des orgies bachiques est un serpent mystérieusement consacré, si vous faites bien attention au sens du terme hébreu, vous verrez que le mot Ève fortement accentué signifie serpent femelle.
Cérés et Proserpine sont représentées dans une espèce de drame religieux. La ville d’Éleusis éclaire, la nuit durant, par des flambeaux leurs courses vagabondes, leur enlèvement, leur désespoir.
13 Je crois nécessaire de donner ici l’étymologie des mots orgies et mystères : orgie vient d’orgé, mot grec qui signifie colère et rappelle la fureur de Cérès contre Jupiter ; mystère vient d’un autre mot grec qui veut dire exécration et rappelle la haine vouée à Bacchus : si vous aimez mieux qu’il dérive du nom d’un Athénien appelé Myon et tué à la chasse, selon le témoignage d’Apollodore, je ne vous envie plus des mystères dont l’origine et la gloire viennent d’un tombeau ; libre à vous de faire venir le mot mystère de mutéria, qui signifie récit de chasse ; il suffit de changer deux lettres. Aussi bien, ces récits et d’autres semblables sont des filets où viennent se prendre comme à la chasse ceux qui se distinguent, en Thrace par leur férocité, en Phrygie par leur démence, en Grèce par leur superstition. Qu’il périsse à jamais l’auteur de ce délire si funeste au genre humain ; n’importe que ce soit ou Dardanus qui enseigna les mystères de la mère des dieux, ou Ection qui introduisit en Thrace les orgies avec leurs rites mystérieux, ou Midas de Phrygie qui répandit dans tous ses états les fables mensongères qu’il tenait d’un certain Odryse. Il ne me séduira pas ce Cyniras de Chypre, qui voulant à toute force faire une déesse de la plus fameuse courtisane de la contrée, n’eut pas honte de tirer des ténèbres et de produire au grand jour les voluptueuses orgies de Vénus.
Quelques auteurs prétendent que c’est un certain Mélampe, fils d’Amythaon, qui apporta de l’Égypte dans la Grèce, le culte de Cérés, dont le deuil est célébré par des hymnes et des élégies.
Je regarde avec raison comme les fléaux du monde les inventeurs de toutes ces fables impies, de toutes ces funestes superstitions ; ils ont jeté, par là, dans la vie humaine les germes du crime et de la mort.
14 Mais le temps est venu de démasquer le mensonge et l’imposture. Si vous étiez du nombre des initiés, vous ririez, vous vous moqueriez plus que personne de tant d’absurdités si vénérées par le vulgaire. Oui, je mettrai au grand jour, sous les yeux de tous, ces mystères d’iniquité qui se cachent et s’enveloppent de ténèbres. Peut-on rougir de révéler ce que vous ne rougissez pas d’adorer ? Cette enfant de l’écume de la mer, née près de Chypre et les délices de Cyniras, je veux dire votre Vénus, surnommée Philomédée, parce qu’elle est née du membre viril qui fut arraché à Uranus et qui demeura tellement lascif, tout séparé qu’il était du corps de ce dieu, qu’il fit violence à l’onde de la mer ; ne redevient-elle pas dans la célébration de ses mystères la digne production du membre, organe de la volupté ? Aussi présente-t-on à ceux que l’on initie dans l’art de se prostituer un peu de sel et un phallus comme symbole des voluptés de la mer et de sa noble progéniture ; les initiés de leur côté, donnent à Vénus une pièce de monnaie, comme on donne à une prostituée le prix du crime.
15 Et les mystères de Cérès que présentent-ils autre chose que l’incestueux commerce de Jupiter avec Cérès, dirai-je maintenant sa mère ou de sa femme ? De là, dit-on, lui est venu le surnom de Brimo, qui veut dire furieuse. Que voyez-vous encore dans ces mystères ? un Jupiter qui supplie, du fiel qu’on avale, un cœur qu’on arrache et des turpitudes qu’on ne peut exprimer.
Les Phrygiens célèbrent de semblables mystères en l’honneur d’Atys, de Cybèle et des Corybantes. On raconte que Jupiter arracha les testicules d’un bélier et les jeta dans le sein de Cérès, lui laissant croire qu’il s’était mutilé volontairement, pour expier sur lui-même l’outrage et la violence dont il s’était rendu coupable à son égard. Les glorieux symboles de cette initiation qu’on étale si volontiers, nous feraient rire, malgré notre envie de pleurer, à la vue de vos mystères dévoilés. « J’ai mangé du tambour, répète-t-on, j’ai bu de la cymbale, j’ai porté la coupe, je suis entré secrètement dans le lit nuptial. » Les nobles symboles ! les augustes mystères !
16 Et le reste, vous le dirai-je ? Cérès conçoit de Jupiter et met au monde une fille qu’on appela Coré ou Proserpine ; et voilà que ce Jupiter, après avoir corrompu la mère, corrompt la fille ; c’est ainsi qu’il répare son premier crime. Il est tout à la fois le père et le corrupteur de Coré ; pour arriver à ses fins il s’était caché sous la forme d’un serpent, de manière cependant qu’on pût encore le reconnaître. Quel est, en effet, le symbole offert aux initiés dans les mystères bachiques ? Un Dieu qui se glisse furtivement dans leur sein, et ce Dieu, c’est un reptile qu’on retire du sein des adeptes. Preuve incontestable de la lubricité de Jupiter ; Proserpine accouche et met au monde un taureau, comme le chante un poète, fervent adorateur des idoles : « Le taureau est père du dragon et le dragon père du taureau : le pâtre cache son aiguillon dans la montagne. » Que veut-il faire entendre par cet aiguillon ? N’est-ce pas l’élégante férule que les prêtres du dieu entourent de feuillage ?
