a« Si vous étiez du monde, le monde aimerait ce qui est à lui, mais parce que vous n’êtes pas du monde et que moi je vous ai choisis du milieu du monde, à cause de cela le monde vous hait » — Cette parole, que le Seigneur Jésus ne put certainement prononcer qu’avec une profonde tristesse, se vérifie en ceux qui entreprennent d’écrire l’histoire de sa vie aussi bien que dans notre humanité en général. Qu’un Strauss donne au monde une Vie de Jésus dans l’intention de transformer en mythologie les origines du christianisme ; qu’un Renan dégrade le Sauveur du monde jusqu’à en faire le héros d’un roman frivole ; que l’un et l’autre de ces écrivains, non contents d’avoir captivé l’attention du monde lettré, s’adressent ensuite aux masses par des éditions populaires de leurs écrits, — aussitôt la renommée aux cent voix embouche la trompette, de nombreux journaux, grands et petits, se font les auxiliaires de ces apôtres de l’incrédulité, les éditions de leurs livres se succèdent avec rapidité, la gloire leur arrive des quatre vents des cieux et, par dessus le marché, ils se trouvent avoir fait de magnifiques spéculations de librairie.
a – Article parue dans le Chrétien Évangélique de 1864.
Mais que des hommes de science et de foi, un Méandre (dont la Vie du Seigneur Jésus a été traduite en français), un Lange, un Riggenbach et d’autres encore se mettent à décrire, avec leur profond savoir et leur beau talent, les jours terrestres de Celui en qui ils ont reconnu le Fils de Dieu aussi bien que le Fils de l’homme, le monde se tait, et la multitude ignore leurs travaux. Cela est dans l’ordre. La parole du Sauveur que nous venons de citer doit s’accomplir dans les uns et dans les autres.
Sera-t-il vrai du moins que ceux qui ont la prétention de « n’être pas du monde » sauront venir puiser aux sources d’instruction sérieuse qui jaillissent abondantes et graves dans les écrits que nous venons de signaler, et dans celui que nous annonçons en particulier ? Nous avons nos doutes à cet égard, et nous ne serions pas étonné qu’en plus d’une maison chrétienne, voire même dans le cabinet de plus d’un pasteur, le livre de M. Renan n’ait longtemps occupé une place que ne viendra pas prendre celui de M. Riggenbach. Cela aussi est un « signe des temps » dans notre monde religieux.
Il restera pourtant un petit nombre de lecteurs sérieux, animés du même esprit que cet auditoire qui, à Bâle, vint, durant tout un hiver, s’asseoir autour de la chaire de notre savant professeur, écouter, recueilli et attentif, les discours sur la vie de Jésus-Christ qu’un fidèle traducteur a mis à leur portée et dont nous venons les entretenir un moment.
L’origine de ce livre, né de leçons publiques, indique dès l’abord qu’il s’adresse, non aux théologiens exclusivement, mais tous ceux qui joignent à la culture de l’intelligence l’amour des lectures sérieuses. Toutefois ceux qui, par leurs études spéciales, sont familiarisés avec le sujet traité, s’apercevront bien vite que les richesses qui leur sont offertes sont le résultat d’un long labeur scientifique. Dans ces pages que chacun peut lire couramment, le théologien reconnaît à chaque pas une rigoureuse exégèse et une savante critique. M. Riggenbach n’élude aucune des nombreuses difficultés de son sujet ; il les aborde résolument, les discute par tous les moyens que comporte la nature d’un auditoire mélangé, et il les résout d’une manière souvent très heureuse. Il se garde bien d’affaiblir la sainte cause qu’il tient à glorifier, en offrant à ses lecteurs des raisons qui n’en sont pas. Comment étudier la vie du Rédempteur sans se trouver à chaque pas en présence de l’infini, inaccessible à notre faible raison, et en présence des insondables mystères de la vie humaine ? M. Riggenbach alors n’a pas la prétention d’expliquer ce qui ne s’explique pas. Avec le philosophe de l’antiquité, qui avoue modestement son ignorance ; avec Pascal qui en accable l’orgueil de l’homme ; avec Hamlet qui en humilie la philosophie :
There are more things in heaven and on earth, Horatio,
Than are dreamt of in your philosophy ;
