Le parti républicain et le parti orangiste. — Politique du comte d’Avaux. — Effet de la révocation de l’édit de Nantes sur les esprits. — Influence décroissante du comte d’Avaux. — Influence croissante du prince d’Orange. — Part prise par les réfugiés à la coalition de 1689. — Brousson. — Appui moral prêté par les réfugiés à l’expédition du prince d’Orange en Angleterre. — Jurieu. — Appui pécuniaire. — Appui militaire. — Serment prêté par les militaires réfugiés. — Services rendus par les réfugiés dans les armées hollandaises. — Le général Belcastel. — Autres officiers célèbres. — Officiers de marine. — Services rendus à la marine hollandaise. — Les fils de l’amiral Duquesne. — Écrits politiques des réfugiés. — Jacques Basnage. — Ses rapports avec le duc d’Orléans.
En Hollande, comme en Angleterre et en Allemagne, les réfugiés exercèrent une puissante influence sous le rapport de la politique et de la guerre, de la littérature et de la religion, de l’industrie et du commerce. Nous essaierons de les apprécier sous ces trois points de vue distincts.
Contre toute attente, la république hollandaise avait survécu à la redoutable invasion de 1672. Plus fort que Jean de Witt, plus habile que van Beuningen, le prince d’Orange avait arrêté la fortune de Louis XIV. Ce général de vingt-deux ans, qui, pour son début, entreprit de tenir tête au plus grand roi de la terre, cachait dans un corps faible et débile une âme énergique et une force de volonté indomptable. On retrouvait en lui la froide obstination de son aïeul le Taciturne, l’adversaire de Philippe II, le fondateur de la liberté des Provinces-Unies. Il haïssait la France comme son ancêtre avait haï l’Espagne. On assure qu’à la paix de Nimègue, quand il essaya de surprendre le maréchal de Luxembourg, à Mons, il était déjà informé de la conclusion du traité, mais il voulait le rompre à tout prix et rallumer la guerre entre la France et l’Europe coalisée contre elle.
Pour la première fois Louis XIV avait rencontré un adversaire digne de lui. L’intime union qui existait entre la république et le stathouder avait créé une barrière assez forte pour poser une limite à ses conquêtes. Aussi tous les efforts du gouvernement français tendirent-ils à rompre cet accord. Ce fut la grande tâche imposée au comte d’Avaux, lorsqu’il fut envoyé comme ambassadeur à La Haye en 1679. Deux partis se disputaient alors la direction des affaires en Hollande : le parti républicain formé des débris des partisans des frères de Witt et de tous ceux qui avaient été dépossédés du pouvoir en 1672, et le parti du stathouderat dévoué à la maison d’Orange. Le premier, peu nombreux, mais soutenu par les plus riches marchands d’Amsterdam, désirait le maintien de la paix avec Louis XIV et le rétablissement de l’ancienne entente traditionnelle entre la France et les Pays-Bas. Le prince d’Orange cherchait au contraire à unir dans une alliance commune la république hollandaise et l’Angleterre affranchie du joug des Stuarts, pour jeter ainsi les bases d’une nouvelle coalition européenne contre le grand roi. En attendant qu’il pût faire prévaloir cette politique hardie, il s’efforçait de gagner à ses vues les membres les plus considérés des États-Généraux, en leur faisant voir dans le rapprochement entre les deux pays une garantie donnée au traité de Nimègue. Il leur cachait avec soin ses desseins ultérieurs ; il enveloppait surtout d’un mystère impénétrable ses projets sur le trône de la Bretagne. Tandis qu’il agissait dans ce sens, le comte d’Avaux s’efforçait, avec une rare habileté, de créer un parti français dans l’assemblée qui présidait aux destinées de la Hollande. Exploitant au profit de Louis XIV les tendances politiques des républicains, il n’épargna ni promesses, ni argent, et parvint à gagner plusieurs des députés les plus influents. Il offrit jusqu’à deux millions de florins au conseiller pensionnaire Fagel, l’ami le plus dévoué du prince d’Orange, pour le faire entrer dans les intérêts de son maître ; mais Fagel fut inébranlable dans sa fidélité. Le magistrat puissant et respecté d’Amsterdam avait une prépondérance marquée dans l’assemblée des États particuliers de la Hollande, dont l’exemple était presque toujours suivi par les autres provinces. Le comte d’Avaux ne négligea rien pour se l’attacher. Pour mieux réussir il n’agissait que dans l’ombre et déguisait avec adresse ce que son rôle avait d’odieux. Bientôt une opposition sérieuse se forma dans l’assemblée des États-Généraux, et plus d’une fois le prince vit rejeter des propositions conformes à la politique européenne qu’il s’efforçait de faire accepter, conformes aussi au véritable intérêt de la Hollande, mais qui exigeaient de ce petit pays, et en particulier de la ville marchande d’Amsterdam, des sacrifices que tous n’étaient pas résignés à faire à la patrie.
L’égoïsme naturel aux classes qui possèdent et l’esprit local inhérent aux États fédératifs servirent de levier à l’ambassadeur de France, et, quoiqu’il n’en tirât pas toujours tout le parti possible, cependant, à mesure que la politique du prince prenait un caractère plus audacieux et plus personnel, il gagnait du terrain. Déjà il se croyait sûr de la victoire, et peut-être touchait-il en effet au but de ses efforts persévérants, lorsqu’un événement inattendu vint rompre la trame de ses longues intrigues ; et cet événement fut l’œuvre de Louis XIV lui-même qui avait un intérêt si puissant à seconder son représentant, mais dont l’esprit habituellement clairvoyant était alors obscurci par la poursuite de la chimère de l’unité religieuse de son royaume.
La correspondance du comte d’Avaux prouve avec la dernière évidence le profond dépit avec lequel cet habile diplomate vit périr tout le fruit de ses négociations et de ses menées secrètes par l’impression que produisirent les nouvelles de la persécution en France, et par l’arrivée des témoins vivants de l’intolérance, de Louis XIV. Déjà, le 24 juillet 1681, il avait écrit à l’occasion de l’édit relatif aux enfants des réformés : « Cet édit a causé assez d’altération, et surtout dans l’esprit de messieurs de Frise, jusque-là que M. de Haren, qui avait toujours été ami de la France et s’était opposé ouvertement au prince d’Orange, a dit dans l’assemblée des États-Généraux que, puisqu’on a dessein en France de perdre entièrement leur religion, il n’y a plus rien à ménager… Il a témoigné en particulier aux députés de Frise et de Groningue que, quoique ce soit contre leur intérêt de s’assujettir à l’Angleterre et de se soumettre au prince d’Orange, néanmoins, puisqu’on veut détruire leur religion en France, il faudra bien à la fin s’allier avec Charles II, et qu’il se fait fort de porter dans trois semaines la province de Frise à entrer dans ce sentiment… Je fus averti de ces discours et de ce changement de M. de Haren par deux députés de Frise et de Groningue. Cela m’obligea d’aller chez lui. Je le mis sur le chapitre de la religion et sur ce qu’on faisait en France à cet égard : mais, quoi que je pusse dire pour lui faire connaître que Sa Majesté ne faisait rien qui fût contraire à l’édit de Nantes, et que je le tournasse dans tous les sens pour le faire parler, je n’en tirai autre chose, sinon que le roi était maître de faire dans son royaume ce qu’il lui plaisait. »
Le 9 mars 1685, il écrivit à Louis XIV : « J’ai découvert aujourd’hui que l’on travaille à raccommoder le prince d’Orange et le prince de Nassau. Le ministre Vandervaye, qui a été si opposé à cette réunion, est depuis deux jours fort en secret à La Haye. Le moyen que l’on a pris pour faire agir cet homme vient de ce qui se passe en France au sujet de la religion prétendue réformée. » Il ajouta le 22 mars suivant : « Les affaires des religionnaires de France ont donné du chagrin à quelques particuliers d’Amsterdam ; mais elles n’ont pas fait encore assez d’impression sur l’esprit en général de ceux du gouvernement de cette ville, pour les avoir fait changer de conduite. Je suis toutefois obligé de dire à Votre Majesté que les ministres prédicants et les relations qu’on envoie de France les aigrissent si fort, que je ne sais ce qui en arrivera dans la suite. »
Les magistrats de la ville de Leyde étaient opposés au prince d’Orange. La révocation de l’édit de Nantes les fit changer de sentiment. Les bourgmestres d’Amsterdam, après de longues hésitations, suivirent l’exemple de ceux de Leyde. « Ils firent entendre, écrivit le comte d’Avaux, que c’étaient les affaires des huguenots de France qui les avaient poussés à se raccommoder avec le prince d’Orange. Il est vrai que cela avait animé quelques-uns d’entre eux, qui étaient les plus zélés pour la religion. Il est certain que cela servit aussi de prétexte à la faiblesse de quelques autres, qui n’ont pas été fâchés de se raccommoder et de profiter de cette occasion, voyant que le public, qui était excité par les déclamations des ministres français et par les faux rapports de ces réfugiés, témoignait une grande animosité. »