17 Vous rappellerai-je Proserpine cueillant des fleurs, sa corbeille, son enlèvement par Pluton, sa disparition dans un trou, les truies du pauvre Eubulus englouties sous la terre avec les deux déesses. Voilà pourquoi, dans les Thesmophores, on chasse des porcs à la manière des Mégariens. Les femmes, dans toutes les villes, célèbrent cette fable par différentes fêtes connues sous les noms de Thesmophores, de Scirrophores. Elles chantent l’enlèvement de Proserpine sur des tons divers et d’une manière tragique.
Les mystères de Bacchus sont atroces ; on raconte que les Curètes dansant armés autour du jeune Bacchus, des Titans qui s’étaient glissés dans l’assemblée, attirèrent l’enfant par l’appât de quelques petits présents, le saisirent et le mirent en pièces, comme nous l’apprenons du poète Orphée. Ils lui donnèrent, nous dit-il, un sabot, un disque, d’autres objets d’amusement qui exercent le corps, des pommes d’or, cueillies dans le jardin des Hespérides.
18 Mettre sous les yeux les futiles symboles de ces mystères, n’est-ce pas les frapper du ridicule qu’ils méritent ! Eh bien ! boules, disque, sabot, pommes, miroir, toison, voilà ce que j’ai à vous offrir. Minerve qui détacha furtivement le cœur de Bacchus et l’entera, fut surnommée Pallas du mot grec Pallein, qui veut dire, remuer, agiter, parce que le cœur vibre et palpite. Les Titans, qui avaient mis en pièces le jeune dieu, jetteront ses membres dans une chaudière placée sur un trépied, les firent bouillir, les passèrent à une broche, et les soumirent à l’action de Vulcain. Jupiter survint tout à coup, car en sa qualité de dieu, il avait senti cette fumée de chairs rôties que vos dieux hument avec bonheur et dont ils s’honorent, ainsi qu’ils l’avouent eux-mêmes.
Dans sa colère, Jupiter foudroya les Titans, et chargea Apollon d’ensevelir son père. Apollon obéit sur le champ. Il transporta les membres déchirés sur le mont Parnasse, où il leur donna la sépulture.
19 Voulez-vous vous arrêter un moment aux orgies des Corybantes ?
Ils tuèrent leur troisième frère, enveloppèrent sa tête d’un lambeau de pourpre et le portèrent ainsi couronné, sur un bouclier d’airain, au pied du mont Olympe où ils l’ensevelirent.
Voilà donc vos mystères, des meurtres, des funérailles ! Les prêtres, appelés Anactolètes ou rois des sacrifices, par les hommes intéressés à leur donner ce nom, ajoutent des prodiges qui augmentent encore l’effroi. Ils défendent, par exemple, de servir sur la table du persil avec sa racine entière, parce que cette plante est sortie, disent-ils, du Corybante assassiné. Même superstition de la part des femmes qui célèbrent les Thesmophores ; elles évitent avec un soin extrême de manger les pépins d’une grenade, elles croient que la grenade est née du sang de Bacchus. On appelle aussi les Corybantes, Cobires, du nom de ce frère qu’ils ont égorgé. Les deux fratricides fuyant leur patrie, emportèrent avec eux la boite qui renfermait les membres virils de Bacchus et s’établirent en Étrurie, colporteurs de cette précieuse marchandise ; là, ils donnèrent de hautes leçons de vertu en exposant à la vénération publique la boite et ce quelle contenait.
Quelques-uns croient, et leur opinion n’est pas dénuée de fondement, que Bacchus fut appelle Atys pour avoir été ainsi mutilé.
20 Faut-il s’étonner que les Étrusques, ces peuples barbares, se soient fait initier à ces honteux mystères, quand nous voyons Athènes et toute la Grèce, je rougis de le dire, adopter l’indigne et dégoutante fable de Cérès. Elle avait longtemps erré, cherchant sa fille Proserpine ; excédée de fatigue, abattue par la douleur, elle se reposa sur le bords d’un puits près d’Éleusis, bourg de l’Attique. Tout ce que fit Cérès dans sa douleur est interdit aux initiés, on ne veut pas qu’ils se lamentent avec elle pendant les sacrifices. Éleusis était alors habitée par des indigènes dont voici les noms : Baubon, Dysaules, Triptolème, Eumolpus et Eubuleus. Triptolème était pâtre ; Eumolpus, berger ; Eubuleus, gardeur de pourceaux. D’Eumolpus sont descendus les Eumolpides et cette noble race d’interprètes sacrés qui florissaient à Athènes. Baubon (puisque j’ai commencé il faut continuer), Baubon reçut chez elle Cérès et lui présenta à boire un breuvage qu’elle venait de préparer. Cérès dans sa douleur refusa le breuvage et la coupe ; Baubon ne peut supporter ce refus, elle se croit méprisée, et, soulevant sa robe, elle se découvre avec impudeur aux yeux de la déesse : celle-ci s’épanouit à cette vue, et, dans sa joie, elle prend la coupe et la vide.
21 Voilà les mystères secrets de nos illustres Athéniens. C’est Orphée lui-même qui les décrit. Je citerai ses paroles afin que les initiés connaissent l’infâmie de ces mystères par l’initiateur lui-même !
« Elle dit, puis écartant sa robe, elle découvre à Cérès ce qui ne se montre jamais ; le jeune Inachus était là, Cérès mise en belle humeur, le jette entre les bras de Baubon ; lui souriant alors et oubliant ses chagrins elle accepte la coupe et boit le breuvage préparé. »
Voici l’espèce de mot d’ordre des mystères d’Éleusis : j’ai jeûné, j’ai bu le breuvage, j’ai pris du panier, j’ai remis la coupe dans la corbeille et de la corbeille dans le panier.
22 Magnifique spectacle, digne d’une déesse ; digne assurément de la nuit et du feu, bien digne de la race des Érecthides, si magnanime ou plutôt si vaniteuse, et je puis ajouter digne des autres Grecs qui trouveront après le trépas un sort auquel ils sont loin de s’attendre ; du reste, Héraclite d’Éphèse annonce à ces coureurs de nuit, à ces magiciens, à ces bacchantes, à ces fanatiques, tout ce qui leur doit arriver ; et ce qu’il leur annonce, c’est le feu pour supplice.
Les initiations à ces mystères sont des impiétés ; rien de plus ridicule que les lois et l’opinion qui les consacrent ; ces mystères du serpent ne sont qu’une erreur superstitieuse qui se déguise sous un vain masque de religion et couvre des rites affreux d’un extérieur de piété trompeur et adultère.
Que recèlent ces corbeilles mystérieuses ? il est temps de dévoiler leurs sublimes secrets ; vous y trouvez du sésame, des pyramides, des pelotes de laine, des gâteaux portant l’empreinte de plusieurs sortes de boucliers, des grumeaux de sel ; ce n’est pas tout : vous y voyez encore le serpent, symbole de Bacchus bassarien, des grenades, de la moëlle d’arbre, des férules avec du lierre, de la farine, enfin, des pavots. Voilà ce que vous appelez de saints mystères. Ceux de Thémis ne sont pas moins vénérables dans leurs symboles : c’est de l’origan, c’est une lampe, c’est une épée, c’est un peigne, emblème honnête et mystérieux de ce qu’on ne saurait nommer. Ô honte, ô impudeur, qui ne sait pas rougir ! Autrefois la nuit prêtait ses voiles à la volupté ; c’est elle maintenant qui révèle aux initiés les secrets de la débauche, le feu de mille flambeaux accuse toutes ces infâmies : éteins ces feux que tu portes à la main, misérable sycophante ! respecte ces flambeaux, cette lumière que tu portes à la main ; elle trahit ton Inachus, souffre qu’une nuit épaisse couvre sa turpitude, honore les orgies du voile des ténèbres ; le feu ne sait pas feindre : il accuse, il punit, il exécute l’ordre qu’il a reçu.
23 Voilà les mystères des athées. C’est à bon droit que j’appelle de ce nom des hommes qui vivent dans l’ignorance du vrai Dieu, et vont porter leurs adorations, le dirai-je ? à un enfant mis en lambeau, à une femme qui se lamente, aux parties du corps pour lesquelles la pudeur n’a pas de nom. Ils sont coupables d’une double impiété ; d’abord ils ne connaissent pas Dieu, puis qu’ils ignorent quel est le véritable, et par une suite de cette erreur, ils supposent l’existence à ce qui ne l’a pas. Ils se font des dieux de je ne sais quels êtres chimériques, qui ne sont qu’un vain nom ; aussi l’apôtre nous disait pour humilier notre orgueil : « Vous étiez étrangers à l’alliance divine, sans espérance, sans dieu dans ce monde. »
24 Gloire et honneur au roi des Scythes ; il s’appelait, je crois, Anacharsis, mais n’importe le nom ; ce roi perça de ses flèches un de ses sujets qui, pour introduire dans la Scythie les mystères de la bonne déesse en honneur à Cizique, battait du tambour, et faisait retentir la sonnette pendue à son cou, imitant le prêtre qui fait la quête du mois. Corrompu par les arts de la Grèce, il voulait communiquer à ses compatriotes les mœurs efféminées qui l’avaient amolli.
Il faut que je dise ici toute ma pensée ; je ne puis voir sans étonnement qu’on nous donne pour des athées certains philosophes, tels qu’Évemère d’Agrigente, Nicanor de Chypre, Mélius d’Hippone, Diagoras, Théodore de Cyrène, plus rapproché de notre époque, et beaucoup d’autres d’une vie sage et réglée, dont l’œil pénétrant démêlait mieux que le reste des hommes tout le faux de l’idolâtrie ; s’ils n’ont point découvert la vérité, du moins ils ont signalé l’erreur. Germe précieux, ou plutôt aurore naissante de la grande lumière qui devait se lever sur ces intelligences ! Un de ces philosophes disait aux Égyptiens : « Si de votre Apis vous faites un dieu, ne le pleurez pas ; si vous le pleurez, n’en faites pas un dieu. » Un autre, qui faisait cuire quelque légume à son foyer, prit un Hercule de bois et lui dit : « Allons, Hercule, un peu de complaisance, soutiens pour moi un treizième combat, tu en as bien soutenu douze pour Eurysthée ; sers à préparer le dîner de Diagoras, » et aussitôt il le jette au feu comme un bois inutile.
25 Les deux extrêmes de l’ignorance sont l’impiété et la superstition, c’est à les éviter que doivent tendre nos efforts ; aussi Moïse, cet interprète sacré de la vérité, veut qu’on tienne à distance de l’assemblée du peuple de Dieu, l’eunuque de naissance, l’homme mutilé et le fils de la courtisane ; par les deux premiers il entend l’athée, l’homme sans Dieu et dès lors sans principe de vie ; par le dernier, il désigne l’idolâtre qui se crée une multitude de dieux à la place du seul vrai Dieu, à peu près comme le bâtard adopte plusieurs pères faute de connaître son véritable père. Il existait autrefois entre le ciel et l’homme une société toute naturelle qui fut longtemps comme violée et interrompue par l’ignorance, mais qui tout à coup s’est dégagée des ténèbres et a brillé d’un nouvel éclat. Cette alliance du ciel et de la terre est ainsi exprimée par un poète : « Le voyez-vous ce ciel immense, qui de ses bras humides embrasse la terre ? » Parlant du Dieu du ciel, il s’écrie : « Ô vous qui avez la terre pour char, et votre trône au-dessus de la terre, qui que vous soyez, l’homme ne peut vous voir. » Mais pourquoi d’autres maximes aussi fausses que pernicieuses sont-elles venues détourner d’une vie céleste l’homme, enfant des cieux, en égarant, vers des objets terrestres, son cœur et sa pensée ?
26 Les uns, ne prenant conseil que de leurs yeux, et trompés par l’aspect du ciel et le mouvement des astres, les déifièrent dans les premiers transports de leur admiration. Croyant qu’ils marchaient, ils les appelèrent des dieux ; de là les honneurs divins que l’Inde rendit au soleil, et la Phrygie à la lune. D’autres, plus charmés des productions de la terre qui nous servent de nourriture, ont adoré le blé, sous le nom de Cérès, la vigne, sous le nom de Bacchus ; l’une eut des autels dans Athènes, l’autre dans Thèbes. Ceux-là, frappés des maux qui marchent à la suite du crime, ont déifié le malheur et le châtiment. Les poètes tragiques imaginèrent des Furies, des Euménides, des Mânes, des Dieux infernaux et vengeurs du crime. Plusieurs philosophes ont imité les poètes, en faisant des divinités de certaines affections de l’âme, telles que l’amour, la crainte, la joie, l’espérance ; comme Épiménide l’ancien, qui dressa dans Athènes des autels à l’outrage et à l’impudeur. L’imagination, selon les circonstances, a personnifié d’autres êtres moraux et en a fait des dieux, comme les Furies, Clotho, Lachesis, Antropos, Auxo, Thallo, ces divinités d’Athènes. Une sixième cause introduisit de nouveaux dieux ; on en compte douze qui lui doivent leur origine, sans comprendre les divinités qui appartiennent à la théogonie d’Hésiode, et celles qui composent la théologie d’Homère. Reste une septième et dernière source, je veux parler de la reconnaissance pour des bienfaits signalés, rendus à l’humanité. Les hommes, dans leur ignorance du Dieu dispensateur de tous biens, admirent des dioscorides sauveurs, un Hercule, fléau des monstres, un Esculape, médecin.
27 Voilà par quelles voies glissantes et périlleuses l’homme, s’écartant de la vérité, tomba du ciel dans un abîme.
Je veux maintenant vous placer en face de vos dieux pour que vous les connaissiez à fond et que sortant des voies de l’erreur vous repreniez le chemin du ciel : « Nous aussi nous étions des enfants de colère, dit l’apôtre ; mais Dieu riche en miséricordes, dans l’excès de son amour pour nous, nous a vivifiés par le Christ lorsque nous étions morts par le péché. » Car le Verbe vivant et enseveli avec le Christ, est aujourd’hui élevé en gloire avec Dieu. Ceux qui restent incrédules sont appelés enfants de colère, parce que la colère du ciel est leur partage, dès lors qu’ils repoussent le bienfait de la grâce ; nous ne sommes plus enfants de colère parce que brisant les liens de l’erreur nous nous sommes jetés avec transport entre les bras de la vérité, autrefois enfants d’iniquité, aujourd’hui vrais fils de Dieu, grâce à la clémence du Verbe. « Prenez donc pour vous seuls les paroles du poète d’Agrigente, lorsqu’il s’écrie : « Infortunés que tourmente sans cesse l’aiguillon des remords, où trouverez-vous un baume salutaire à d’amères douleurs ? »
Presque tout ce qu’on rapporte de vos dieux est fiction et mensonge, ce qui passe pour vrai appartient à des hommes dégradés qui vécurent dans le crime.
« Néants superbes, en quittant le chemin de la vérité vous n’avez plus de route certaine, vous fuyez à travers des ronces et des épines. Pourquoi donc errer à l’aventure ? renoncez à toute étude vaine, laissez la nuit, saisissez la lumière. »
Voilà ce que vous dit la Sibylle poète et prêtresse tout à la fois. Voilà ce que vous répète la vérité elle-même qui vient aujourd’hui faire tomber ces masques horribles et effrayants, sous lesquels se cachent vos dieux sans nombre, et qui réfute tant d’erreurs que des ressemblances de noms avaient introduites.
28 Vous avez des auteurs qui parlent de trois Jupiters, l’un né de l’air, en Arcadie ; les deux autres de Saturne : l’un de ceux-ci naquit en Arcadie comme le premier, l’autre en Crète. Quelques-uns comptent jusqu’à cinq Minerves ; la première était d’Athènes et fille de Vulcain ; la deuxième, d’Égypte et fille de Nilus ; la troisième, fille de Saturne, passe pour avoir inventé l’art de la guerre ; la quatrième naquit de Jupiter, les Messéniens la nomment Coryphasie, du nom de sa mère ; la dernière reçut le jour de Pallas et de Titanis, fille de l’Océan : celle-ci, monstre d’impiété, égorgea son père et se fit de sa peau, comme d’une toison, une horrible parure. Aristote reconnaît un premier Apollon, fils de Vulcain et de Minerve, ainsi Minerve n’est plus vierge ; un deuxième, né en Crète et fils de Corybas ; un troisième, fils de Jupiter ; un quatrième, Arcadien et fils de Silène, les Arcadiens l’appellent Nomius ; il parle après ceux-ci d’un Apollon libyen, fils d’Ammon. Le grammairien Didyme en ajoute un sixième, fils de Magnès ; et combien d’autres Apollons ne compterons-nous pas aujourd’hui ! Elle est innombrable la multitude de ces mortels bienfaiteurs de leurs semblables et appelés du même nom que ceux qui précèdent.
