L’antiquité chrétienne vivait dans le christianisme ; le monde moderne réfléchit sur lui. L’une était douée d’un tact immédiat, et sûr le plus souvent, pour sentir l’élément chrétien ; l’autre cherche à le déterminer en des idées précises, et arrive à avoir de son ensemble une conscience plus claire, quoiqu’il marche souvent en tâtonnant et qu’il s’égare, par diverses voies, loin du vrai but, parce qu’il lui manque ce tact régulateur.
L’élément propre qui caractérise le christianisme, et les traits essentiels qui font sa valeur spécifique furent, sans contredit, mis en relief et en évidence dès les premiers temps de l’Église ; mais on ne sut ni les ramener d’une manière expresse et nette à leur foyer vivant, ni les condenser dans une formule substantielle, ni les distinguer intégralement de ce qui n’est pas eux, de ce qui ne leur appartient pas. Les apologistes des premiers siècles développent sans doute, dans leurs défenses, les premiers germes de la théologie chrétienne, et mettent dans un jour très vif les principes fondamentaux de la foi évangélique, par rapport à Dieu, au Christ, au Saint-Esprit, à la rédemption et à la sanctification ; mais ils n’essaient pas, quoiqu’ils y fussent fortement provoqués, de réunir en faisceau ces traits caractéristiques et propres, de les ramener à l’unité qui leur est essentielle et commune, et d’opposer cette unité au judaïsme et au paganisme.
A partir du quatrième siècle, tout le travail des esprits se concentre sur l’élaboration et sur la fixation des points capitaux du dogme, autour desquels se déroule une lutte immense. Le spéculatif Orient s’attache à préciser la doctrine de Dieu Père, Fils, et Saint-Esprit, et celle de la personne de Jésus-Christ. Le pratique Occident s’efforce d’élucider celle du péché et de la grâce, du besoin et de la réalisation du salut. Mais les théologiens, absorbés dans ces grands objets, n’en viennent jamais, ou du moins que très occasionnellement, comme, par exemple, au sujet de la trinité rapprochée des enseignements juifs et païens, à comparer le christianisme avec tout ce qui n’est pas lui, et à le formuler sous ce rapport avec netteté et profondeur. Ils distinguent les éléments chrétiens de ceux qui leur sont étrangers, en détail mais non pas dans leur complet ensemble, parce qu’ils sont privés d’un principe fondamental qui embrasse tout.
Le moyen âge pouvait moins que tout autre époque entreprendre cette tâche. Sa science scolastique avait pour mission d’appliquer la dialectique aux dogmes établis, et de les systématiser. Pour lui, le christianisme, tel qu’il avait été complètement formulé par l’Église, était d’entrée la vérité absolue, régulatrice. Il ne se sentait ni le besoin ni le désir de le prouver, soit en le comparant aux autres religions, soit en mesurant sa grandeur spirituelle, soit en scrutant jusqu’au fond et en justifiant rationnellement l’idée qui le pénètre et qui l’anime. Et eût-il eu ce désir et ce besoin, le manque de culture historique et d’impartialité critique l’aurait empêché de les satisfaire !
Les réformateurs eux-mêmes, quoique profondément pénétrés de l’esprit chrétien, étaient bien éloignés de réfléchir sur cet esprit. Ils avaient à dégager le cœur du christianisme des langes ecclésiastiques qui l’oppressaient. Tous leurs efforts se concentraient dans le cercle de la vie chrétienne et ecclésiastique. Les faits, la vie la plus concrète réclamaient et absorbaient toute leur activité ; aussi les intérêts généraux placés hors de cette sphère les touchaient-ils peu !
Ce n’est que dans les temps modernes qu’on a été conduit à rechercher avec exactitude le caractère distinctif du christianisme. Ces investigations nouvelles ont été la conséquence naturelle du progrès des études historiques et philosophiques, et surtout de celles qui ont été si largement faites sur l’histoire des religions. On a vu que, malgré son originalité si caractérisée et sa descendance immédiatement divine, le christianisme se trouvait lié à un grand et vaste ensemble historique qui expliquait, en la légitimant, sa véritable valeur ; que, loin d’être comme tombé soudain et inattendu du ciel, il avait été préparé dans le cours des âges et comme élaboré par un travail séculaire et progressif ; qu’il était peut-être l’anneau-maître à qui tout tient, mais pourtant un anneau dans la chaîne du développement des idées et des formes de la vie religieuse. On a donc voulu comprendre quels étaient ses rapports avec les autres religions, avec l’humanité, avec l’histoire universelle, et le justifier solidement aussi par cette voie. C’est en ce sens qu’ont été publiés, depuis un demi-siècle environ, sur son esprit et sa nature, de nombreux écrits animés de tendances très diverses, et qui reflètent bien les phases différentes de la théologie et de la culture générale. Pour ne rappeler ici que quelques noms significatifs, citons le digne Storr, qui met particulièrement en relief l’élément surnaturel, miraculeux et positif de la révélation, comme constituant son cachet distinctif ; — Herder, qui s’attache à faire ressortir son caractère humain, universel ; — Jean Müller, qui le conçoit et qui l’expose, d’un côté, comme le centre et la clef de l’histoire du monde, et de l’autre, comme la seule solution satisfaisante des énigmes de la vie individuelle ; — Chateaubriand, enfin, qui met en lumière sa haute et saisissante beauté pour faire éclater son génie. Chaque époque et toute riche personnalité ont développé un côté spécial de cet inépuisable objet.
En particulier, les luttes christologiques de ces derniers temps ou, pour mieux dire, de nos jours, ont eu, entre autres bons résultats, celui de mettre en plus vive saillie l’élément spécifique du christianisme, et dans un jour plus éclatant son centre le plus intime et comme la moelle de son essence. Auparavant, ceux qui avaient entrepris de l’étudier s’étaient le plus souvent placés à des points de vue étroits et incomplets : qui, à celui de l’Église, soit primitive, soit catholique, soit protestante ; qui, à celui du rationalisme, du supranaturalisme ou de la critique. Ou bien encore on prenait une période de son histoire pour toute l’histoire elle-même, en détachant quelques points fragmentaires de son vaste et riche organisme. Ou bien enfin on s’attachait tour à tour à ses faces diverses, soit à sa divinité, soit à son humanité ; soit à son côté dogmatique, à son côté moral et social, ou à son côté esthétique. Mais aujourd’hui la science a conquis une plus haute position et sait le contempler d’un point de vue plus vaste et plus embrassant. Elle s’efforce de lui rendre la justice qui lui est due, en l’étudiant dans toute la grandeur de son puissant organisme, dans la riche plénitude de son caractère idéal et historique, divin et humain, religieux et moral, individuel et collectif, original et progressif. Elle s’est approchée plus résolument du foyer vital d’où sont émanés et d’où jaillissent sans cesse tous les rayons de sa puissance et de ses bienfaits, à travers les siècles déjà nombreux de ses expansions vivifiantes ; elle a plus intimement pénétré dans ce centre vivant, semblable à un cœur qui bat sans interruption, et d’où procède la création de ce magnifique ensemble de forces et de biens qui distinguent le monde moderne, le monde chrétien.
C’est de cette façon large et dans cet esprit de pleine justice que nous nous proposons de rechercher ici le caractère distinctif du christianisme, c’est-à-dire ce qui, en le différenciant de tout autre religion, le fait ce qu’il est, et lui donne ou lui imprime son cachet propre. C’est ce que nous appelons son élément particulier et spécifique, ou bien encore son essence, n’admettant pas qu’on puisse séparer le particulier de l’essentiel, puisque son essence repose sur l’élément qui lui est propre, et qu’à son tour cet élément n’est que la forme concrète, vivante et réelle de son essence.
On a voulu toutefois établir une différence entre ce qui est particulier et ce qui est essentiel. On a dit : L’élément particulier est ce qui fait du christianisme une religion individuelle, savoir : ses faits, son histoire, sa partie extérieure, mobile et passagère ; tandis que l’élément essentiel consiste dans l’idée, dans la vérité intérieure, dans le fonds qui reste immuable au milieu de ses changements. A ce point de vue son essence se réduirait aux principes religieux et moraux que le Christ a promulgués. Et quant au mode d’union de ce Christ avec l’Église qu’il a enfantée ; quant à savoir si ce Christ est l’occasion ou le fondateur de la foi qui porte son nom, s’il est docteur ou modèle, législateur ou maître, rédempteur et réconciliateur, ces questions, considérées comme individuelles et particulières, et reléguées parmi les éléments muables, seraient laissées à la libre décision des chrétiens.
Mais cette conception manque de tout solide fondement. En effet, la place qu’elle fait à la personne du Christ est tout à fait arbitraire et fausse. Au fond et dans la réalité des choses, cette place n’est point accidentelle, et il ne nous appartient pas de la déterminer selon nos vues et nos caprices. Elle est, au contraire, tellement essentielle et fondamentale, que tout dans le christianisme tient au Christ. Sans doute il est des points moins importants et dont même l’Évangile pourrait se passer sans qu’il cessât pour cela d’être ce qu’il est ; tels sont ceux qui se rapportent à la personne de Satan, aux démons, aux possessions démoniaques, à la forme et au temps de l’apparition future du Seigneur. Sans doute encore l’on peut se représenter un fondateur de religion dont la personne ne serait pas indissolublement unie et comme tissée avec la religion qu’il institue. Tout autre personne que Moïse, par exemple, aurait pu être choisie aussi bien que lui pour introduire et pour établir la forme religieuse dont il fut le médiateur. Nous en disons autant de toutes les religions qui sont avant tout législatives et rituelles. Mais il en est tout autrement du christianisme, dont la fondation même est enchaînée à une personnalité incomparable, et par un lien tellement intime, que rompre celui-ci, c’est altérer essentiellement celui-là. La position centrale et génératrice qu’occupe Jésus-Christ dans l’économie de son Évangile appartient donc aux fondements, et par conséquent à l’essence de sa religion.
Quant au mode d’union du Christ avec ses fidèles, il a été si bien précisé et si nettement établi par le Maître lui-même et par ses premiers disciples, qu’il ne saurait nous être permis de le déterminer ou de le modifier à notre gré. L’on peut en discuter la valeur, la vérité, mais l’on ne peut en changer arbitrairement l’idée ; car c’est justement dans ce mode d’union, dans ce lien de la foi, dans ce moyen de communion, que se trouve le principe rénovateur de l’Évangile.
Cette distinction entre le particulier et l’essentiel est donc inapplicable à la religion chrétienne. D’ailleurs, si le particulier n’appartenait pas à l’essence, on pourrait l’en séparer, l’en détacher ; et que resterait-il alors, si ce n’est quelques principes généraux, une religion abstraite et idéale ! On a tenté cette séparation : on a extrait du christianisme les idées religieuses générales, en les décorant du nom de principes essentiels ; mais on n’a obtenu, par ce procédé chimique, que quelques catégories dépouillées de toute sève et de toute vie, de toute réalité et de tout cachet historique ; et le rejet de l’élément particulier a entraîné dans sa ruine l’essence du christianisme. Gardons-nous de croire qu’on puisse détacher de l’Évangile quelques idées générales, comme celles de Dieu, de la liberté, de l’immortalité, et laisser de côté tout le reste, en l’ensevelissant dans un profond oubli. Les choses vivantes se refusent à être traitées d’une façon si mécanique. Non, le Dieu de l’Évangile ne peut être compris sans le Christ qui nous l’a fait connaître ; non, la liberté de l’Évangile n’a pas de sens sans l’efficace de Celui qui est la vérité qui affranchit ; non, l’existence personnelle que promet l’Évangile après la mort ne possède aucun fondement en dehors de Celui qui a mis en évidence la vie et l’immortalité. Le christianisme est une religion bien nette, bien précise, bien particulière, et toute pénétrée d’un esprit qui lui est propre, ou il n’est rien. Réduit à l’état d’abstraction, il n’est plus le christianisme. Ce n’est pas le principe religieux dans sa vague généralité, qui fait sa base et son essence, mais bien cette forme vivante, particulière, concrète, historique et très définie sous laquelle il s’est produit et établi dans le sein de l’humanité, et qui, créée par un autre principe et animée d’un autre esprit, se distingue de tout autre forme religieuse, et dans les parties qui la composent, et dans les manifestations par lesquelles elle a révélé sa puissance. En même temps qu’il est une religion si particulière et spécifiquement différente de toutes les autres, il a aussi la prétention d’exposer l’essence de la religion dans sa pleine vérité, et d’être, non pas seulement une des nombreuses formes religieuses que l’histoire nous fait connaître, mais la religion en dernier ressort, la religion universelle, parfaite, la religion de l’humanité.
C’est aussi l’élément particulier du christianisme qui fait sa puissance créatrice ; car cette puissance ne provient pas de sa nature religieuse en général, mais de cette trempe qui lui est propre, mais de ce caractère spécial qui le particularise et qui est la source de ces vertus vivantes et de ces forces merveilleuses si admirablement propres à satisfaire les besoins individuels, et à conduire l’humanité au but suprême de sa perfection en Dieu. Ainsi donc, sous tous les rapports, le particulier et l’essentiel rentrent l’un dans l’autre, et ne peuvent ni ne doivent être séparés.