avec tous les vrais penseurs, M. Riggenbach a la sagesse et l’humilité de dire : J’ignore, là où véritablement l’homme ne sait pas. Rencontre-t-il sur son chemin, à l’occasion de la sombre destinée de Judas, la redoutable question de la prescience divine et de la liberté de l’homme, il interroge les faits, il sonde la conscience humaine ; mais après ce consciencieux travail, il ajoute : « Nous nous taisons en nous inclinant. Pour sonder ces abîmes il faut l’œil de Dieu. » Se trouve-t-il en présence du plus insoluble problème de la théologie chrétienne, la personne même de Celui qui, né dans la crèche de Bethléhem, vivant de notre vie, souffrant de nos douleurs, disait pourtant : « Avant qu’Abraham fût, je suis, » — M. Riggenbach médite, sans doute, toutes les révélations divines qui peuvent projeter leur lumière sur ce mystère et venir en aide à l’intelligence humaine, mais enfin il n’a pas honte de dire : « Nous mettons ici la main sur la bouche, car cela fait partie de ce mystère du Fils que le Père seul connaît. Nous n’en comprendrons quelque chose qu’alors que nous connaîtrons Dieu comme nous-mêmes nous sommes connus de Lui. » On le sait, les vrais philosophes, les hommes de génie de tous les temps et de tous les lieux se rencontrent ici avec la sagesse chrétienne, qui, même à la lumière des révélations divines, a su dire : « Nous connaissons en partie, nous prophétisons en partie, nous voyons comme dans un miroir obscur. » — Elle agit tout autrement cette « haute critique » moderne qui n’ignore rien, qui tranche d’un air dégagé les plus redoutables questions, qui a honte de la moindre antinomie, et qui, plutôt que de laisser un problème sans solution, supprime résolument l’un des termes ! Est-ce à dire que notre auteur renonce à se rendre compte des grands objets de la foi ? Nullement.
« Notre tâche, dit-il, exige de nous un effort, mais elle porte aussi en elle sa récompense. Nous acquitterons-nous de cette tache en nous livrant a une méditation édifiante ? Mais avant tout que signifie ce terme : édifiant ? Si l’édification n’était qu’une certaine excitation du sentiment, douce, tendre et ennemie de tout effort, nous ne saurions nous en contenter. L’édification dans le sens biblique consiste à élever l’édifice de notre vie intérieure sur le vrai fondement qui a été posé. Or cette opération exige un travail plus rude ; il s’agit de tailler des pierres dures, de soulever de pesants fardeaux, de manger son pain à la sueur de son visage. Ainsi considéré, le travail de la connaissance n’a pas à rougir, quand on lui propose pour but suprême d’édifier la vie de la foi. Dans ce sens notre œuvre serait manquée si elle n’apportait pas d’édification. »
Mais ce labeur de l’intelligence seule ne suffit pas pour conduire au but ; mille exemples nous le prouvent chaque jour. Quand il s’agit d’étudier la vie du Sauveur, nul ne pénétrera jamais dans sa pensée et dans son œuvre s’il n’entre en contact avec lui par le cœur et par la conscience.
« Si même en toute autre matière une véritable connaissance n’est possible que là où existe un ardent amour, qui embrasse l’objet étudié, combien plus lorsqu’il s’agit de la connaissance de Dieu ! La science sans l’amour enfle : Celui qui n’aime point n’a point connu Dieu, car Dieu est amour. Si quelqu’un veut faire la volonté de Dieu, il connaîtra… Telle est l’unique voie indiquée par le Seigneur pour arriver à la conviction que sa doctrine est de Dieu… Pour le connaître il faut aller à lui. Les vrais chrétiens sont la meilleure représentation de la vie de Jésus-Christ. »
En contemplant ces hauteurs de la connaissance chrétienne par la vie chrétienne, l’écrivain se replie humblement sur lui-même et s’écrie :
« Ma tache m’angoisse, non seulement lorsque je me demande si ma science et mon don d’exposition suffisent pour l’accomplir, mais encore par un motif plus élevé. Ma tâche m’angoisse, mais cela même me paraît bon, salutaire et digne de reconnaissance, tandis que ce serait un mauvais signe si je n’éprouvais pas ce sentiment que je désire vous faire partager. Si vous m’en demandez le motif, je ne puis mieux le désigner qu’en rapportant les paroles par lesquelles le prophète exprime l’effroi qui s’empara de lui à la vue de la gloire de l’Eternel : Alors je dis : malheur à moi ! je suis perdu, parce que je suis un homme souillé de lèvres ! Qu’est-ce qui lui fit prendre courage ? Ce fut le charbon ardent de l’autel dont l’un des séraphins toucha la bouche du prophète. Que ce feu sacré ne fasse défaut ni à mes lèvres ni à vos oreilles ! »
Tel est l’esprit de ce livre : vraie science, lumière de la foi, chaleur d’un ardent amour, humilité, vie pratique.