29 Faut-il énumérer tous les Esculapes, tous les Mercures, tous les Vulcains dont parlent vos fables ? Ce serait me rendre fastidieux et fatiguer vainement vos oreilles d’une foule de noms. Suivez de près vos dieux : patrie, profession, vie, tombeau, tout vous convaincra que c’étaient des hommes. Ce Mars, si célèbre chez vos poètes, ce dieu sanguinaire, destructeur des villes, fléau de l’humanité, transfuge de tous les partis, ennemi juré de la paix, était de Sparte, selon le témoignage d’Épicharme ; Sophocle veut qu’il soit né en Thrace, d’autres en Arcadie ; si on en croit Homère, il fut enchaîné pendant treize mois. « Mars, dit-il, essuya cet affront. Œtus et le brave Éphiastes, fils d’Aloës, le lièrent avec une forte chaîne : il resta treize mois garroté dans une prison d’airain. »
Honneur aux habitants de la Carie qui lui sacrifient des chiens ! Pour vous, Scythes, continuez d’immoler des ânes à ce dieu. Apollodore et Callimaque nous apprennent que Phœbus voit à son lever les contrées hyperboréennes offrir des ânes au dieu Mars. Phœbus, disent-ils ailleurs, se réjouit de ces gras et succulents sacrifiais. Vulcain, que Jupiter précipita de l’Olympe, tomba du séjour de la lumière dans l’île de Lemnos, où il se fit forgeron ne pouvant plus marcher ; ses jambes brisées fléchissaient sous lui, dit un poète.
30 Vous n’avez pas seulement un forgeron parmi vos dieux, vous avez aussi un médecin, mais un médecin qui aime l’argent. Il s’appelle Esculape ; j’emprunte ici les paroles du poète de la Béotie, je veux dire Pindare. Ce dieu se laissa séduire par l’éclat de l’or qu’on fit briller à ses yeux et qui lui fut promis s’il voulait rappeler un mort à la vie ; mais à l’instant même le fils de Saturne foudroya le dieu avare et le mort ressuscité : la foudre embrasée les étouffa tous deux. Écoutez les plaintes d’un personnage d’Euripide : « Oui, Jupiter a fait mourir son fils Esculape, il l’a écrasé de son tonnerre ; le corps sillonné de la foudre est enterré dans les plaines de Cynosyris. » On lit dans Psilochore que Neptune est révéré à Ténédos, comme médecin, que Saturne fut transporté en Sicile, où il reçut les honneurs de la sépulture. Patrocle de Thurium et Sophocle le jeune, racontent dans trois tragédies l’histoire des Dioscorides. C’étaient des hommes mortels comme nous, s’il faut en croire Homère ; la terre de Lacédémone, nous dit-il, les enferme dans son sein ; cette patrie leur fut toujours chère. Selon l’auteur d’un poème sur l’île de Chypre, Castor était mortel, le destin l’avait dévoué à la mort comme le reste des hommes ; mais Pollux en qualité de fils de Mars reçut le privilège de l’immortalité. Je ne vois ici qu’une fiction poétique ; ce que dit Homère des dieux fils de Léda me paraît plus digne de foi. Ce même poète fait d’Hercule une simple idole : « Hercule, dit-il, ce héros fameux par tant d’exploits. » D’après ces paroles, nul doute qu’aux yeux d’Homère, Hercule ne fût qu’un homme. Le philosophe Jérôme qui a tracé son portrait, remarque qu’il était d’une petite taille et d’une grande force, et qu’il avait les cheveux crépus. Selon Dicœarque, il était svelte, nerveux, noir ; il avait le nez aquilin, les yeux bleus, les cheveux épais ; il vécut cinquante-deux ans et finit sa vie par les honneurs du bûcher sur le mont Æta où se firent ses funérailles.
31 Voulez-vous savoir ce qu’étaient les Muses, ces filles de Jupiter et de Mnémosyne, selon Alexandre, révérées comme déesses par les poètes et les autres écrivains, invoquées par toutes les villes qui leur élevèrent des temples ? C’étaient des esclaves qui furent achetées par Mégaclo, fille de Macar, roi des Lesbiens, toujours en querelle avec sa femme. Mégaclo était malheureuse du sort cruel de sa mère ; que ne devait-elle pas souffrir en effet ? Il lui vint à la pensée d’acheter ces esclaves au nombre de neuf. Elle les appela Muses d’un mot grec emprunté au dialecte éolien, et leur apprit à chanter les exploits des anciens héros et à s’accompagner de la guitare ; la douceur de leur voix et la mélodie de leurs accords charmaient Macar et calmaient sa colère. Mégaclo reconnaissante pour sa mère qui n’avait plus à souffrir de son mari, leur éleva des statues de bronze et leur fit rendre des honneurs divins dans tous les temples. Voilà ce qu’étaient les Muses. C’est Myrsille de Lesbos qui nous apprend leur histoire.
32 Connaissez maintenant les amours de vos dieux, leur incroyable intempérance selon la fable ; sachez leurs blessures, leurs chaînes, leurs joies, leurs combats, que dirai-je encore ? servitude, festins, embrassements, larmes, passions, grossières voluptés ; sachez tout. Appelez ici Neptune et tout le chœur des Néréides qu’il a déshonorées, Amphitrite, Amymône, Alopé, Mélanippe, Alcyon, Hyppothoé, Chione et tant d’autres dont la multitude innombrable ne suffisait pas à sa lubricité. Appelez Apollon, je veux parler de Phœbus, ce chantre si pur, ce conseiller si sage ; mais ce n’est pas ce que vous diront Stérope, Aréthuse, Arsinoé, Zeuxippe, Prothoé, Marpisse, Hypsipyle, car Daphné seule put échapper au devin et à l’outrage. Qu’il vienne après tous les autres ce grand Jupiter, que votre suffrage honore du titre de père des dieux et des hommes ; il était si voluptueux qu’il se jetait sur toutes les femmes et assouvissait sur toutes sa lubricité ; il n’était rien moins pour elles que le bouc à regard des chèvres du pays des Thmuites.
33 Divin Homère, vos poèmes me transportent. Selon vous, « le fils de Saturne, aux yeux d’azur, fait un signe de tête, il agite sa chevelure d’ambroisie sur son front immortel, et l’Olympe tremble dans toute sa vaste étendue. »
Homère, vous faites Jupiter bien grand, vous lui supposez un mouvement de tête d’une majesté imposante. Mais, mon cher Homère, présentez-lui la moindre occasion, et le voilà qui se dément, et voilà sa belle chevelure couverte d’ignominie ! À quels excès ne se porta point ce Jupiter, qui passa tant de nuits voluptueuses avec Alcmène ? et qu’était-ce que neuf nuits pour son incontinence ! il eût trouvé trop courte une vie tout entière passée dans les voluptés qui nous ont donné le dieu destructeur des monstres. Or, ce fils, ce vrai fils de Jupiter, conçu dans cette longue nuit, cet Hercule qui n’acheva ses douze travaux qu’après un longtemps, n’eut besoin que d’une seule nuit pour déshonorer les cinquante filles de Testius. C’est ainsi qu’il fut tout à la fois le corrupteur et le mari de tant de jeunes vierges : aussi les poètes l’appellent avec raison un infâme, un misérable.
Je ne rappellerai ni ses adultères, ni ses turpitudes avec de jeunes enfants : l’énumération nous mènerait trop loin. Vous saurez que la lubricité de vos dieux n’a pas même épargné l’enfance : l’un aima Hylas, l’autre Hyacinthe ; celui-ci Pélops, celui-là Chrysippe, cet autre Ganymède.
Femmes, adorez ces dieux, demandez des maris aussi chastes dans leurs mœurs ; jeunes enfants, croissez dans la piété envers ces mêmes dieux, devenez hommes à leur sainte école, qui place sous vos yeux l’image de tous les crimes. Oui, je l’accorde, me dira-t-on, les dieux mâles donnent dans tous les excès de l’incontinence ; mais Homère nous assure que les déesses retirées dans leurs palais sont des modèles de pudeur, qu’elles rougissent jusqu’au fond de l’âme du scandale donné par Vénus surprise en adultère. Eh bien ! ces déesses mènent une vie encore plus dissolue ; elles vivent elles-mêmes en adultère, l’Aurore avec Tithon, la Lune avec Endymion, Néris avec Æacus, Thétis avec Pelé, Cérès avec Jason, Proserpine avec Adonis. Vénus, après le déshonneur imprimé sur son front par sa conduite avec Mars, ne garde plus de mesure : elle passe entre les bras de Cinyras, elle épouse Anchyse, elle attire Phaëton dans ses pièges, elle aime Adonis. Elle fut aussi la rivale de Junon. Ces deux déesses, pour avoir la pomme d’or, ne rougissent pas de se livrer toutes nues aux regards du berger qui devait juger quelle était la plus belle.
34 Disons un mot de vos combats, de vos réunions solennelles près des tombeaux. Je veux parler des jeux isthméens, néméens, pythiens, olympiques. À Pytho, on adore le serpent pythien ; il a donné son nom au concours qu’il attire. Près de l’isthme, la mer avait rejeté un cadavre informe et défiguré ; c’était celui de Mélicerte. Aussi pleure-t-on Mélicerte dans les jeux isthméens. À Némée, on avait rendu les derniers devoirs au jeune Arquémore, et on appela néméens les combats livrés près de sa tombe. Et votre fameuse ville de Pise, ô Grecs ! est-elle autre chose que le tombeau d’un cocher de la Phrygie ? N’est-ce pas le Jupiter de Phidias qui donne aux jeux olympiques toute leur importance, grâce encore à un tombeau, à celui de Pélops ?
On peut croire que vos mystères, aussi bien que vos oracles, étaient des combats institués pour honorer les morts. Ils eurent ensuite, les uns et les autres, une grande publicité. Les mystères qui se célèbrent à Sagra et dans Alimonte, bourg de l’Attique, n’ont point d’influence hors d’Athènes. Mais les jeux et les phallus consacrés à Bacchus ont corrompu les mœurs publiques et sont l’opprobre du monde entier. Bacchus désirait descendre aux enfers ; mais comment y descendre ? il n’en sait pas le chemin. Un certain Prosymnus s’offrit de l’indiquer, moyennant une récompense, honteuse en elle-même, mais belle aux yeux de Bacchus. C’est une turpitude infâme qu’il lui demandait. Le dieu ne rejette pas la proposition : il s’engage par serment à accomplir les conditions voulues, s’il échappe aux dangers du voyage. Instruit du chemin, il part et revient ; mais il ne retrouve plus Prosymnus, il était mort Bacchus, pour s’acquitter envers lui, se rend à son tombeau, taille un rameau de figuier en forme de membre viril, et remplit sa promesse par une obscénité qu’on n’ose nommer.
Les phallus, érigés en l’honneur de Bacchus dans toutes les villes, sont un monument mystérieux de cette infamie. « Ceux qui ne fêtent point ce dieu et ne chantent point d’hymnes en son honneur, dit Héraclite, sont outragés dans leurs parties secrètes avec la dernière indécence. » Voilà ce Pluton, voilà ce Bacchus qu’on honore par des transports de fureur et de délire, moins, je crois, pour le plaisir de l’ivresse que pour se conformer à l’usage de ces honteuses cérémonies, qui dans le principe furent établies en mémoire de certains mystères de débauche.
35 Ainsi donc, vous vous faites des dieux d’hommes esclaves de leurs passions ; mais plusieurs furent, à la lettre, de vrais esclaves, comme les Ilotes chez les Lacédémoniens. Est-ce qu’Apollon ne fut pas esclave d’Admète à Phères ; Hercule d’Omphale à Sardes ? Est-ce que Neptune n’était pas aux gages d’un certain Laomédon de Phrygie, aussi bien qu’Apollon, qui fut traité en esclave inepte et ne put obtenir d’un premier maître d’être mis en liberté ? Par ces dieux esclaves furent relevés les murs de Troie.
