Le prince et le prophète

Préface

Tous “les amants de Sion” sauront gré à M. Claude Duvernoy du beau livre qu'il nous donne. En son titre “Le Prince et le Prophète” nous voyons déjà un reflet de la profondeur et de la beauté du personnage qui a joué un rôle, en vérité central dans la vie de Théodore Herzl. Page après page, tenus en haleine par le rythme intime qui donne à ce livre sa tension et sa valeur, les lecteurs prendront conscience de la démesure de Hechler. Sans sa “folie” attentive aux signes de la fin, sans sa générosité, sans sa patience et son efficacité – paradoxale, comme le fut celle de Herzl lui-même – sans les certitudes d'une vision personnelle et d'une prévision prophétique de la renaissance de Sion, le Prince eut-il réussi à croire à sa folle mission, à accepter – comme il le fit – d'être l'élu du destin ? Sans la main ferme de Hechler qui le reconnais et ouvre devant lui les premières portes – les plus importantes – Herzl, comme Moïse devant le buisson, comme Jonas devant l'appel n'aurait-il pas tenté de fuir, d'échapper à sa destinée ?

Hechler, apparaissant devant Herzl, faisant acte de foi et d'allégeance arrache la vision au domaine du rêve ou de l'écrit et la fait pénétrer dans l'histoire. Grâce à lui Herzl peut pressentir les réalités d'une certaine incarnation du verbe et accepter l'évidence d'une transcendance. Herzl a bien analysé tout ce qui le séparait de Hechler : il dit de lui qu'il est : “une figure incroyable aux yeux d'un journaliste juif et viennois”. Incroyable : d'un mot Herzl va ainsi au fond des choses. Incroyable, Hechler l'est manifestement, avec son visage et ses visions de prophète. Mais c'est justement en cela qu'il apporte l'essentiel à Herzl : il manifeste sans discussion possible les pouvoirs et les réalités d'un ordre d'au delà de l'apparence, ordre auquel Herzl, avec sa formation laïque et rationnelle, était peu disposé à croire. Incroyable, Hechler l'est justement autant que Herzl le devient après avoir été visité par le verbe. La “folie” de l'un va autoriser, authentifier, permettre celle de l'autre. Ils communient au-delà de tout ce qui les sépare dans le mystère des racines qui les vivifient et les portent.

Moïse avait eu à ses côtés Jethro, le prêtre de Madian. C'est un chrétien, le chapelain de l'Ambassade britannique à Vienne, qui se dresse à la droite de Herzl et qui, du début à la fin, l'accompagne dans la Voie – Couple en vérité étrange que celui-ci : un journaliste dont les pièces de théâtre connaissent un certain succès sur les boulevards des grandes capitales – complètement déjudaïsé – qui avait tout d'abord pensé à la conversion massive de tout Israël et à sa rentrée dans le giron de l'Église pour mettre fin une fois pour toutes aux tragédies de l'antisémitisme ; et un “chrétien de Cour”, rêvant tous deux à la rédemption d'Israël et à la restauration de Sion – Tous deux cependant cheminent et nous enferment dans le ventre du paradoxe où juifs et chrétiens sont pris à l'heure des ultimes confrontations de l'histoire.

Herzl et Hechler pour leur peuple et leur église sont des hommes marginaux, incroyables non seulement l'un à l'autre, mais l'un et l'autre pour les masses qu'ils sont appelés à guider dans la lumière nouvelle du salut qu'ils annoncent.

Un demi-siècle a passé depuis leur rencontre : leur folle vision est devenue réalité historique. Leur acte de foi a modifié le cours du destin. Jamais sans doute une révolution si profonde n'aura été plus totalement, plus incontestablement provoquée par une intervention personnelle, celle ici d'un homme visité par une vision et l'imposant à tous par les seuls pouvoirs du verbe.

Le livre de Claude Duvernoy nous dit l'aventure de l'homme Hechler qui fut le premier à situer Herzl dans ses vraies perspectives historiques. D'avantage qu'un livre il faut saluer en l'œuvre de Claude Duvernoy un témoignage personnel qui se situe dans l'héritage spirituel de Hechler. Claude Duvernoy est un chrétien – ils sont aujourd'hui plus nombreux qu'au début du siècle – qui reconnait la suréminente valeur spirituelle de la résurrection sioniste. N'a-t-il pas écrit un “Essai de Théologie sioniste” qui réinterprète la renaissance d'Israël dans les perspectives qui sont celles du “Kuzari” de Judah Halévy comme des chapitres IX-X-XI de l'Épître aux Romains ? Il fallait un grain de folie à Hechler pour croire à la vocation de Herzl. Ainsi sans doute faut-il qu'il en soit pour ceux – juifs et chrétiens – qui croient à la vocation de Jérusalem, lieu de la rencontre et du mariage – du salut – de l'Orient et de l'Occident. Bienheureuse folie qui sait voir et prévoir – au-delà des apparences – la réalité qui vient. Bienheureuse folie qui permet au rêve et à l'esprit de forcer les obstacles et d'imposer à tous la vision, en son ultime accomplissement messianique. Bienheureuse folie qui, en sa soif d'absolu, sait discerner dans le désert que voici la trace des pas du Messie.

Claude Duvernoy est un témoin : l'histoire qu'il raconte – l'exhumation qu'il fait du passé – est aussi préfiguration de l'avenir. Son livre est celui d'un homme qui a opté pour Jérusalem où il vit face aux Monts de Moab. Son œuvre prouve que, dans l'esprit de Hechler, il est encore des "hommes-frontières" – des bâtisseurs de ponts appliqués – dans la perfection du désir – à rapprocher les lointains, ce qui est dans l'esprit des Rabbis d'Israël, la seule manière réelle de hâter la venue du Royaume et l'heure de la paix.

Le livre que voici est celui d'un témoin prêt à signer de son sang ce qu'il dit : c'est en cela qu'il touche et qu'il édifie.

Jérusalem, le 30 juin 1965

ANDRÉ CHOURAQUI

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant