L’idée du « surnaturel » rappelle deux questions aussi différentes l’une de l’autre par le genre des faits qu’elles, embrassent, que par celui des esprits que captive leur étude. L’une est celle qui ne s’occupe que de l’histoire du merveilleux, et dans laquelle il s’agit surtout de démêler tout ce que l’ignorance ou la mauvaise foi peuvent y avoir accumulé de faussetés. L’autre, plus restreinte peut-être quant au domaine de ses recherches, mais bien plus générale et bien plus vaste par les principes qu’elle implique, se borne à l’étude du miracle, c’est-à-dire du seul fait, entre tous ceux que l’on désigne sous le nom de « faits surnaturels, » qui intéresse d’une manière directe la foi religieuse.
Les simples amateurs du merveilleux, et même ceux qui ont fait de ce sujet l’objet d’un examen attentif, se sont toujours abstenus d’entrer dans l’analyse du miracle. C’est le miracle, au contraire, que nous avons tout spécialement en vue dans ces pages. Notre première tâche doit donc être ici de préciser la limite qui sépare le domaine du merveilleux de celui du miracle.
Quand on avance d’un fait qu’il est merveilleux, tout ce qu’on veut dire par là, c’est que ce fait a excité notre étonnement, et cela grâce à son caractère extraordinaire. S’occuper de ce fait sous ce seul point de vue, ne saurait donc présenter qu’un intérêt de pure curiosité pour l’imagination. — Ce même fait s’appellera cependant un miracle, dès que, cessant de n’y voir qu’un simple phénomène isolé pour le considérer comme le résultat de l’action d’un agent intelligent et libre, nous aurons trouvé qu’il ne s’accorde pas avec ce que nous sommes en droit de croire que doive être l’action de cet agent. — C’est ainsi que le croyant, celui qui croit au Dieu vivant, n’appellera pas la création un miracle, cet acte, quelque merveilleux qu’il soit, n’ayant rien à ses yeux qui ne s’accorde avec son idée de Dieu. Il réservera cette appellation pour toute action qui semblerait interrompre violemment le cours des lois qui ont leur source dans ce premier acte créateur.
Cette remarque nous permettra de distinguer clairement entre les deux publics qui s’intéressent soit à l’une, soit à l’autre de ces questions.
Le merveilleux, objet d’une simple étude de l’intelligence, ne saurait intéresser, à mieux prendre, que les hommes de la pensée : le miracle, par contre, attirera forcément l’attention des hommes religieux. — Cette distinction suffit pour caractériser, soit le genre de faits dont nous voulons nous occuper ici, soit l’espèce d’intérêt à laquelle nous faisons appel. Ajoutons encore que nous nous adressons surtout, dans ce qui va suivre, au public religieux protestant.
L’Eglise catholique, en effet, soutenant le fait de la perpétuité de l’action miraculeuse dans l’histoire, ne saurait guère, du moins par une règle générale et au moyen d’un principe qui fût appréciable pour ceux qui ne reçoivent pas son seul verdict comme une preuve suffisante en matière de foi, tracer bien nettement aucune limite précise entre ce qui appartient au miracle et ce qui doit être relégué dans le domaine du merveilleux. — Les Eglises protestantes sont ici autrement placées. Elles n’admettent pas, en général, l’existence actuelle du miracle. Pour leurs docteurs, la question des miracles n’implique qu’une étude de faits passés. Aussi, sans aller jusqu’à faire de l’absence de ces phénomènes depuis les temps apostoliques l’objet d’un dogme positif, ne sera-ce qu’avec la plus grande défiance qu’un protestant recevra tout récit miraculeux d’une date plus récente. On le sait d’ailleurs, tout, dans les recherches modernes soit du physiologiste, soit de l’historien, tend à justifier pleinement un semblable sentiment. Bien plus, quoique ces recherches soient loin d’avoir livré leur dernier mot et qu’elles laissent encore maint phénomène sans explication satisfaisante, leurs conclusions, cependant, quelles qu’elles doivent être un jour, ne sauraient jamais, grâce à cette conviction antérieure, avoir aucune importance pour le sentiment religieux des protestants.
Mais si les miracles qui ont dû se produire depuis les apôtres, disons mieux, si tout miracle en dehors des faits rapportés par les Ecritures de l’Ancien et du Nouveau Testament, est, aux yeux du protestant, du domaine de l’histoire profane, et s’il doit, comme tel, être soumis à la critique la plus attentive ; si le sentiment religieux du protestant est limité, pour son objet, à l’horizon des Ecritures canoniques, lesquelles seules font autorité à ses yeux, il est d’autant plus important pour lui, dans l’intérêt de sa vie religieuse elle-même, que cette autorité soit maintenue en face de tout ce qui pourrait injustement l’ébranler.
Lors des attaques dont les Ecritures ont dernièrement été l’objet, après la première surprise (résultant beaucoup plus de l’imprévu que de la nature de ces attaques), chacun n’a pas tardé à comprendre que la Bible se prouve par elle-même ; en d’autres termes, que la vérité des paroles du saint Livre est un de ces faits si nombreux dont nous ne sommes assurés que par la seule expérience ; que ce sont les conclusions de l’expérience religieuse, et non point celles de la pensée pure, ces dernières fussent-elles même appuyées sur la recherche de la plus laborieuse érudition, qui seules fournissent une base assez large et assez forte, pour y asseoir des convictions dont l’importance est aussi majeure pour nous tous.
Néanmoins, et bien que cette expérience religieuse suffise pleinement à tout homme réellement religieux, voici ce qui peut encore avoir lieu : — Tout en admettant en fait que la connaissance religieuse se base avant tout chez moi sur une expérience personnelle de mon être moral, tout en comprenant que ma foi au Sauveur ne saurait découler que de l’expérience personnelle que je fais de ce salut dont il est pour moi la source, il peut arriver que je n’entrevoie pas clairement les conséquences de ce principe, en particulier, que je ne distingue pas comment ce qui suffit à me faire saisir la vérité de Jésus-Christ Sauveur, suffira aussi à me faire accepter le côté miraculeux de son histoire.
Combien ne se rencontre-t-il pas de croyants qui, sans oser douter hautement des miracles, n’auraient cependant jamais la pensée de faire des récits où ils nous sont rapportés, l’objet de leur pieuse méditation ! — qui admettant, sans bien s’en rendre compte, deux espèces d’activités divines, l’une ordinaire et l’autre extraordinaire, s’en tiennent de préférence à la contemplation de la première, laquelle leur semble naturelle, et évitent de s’arrêter sur le caractère, à leurs yeux surnaturel, de la seconde !
Et ces croyants n’ont-ils pas toute raison d’éviter ainsi la pensée qui les gêne ? — Assurément. S’accoutumer à recevoir, bien plus, à recevoir comme l’œuvre directe du Tout-Sage et du Tout-Bon, des faits dont on n’entrevoit ni la nécessité, ni même l’utilité, c’est non seulement entretenir chez soi cette crédulité maladive qui ne provient, en dernière analyse, que d’une faiblesse dans le caractère et d’une habitude de laisser aller dans la pensée, mais surtout c’est s’accoutumer à une idée de Dieu qui est telle, qu’elle ne peut manquer de fausser peu à peu les bases mêmes de notre sens moral.
Le Dieu dont l’action est une œuvre surnaturelle inexplicable, en d’autres mots le Dieu qui, sans motifs appréciables pour nous, vient, sous nos yeux, détruire sa propre œuvre et enfreindre des lois qu’il aurait lui-même établies, ce Dieu cesse nécessairement bientôt d’être pour nous le Tout-Sage, Celui « dont les voies sont bien réglées, » l’auteur et le garant de tout ce qui constitue en nous les règles du bon sens, du jugement et de la raison. Ce n’est plus là ce grand Dieu dont la nature proclame l’ordre parfait et la sagesse infinie, Celui qui est patient dans ses moyens parce qu’il est tout-puissant dans son œuvre et éternel dans ses plans, Celui dont l’action n’est jamais abrupte, jamais inattendue, mais qui l’a toujours préparée, parce qu’il l’a connue de tout temps.
Le Dieu du surnaturel inexpliqué n’est plus le Dieu de la vie, du développement régulier, organique des êtres : c’est un magicien effrayant, dont les caprices ne sont limités par aucune impuissance et arrêtés par aucune considération, que son œuvre elle-même ne saurait enchaîner, dont l’aide ne peut être ni méritée ni même amenée par nos efforts, aux intentions et à l’action duquel il nous est impossible de nous associer, et entre lequel et notre âme il ne peut être question d’autres rapports, que de celui de l’intérêt propre de notre côté, et de celui de la simple faveur du sien.
Nous voudrions contribuer à faire cesser, ne fut-ce que pour quelques-uns de nos lecteurs, chez les uns, des doutes aussi précis, chez les autres, des hésitations, ou du moins une acceptation forcée et aveugle, qui présenteraient de tels dangers. — Pour cela, nous rappelant que c’est à des hommes religieux que nous parlons ici, nous prendrons à tâche de leur faire voir comment l’admission du miracle, et tout spécialement comment celle des miracles de Jésus-Christ, est la conséquence naturelle et nécessaire d’un fait qu’ils admettent déjà et dont ils ont tous fait l’expérience personnelle, du fait de la chute morale de l’homme.
Quant aux moyens de preuve dont nous ferons usage, le choix nous en est indiqué d’avance par la nature même des doutes que nous entreprenons de dissiper.
Ces doutes tendant, dans le fond, à ébranler chez ceux qui les partagent, l’autorité des Ecritures, nous ne saurions, du moins dès le début, chercher nos preuves uniquement dans les déclarations du saint Livre. Notre première tâche devra bien plutôt être de rechercher quels sont, parmi les faits primitifs de l’âme, les véritables sources de la certitude religieuse. — S’il nous est ainsi impossible, surtout pour les premiers pas, d’éviter entièrement un travail de définition d’idées et d’analyse psychologique, nous le limiterons cependant à ce qui nous semblera indispensable pour le but pratique que nous avons seul devant les yeux.
Ce but est d’examiner jusqu’à quel point les miracles ont droit à la qualification de faits surnaturels qui leur est attribuée dans l’usage commun, qualification sur laquelle ceux qui les nient appuient leur principal argument.
Hâtons-nous cependant de le dire, si nous ne venons point inviter nos lecteurs à nous suivre dans une laborieuse analyse d’idées abstraites, si nous désirons nous en tenir avant tout à l’observation des faits qui ont lieu soit dans le domaine des sens, soit dans celui de la vie de l’âme, nous n’avons pas non plus la prétention d’entreprendre ici la critique spéciale de chacun des récits miraculeux que renferment nos livres saints. Nous voudrions seulement examiner, en général, les droits que le miracle, considéré comme tel, possède à notre créance : ce à quoi nous aspirerions, ce serait à déterminer le caractère intrinsèque du fait miraculeux, et la place qui lui appartient sous le rapport de la crédibilité.
Un miracle est-il, dès l’abord et sans autre, un fait impossible, et son admission chose absurde et jugée, ou bien, comme tout ce à quoi l’on doit ajouter foi, a-t-il des raisons suffisantes d’avoir été, et par conséquent d’être cru ?
Telle est la question que nous désirons contribuer à éclaircir.
Nous croyons qu’il est à cette heure beaucoup d’hommes qui admettent le fait des miracles par un acte de consentement tacite, par une foi aveugle ; disons mieux, qu’il est de nos jours beaucoup d’hommes qui, tout en admettant encore les miracles, n’y croient cependant plus.
Refuserons-nous à de tels hommes le titre de croyants ? — Nous n’en aurions pas le droit ! Incapables de justifier à leur propre raison les faits miraculeux, s’ils en évitent la pensée, c’est justement parce qu’ils hésiteraient à se déclarer franchement incrédules sur un point dont ils sentent qu’il intéresse d’aussi près leur foi religieuse. Leur silence, la suspension de leur jugement est, dans le fait, un sacrifice qu’ils apportent à la réalité de leur foi. Bien loin, par conséquent, de devoir nier la présence de cette foi chez eux, il serait injuste de ne pas leur tenir compte du sacrifice qu’ils lui font sous nos yeux.
Néanmoins, cette indécision, ce silence sont un mal lorsqu’ils font souffrir ceux qui y persistent et deviennent un danger imminent dès qu’ils commencent à ne plus les gêner.
Pour nous, tout en respectant la sincérité qui est à la source du silence de ces personnes, ce que nous leur reprocherions, ce ne serait pas de ne pas assez croire, ce serait plutôt de croire trop encore.
En effet, en retenant une foi dont ils ne peuvent justifier les bases et qui, par conséquent, leur demeure inutile ou même gênante, ils sont forcément amenés à fausser bientôt cet instinct puissant de vérité qui constitue, dans chacun de nous, comme la colonne de l’âme elle-même.
Avant de pouvoir reprendre possession de cette foi, il faudrait tout d’abord qu’ils eussent eu le courage de s’en avouer la perte à eux-mêmes, et d’en laisser voir l’absence à leurs frères. — On ne possède réellement que ce qu’on a loyalement conquis. Ce qu’on retient de force ne saurait jamais être à nous, ni conférer à notre âme aucune richesse légitime.