Homère n’a pas craint de dire que Minerve, un flambeau d’or à la main, marchait devant Ulysse pour l’éclairer. Nous lisons que Vénus remplissait près d’Hélène le rôle d’une servante déhontée ; qu’elle approcha d’elle un siège en face de son amant adultère pour l’inviter au crime. Panyasis parle de plusieurs autres dieux qui furent, comme ceux-ci, les très-humbles valets des hommes. Voici ses paroles : « Cérès essuya cet affront aussi bien que le célèbre Vulcain, aussi bien que Neptune, et Apollon à l’arc d’argent. Ils furent contraints de servir pendant un an de faibles mortels. Le fier Mars lui-même ne put s’affranchir de cette loi imposée par son père. »
36 Il raconte d’autres faits qui suivent ceux-ci. Il faut aussi vous faire voir ces mêmes dieux, languissant d’amour, en proie à de violentes passions et à tous les maux qu’éprouvent les hommes. Ils avaient un corps mortel : c’est Homère qui nous l’apprend, et il le prouve quand il introduit sur la scène Vénus blessée et poussant d’horribles cris ; quand il nous montre Mars lui-même percé au ventre par Diomède.
Ornyte, selon Polémon, ensanglanta Minerve. Pluton lui-même fut atteint d’une flèche lancée par Hercule, ainsi que nous l’apprenons encore d’Homère. Panyasis raconte un semblable exploit d’Augéas d’Élée. Il dit aussi que le même Hercule fit couler dans la sablonneuse d’Ilos le sang de Junon qui préside aux mariages ; mais il était juste que cet Hercule eût son tour : aussi Sosibius nous le montre blessé à la main par les enfants d’Hippocoon. S’il y a des blessures, il y a du sang. Et quel sang ! c’est le plus noir de tous ; ce sang que les poètes appellent ichor est un sang corrompu. D’après cela il faut des soins, des aliments, mille autres choses indispensables : aussi je vois qu’il est question de festins, qu’on parle d’ivresse, de joie, de voluptés. Et pourquoi de ces voluptés d’hommes, pourquoi des enfants, pourquoi du sommeil, s’ils ne connaissent ni mort, ni besoin, ni vieillesse ? Jupiter, en Éthiopie, partagea la table d’un mortel, table barbare, impie : il avait été reçu par l’arcadien Lycaon, et là il se rassasia de chair humaine. Il faut tout dire, c’était contre son gré : ce dieu ne savait pas que cet hôte lui avait servi son propre fils, qu’il venait d’égorger : Nyctime était son nom.
37 L’admirable personnage, que ce Jupiter savant dans l’avenir, hospitalier, favorable aux suppliants, plein de clémence, adoré des mortels, vengeur des crimes ! Disons plutôt injuste, sans frein, sans pitié, sans loi, violent, atroce, impudique, corrupteur, adultère. Et pouvait-il être autre chose, puisqu’il était homme ?
Il me semble que toutes vos fables ont bien vieilli : Jupiter n’est plus ni dragon, ni cygne, ni aigle. Ce n’est plus un homme livré à l’amour, ni un dieu qui vole sous la forme d’un oiseau. Il ne cherche plus de jeunes enfants, il n’est plus prodigue de tendresse, il n’use plus de violence, bien qu’il existe grand nombre de femmes plus gracieuses que Léda, plus belles que Sémélé ; une multitude de jeunes adolescents mieux faits et mieux élevés que le pâtre de Phrygie. Où est maintenant l’aigle, où est le cygne, où est Jupiter lui-même ? Il a vieilli avec ses ailes d’emprunt. Ce n’est pas qu’il se repente de ses amours, ni qu’il ait appris la tempérance ; mais toute l’imposture vous est aujourd’hui dévoilée. Léda est morte, l’aigle est mort, le cygne est mort.
Cherchez votre Jupiter, mais pour cela ne montez pas au ciel : fouillez la terre. Callimaque de Crète vous dira, dans ses hymnes, où il est enterré. « Grand roi, s’écrie-t-il, les Crétois vous ont élevé un tombeau. » Car il est mort, souffrez que je vous le dise, il est mort comme Léda, comme le cygne, comme l’aigle, comme le serpent ; il est mort comme meurt l’homme, et l’homme voluptueux.
38 Si je ne me trompe, les esprits nourris de tant d’absurdités sont amenés aujourd’hui en dépit de leurs passions, à reconnaître combien grandes étaient leurs erreurs sur les dieux, témoin ce vers d’Homère : « Vous n’êtes sorti ni d’un chêne antique, ni d’un rocher, mais de la race des hommes. » Cependant vous les verrez dans l’exacte vérité, chêne et pierre. Staphyle dit qu’on adore à Sparte un certain Agamemnon sous le nom de Jupiter. Phanocle, dans son livre intitulé Des Amours ou des Beautés, rapporte qu’Agamemnon, roi des Grecs, fit élever le temple de Jupiter Argyne en l’honneur d’un jeune homme de ce nom qu’il aimait éperdument. « Les Arcadiens, dit Callimaque dans son Livre des Causes, adorent une Diane qu’on surnomme l’étouffée. Une autre Diane est honorée à Methymne sous le nom de Condylite. » Sosibius nous apprend qu’un temple est élevé, dans la Laconie, à Diane la goutteuse. Polémon parle d’un Apollon béant, d’un Apollon buveur, dont la statue se voit en Élide. Les Éléens sacrifient aussi à un Jupiter chasse-mouche. Les Romains donnaient ce surnom à Hercule, et lui sacrifiaient, ainsi qu’à la Peur et à la Fièvre, qu’ils mettaient au nombre de ses compagnons. Je ne parle pas des Argiens, adorateurs, comme les habitants de la Laconie, d’une Vénus qui pille les tombeaux ; ni des Spartiates, qui se prosternent devant une Diane appelée la tousseuse.