Mais il est temps d’indiquer le plan et la méthode aussi bien que le riche contenu de ce livre. L’auteur ne consacre pas moins de quatre leçons aux questions de critique et d’apologétique relatives aux Evangiles, sources de la vie de Jésus. Cette partie de l’ouvrage est aussi complète qu’elle pouvait l’être pour sa destination, c’est-à-dire, écrite en vue de lecteurs non initiés aux difficultés sans nombre d’un sujet qui suppose tant de connaissances historiques spéciales. Une leçon est consacrée ensuite à l’exposition de l’état moral et religieux du monde à l’époque de Jésus-Christ. Les commencements des récits évangéliques, qu’on a appelés l’Evangile de l’enfance, et le ministère du Précurseur occupent les leçons 6 à 9. Les deux suivantes sont consacrées au plan et aux moyens de Jésus pour l’établissement de son règne, aussi bien qu’à la vocation de ses disciples et à la tâche qu’il leur assigne. Les premiers actes du ministère de Jésus-Christ lui-même, son premier séjour à Jérusalem, d’après Saint Jean, sont le sujet de la leçon 12. Dès lors l’auteur groupe en grands et lumineux tableaux les diverses sphères d’activité du Sauveur : ses miracles, dont la plupart sont exposés en détail (leçons 13 et 14) ; son enseignement, auquel le lecteur est initié par une étude des principaux discours et des paraboles (leçon 15).
Nous suivons après cela le Sauveur dans son dernier voyage et son dernier séjour à Jérusalem (16 et 17), nous assistons au scènes tragiques de la passion (18 et 19) ; la dernière leçon sur la résurrection et le retour du Seigneur dans sa gloire achève ce long travail, comme ces derniers actes ont couronné la belle et sainte vie du Sauveur.
Que de graves sujets, que de questions difficiles l’auteur rencontre sur sa route ! que de pages nous voudrions signaler spécialement à nos lecteurs si l’espace nous le permettait ! A une époque où le surnaturel est le grand scandale de l’incrédulité, la forteresse autour de laquelle elle dresse toutes ses batteries, rien de plus actuel que les parties de ce livre où le professeur de Bâle traite du miracle. Il l’admet dans sa plénitude, par la simple raison qu’il croit au Dieu vivant et vrai ; mais il sait et démontre que le miracle ne saurait par lui-même créer la foi ; il établit clairement le but de ces actes de puissance et d’amour, en en exposant les caractères si propres à élever et à affermir la foi née d’un contact immédiat de l’âme avec le Sauveur. Du reste l’auteur s’est abstenu d’ajouter une nouvelle théorie du miracle à toutes celles qui existent déjà et que chaque jour voit naître encore.
Une action divine peut-elle s’expliquer ? Elle est ou elle n’est pas. Croire ou nier est au fond la seule alternative.
On concevra facilement que nous n’avons pas lu un volume de plus de 600 pages, renfermant une si grande variété de sujets, traitant une foule de questions controversées, sans y rencontrer des pensées, des assertions, des points de vue sur lesquels nous avons nos doutes ou nos convictions différentes. La matière ne nous manquerait donc pas pour faire, avant de finir, la part de la critique. Nous y renonçons. A quoi bon opposer opinion à opinion ? Laissons le lecteur en présence du livre, où, en faisant une riche moisson d’instruction et d’édification, il saura se former lui-même son propre jugement. Il n’aura pas achevé sa lecture qu’il sentira avec bonheur et reconnaissance que, dans la société de Jésus, où elle l’introduit, il s’est acquis deux nouveaux amis, que peut-être il n’a jamais vu : l’auteur qui le fait vivre en communauté de pensées avec lui, et le traducteur qui lui a transmis ces pensées avec autant d’intelligence que de fidélité.
Louis Bonnet.