Aussi bien n’y a-t-il qu’un seul moyen d’échapper à de certains doutes : ce moyen c’est de les traverser. Reculer, ici, c’est avoir renoncé à la lutte, c’est avoir été vaincu, et cela d’autant plus complètement qu’on hésite davantage à se l’avouer à soi-même. Forteresse escarpée et solitaire, la foi naïve, la foi de l’enfance, la foi sur une autorité étrangère, n’a plus de chemins de retour ouverts à ceux qui ont une fois déserté son enceinte.
On le voit peut-être, malgré le titre de ces pages, malgré les allures sévères auxquelles nous invite notre sujet, c’est une œuvre émue que nous entreprenons ici, c’est un cri du cœur auquel nous voudrions prêter une voix. — Nous sommes vivement frappés du malheur des temps où nous vivons ! Et qui ne le serait ! La foi simple, la foi naïve est détruite ! L’analyse, introduite par les hommes du réveil comme une arme de conquête, l’analyse est devenue un poison qui a pénétré dans les masses et qui les corrode incessamment. Déjà les formes du culte des chrétiens ne parlent plus à la foule, et personne ne s’y passionne plus pour l’Evangile de Jésus-Christ !
Tant que cet Evangile n’avait à souffrir d’attaques que de la part de ses ennemis, aucun de ceux qui le confessent n’eût pensé à douter de son triomphe. Mais voici que ce sont ses disciples eux-mêmes qui le trahissent. C’est parmi les « évangéliques » qu’il est même, à cette heure, le plus méconnu, le plus audacieusement attaqué. — Jusqu’à présent ces attaques n’ont été que le retentissement attardé de luttes qui avaient déjà divisé les esprits dans un pays voisin du nôtre, et il serait facile, si l’on voulait se borner à faire ici de l’érudition théologique, de réfuter pas à pas ce « rationalisme » emprunté. Mais il mourra en France comme il se meurt en Allemagne, et cela plus promptement encore, grâce au bon sens et à la clarté naturelle de l’esprit français. D’ailleurs une réfutation de détails, à part le fait qu’elle serait longue et fatigante, ne nous mènerait pas au but que nous voulons atteindre, qui est celui d’être de quelque utilité à la foi de nos lecteurs. La négation d’une négation, quelque concluante qu’elle ait pu être, n’a jamais produit aucune lumière, aucune vie nouvelle pour l’âme.
Il y a deux classes de douteurs. Ceux qui doutent par amour-propre ; — à ceux-là le mot de Paul, apôtrea : « Si quelqu’un aime à disputer, ce n’est pas là notre coutume, ni celle des Eglises de Dieu. »
a – 1 Corinthiens 11.16.
Mais il y a aussi les vrais douteurs, les douteurs sincères. — Ce sont là peut-être les amis les plus chauds de la vérité. En tout cas, ce sont ceux chez lesquels son nom seul réveille les plus profondes émotions ; aussi bien est-ce à eux seuls, entre tous ses disciples, que la Vérité finit par se faire toucher comme au doigtb. Courageux, impétueux parfois, mais avant tout consciencieux et fidèles de cœur, ces hommes-là souffrent de leurs doutes et ne s’en parent jamais ; aussi ont-ils plus de droits à notre affectueux respect que ceux qui pensent posséder une foi inébranlable, parce qu’ils ne se sont jamais vus aux prises avec le doute.
b – Jean 20.24-27, comparé à Jean 11.16 ; 14.6.
C’est à ces douteurs-là, qui du reste comprendront l’émotion de notre parole, que nous voudrions surtout nous adresser. Voici à peu près quel pourrait être le langage de ceux que nous avons spécialement en vue :
« Je suis tenté de douter de l’Evangile, parce que j’y trouve affirmés des faits qui me paraissent surnaturels. Je ne puis croire à la réalité de faits semblables, puisque ce serait admettre, dans l’Auteur de toutes choses, deux volontés qui se contredisent et par conséquent s’excluent.
Mais ce doute me fait souffrir, aussi ne le proclamé-je pas. Il tend à détruire ce qui me faisait vivre en paix, et il ne met rien à la place. — Ce doute attaque la base où reposait ma vie religieuse elle-même, dont il gêne l’exercice et la profession. »
Si quelqu’un de nos lecteurs trouvait dans ces mots l’expression de sa pensée avouée ou secrète, nous souhaitons vivement que les pages qui vont suivre puissent lui être de quelque utilité.