39 D’où pensez-vous que nous tirons ces faits ? nous les empruntons aux ouvrages que vous lisez tous les jours. Refuserez-vous de reconnaître vos écrivains parce qu’ils s’élèvent ici comme des témoins qui déposent contre votre incrédulité ? Infortunés qui livrez à ces futilités impies votre vie tout entière, dès lors elle n’est plus la vie ! N’a-t-on pas adoré dans Argos un Jupiter chauve, et dans Chypre un Jupiter vengeur ? Les Argiens ne sacrifient-ils pas à Vénus la rôdeuse ; les Athéniens, à Vénus la courtisane ; les Syracusains, à Vénus Callipyge ? Le poète Nicandre se sert d’un mot qu’on ne peut répéter. Je passe sous silence un Bacchus choiropsale : Sicyone l’adore comme le président des parties secrètes de la femme, comme l’inspecteur des turpitudes, comme le protecteur de toutes les saletés de la débauche. Voilà, d’un côté, vos dieux ; voilà, de l’autre, les hommes qui se jouent de la Divinité, ou plutôt qui s’abusent eux-mêmes et se couvrent d’infamies.
J’aime mieux l’Égypte avec ses grossiers animaux qu’elle adore dans les villes et dans les campagnes, que la Grèce avec les dieux que je viens de vous montrer. Ceux de l’Égypte ne sont que des bêtes brutes, et non des adultères, des monstres d’impureté. Aucun des dieux égyptiens ne connaît ces honteuses voluptés qui font rougir la nature. Je n’ajoute plus rien à ce que j’ai dit des dieux de la Grèce ; vous les connaissez suffisamment. Je parle maintenant des dieux de l’Égypte. On compte dans cette contrée une multitude de cultes et de religions. Sienne adore le poisson Pagra ; Éléphantine, le poisson Méote ; Oxyrine, le poisson dont elle a pris le nom ; Héracléopolis, l’ichneumon ; Saïs, un mouton ; Lycopolis, un loup ; Cynopolis, un chien ; Memphis, le bœuf Apis ; Mendès, un bouc. Vous autres Grecs, bien supérieurs aux Égyptiens (pour moi, je n’ose pourtant pas dire que je vous mets fort au-dessous d’eux), vous qui les plaisantez tous les jours, qu’êtes-vous donc ? ne rendez-vous aucun culte aux animaux ? Mais la Thessalie adore les cigognes ; c’est un culte reçu des ancêtres. Mais les Thébains adorent les belettes ; ils croient qu’une belette aida Hercule à venir au monde. Que dirai-je ? est-ce que les Thessaliens n’adorent pas aussi les fourmis ? La fable leur a fait croire que Jupiter avait pris la forme de cet insecte pour s’approcher d’Euryméduse, cette fille de Clitor dont il eut Myrmidon. Polémon raconte que les habitants de la Troade révèrent les souris de leurs contrées appelées smynthes ; et la raison de ce culte, c’est que les souris rongèrent les cordes des arcs de leurs ennemis : de là le surnom de Smynthe donné à l’Apollon troyen. Héraclide, dans son livre sur la construction du temple de l’Arcananie, où se trouve le promontoire d’Actium et le temple d’Apollon Actius, rapporte qu’on immolait un bœuf aux mouches, et que ce sacrifice précédait tous les autres. Je ne tairai pas les Samiens, qui, selon Euphorion, adorent une brebis ; ni les habitants de la Phœnosyrie, dont les uns adorent des colombes et les autres des poissons. Ces derniers déploient dans leur culte autant de pompe que les Éléens dans celui de Jupiter.
40 Je vous ai assez fait voir que ce ne sont point des dieux que vous adorez. Mais il importe d’examiner si ce ne seraient pas des démons que vous regardez comme dieux secondaires. Si les démons sont des esprits impurs, d’insatiables gloutons, dans chaque ville vous avez de ces démons indigènes qui se font rendre des honneurs divins : ainsi Édemus chez les Cythiens, Callistagoras à Ténos, Anius en Élide, Strablacus en Laconie. À Phalères, on adore un héros représenté sur la poupe d’un navire. À l’époque où l’on se battait avec tant d’acharnement contre les Mèdes, la Pythie ordonna aux Platéens de sacrifier à Androcrate, à Démocrate, à Cyclée, à Leucon. Si vous voulez y faire attention, vous trouverez bien d’autres démons semblables. « La terre, dit Hésiode, compte jusqu’à trois fois six mille esprits immortels qui veillent à la garde de l’homme. » Ces gardiens que sont-ils ? Veuillez nous l’apprendre, grand poète de la Béotie ! Il est clair que ce sont les démons dont je viens de vous parler. Apollon, Diane, Latone, Cérés, Proserpine, Pluton, Hercule, Jupiter, qui reçoivent de plus grands honneurs, sont des démons d’un ordre plus relevé. Ô vieillard d’Ascra ! ils nous gardent, et pourquoi ? Est-ce de peur que nous ne nous sauvions, ou plutôt, exempts de crimes, ne veulent-ils pas nous conserver purs ? Alors on pourrait dire comme le proverbe : le père incorrigible veut corriger son fils.
41 Ah ! s’ils nous protègent, assurément ce n’est point parce qu’ils nous aiment ; ce sont de vrais flatteurs qui veulent notre perte et s’attachent à nous, attirés par l’odeur des sacrifices. Sachez leur gourmandise, ils ne s’en cachent point : la vapeur des libations et des victimes, s’écrient-ils, est un tribut d’honneur qui nous appartient. Et si les dieux de l’Égypte (je veux dire les chats et les belettes) pouvaient parler, ne tiendraient-ils pas le langage d’Homère, ce langage si poétique, tout parfumé de l’odeur des viandes et plein d’amour pour l’art qui les apprête ? Voilà vos génies, vos dieux, ceux que vous nommez demi-dieux, comme on appelle mulets les demi-ânes ; car vous ne manquez pas de termes pour exprimer ces alliances impies.