Le bruit répandu par le prince d’Orange que Louis XIV demandait l’extradition de tous les huguenots retirés dans les sept provinces influa même sur les élections qui renouvelèrent quelques mois après le magistrat de cette ville. « Parmi les quatre bourgmestres d’Amsterdam, écrivit à ce sujet le comte d’Avaux, les deux nouveaux, qui étaient peut-être les deux meilleurs que l’on pût choisir, ont le défaut d’être très zélés pour leur religion, jusque-là que l’un d’eux a dit trois semaines auparavant à un de ses amis, qu’il a toujours été d’avis que la république ne peut subsister sans une étroite alliance avec la France, mais qu’à cette heure qu’il voit comme on y traite ceux de sa religion, il sera le premier à prendre de toutes autres mesures. »
Enfin, le 10 juin 1688, au moment même où Louis XIV se préparait à porter ses armées sur le Rhin, dans l’espoir d’empêcher ainsi le prince d’Orange de quitter la Hollande et d’aller détrôner son beau-père, le comte d’Avaux lui envoya cette dépêche significative : « Je suis obligé de dire à Votre Majesté qu’il est fort à appréhender que le prince d’Orange ne trouve des secours dans les États-Généraux, et qu’il n’aurait pas eus autrefois. Mais il s’est si bien servi du prétexte de la religion, et tous les fugitifs de France ont tellement animé les calvinistes de ce pays-ci qu’on n’oserait se promettre que les États entrassent dans leurs véritables intérêts, comme ils auraient fait autrefois.
Il reste donc constaté que la révocation de l’édit de Nantes et les dragonnades qui précédèrent et suivirent cette mesure funeste, déjouèrent les calculs astucieux de l’ambassadeur de France à La Haye. La désunion qu’il avait fomentée disparut devant l’imminence du péril que la réforme courait à la fois en France, en Angleterre et en Hollande, et l’heureux accord de toutes les classes de la nation fut rétabli par le prince que l’on considérait comme le représentant et le défenseur de l’Église protestante, et comme l’antagoniste irréconciliable du monarque persécuteur. Tranquille de ce côté, Guillaume d’Orange put poursuivre désormais un but plus élevé.
Il n’entre pas dans le plan de cet ouvrage d’exposer les moyens à l’aide desquels le prince prépara pendant dix ans, avec cette patiente confiance qu’inspire le véritable génie, son avènement au trône d’Angleterre. Nous nous contenterons de faire ressortir la part que les réfugiés prirent à cet événement.
Guillaume d’Orange fut le véritable auteur de la ligue d’Augsbourg qui prépara la coalition européenne de 1689. Mais la première pensée de cette ligue appartient à un réfugié, à Brousson, établi à Lausanne et député par ses compagnons d’exil vers les puissances protestantes du nord de l’Europe. Il entra successivement en rapport avec le pensionnaire Fagel, avec le prince d’Orange et avec l’électeur Frédéric-Guillaume. Ce fut à Berlin qu’il communiqua aux deux princes le plan d’une confédération protestante contre Louis XIV, et de ce projet sortit la ligue d’Augsbourg qui réunit dans une résistance commune les États réformés et les États catholiques également alarmés de l’ambition du roi de France, et indignés des conquêtes qu’il venait d’accomplir en pleine paix, en vertu des arrêts de ses chambres de réunion. Quand l’Europe entière se trouva d’accord pour opposer une digue à ce flot envahisseur, quand le pape fut devenu l’allié de la Hollande, le Danemark de l’Autriche, la Suède de la Savoie, la Saxe de la Bavière, le Brandebourg de l’Espagne, Guillaume d’Orange n’hésita plus à s’embarquer pour renverser Jacques II et pour délivrer l’Angleterre d’un gouvernement détesté.
Ce fut au mois d’avril 1688 que le comte d’Avaux obtint les premiers renseignements sur les intelligences du prince avec les chefs de l’émigration française en Angleterre. Selon toute apparence, Jurieu fut le principal intermédiaire qu’il employa. Ce prédicateur ardent, qui était en même temps un homme de résolution et d’action, avait passé dans ce royaume une partie de sa jeunesse. Ses écrits violents contre Charles II et contre le duc d’York avaient attiré sur lui l’attention du prince dont le fougueux ministre attendait l’affranchissement de la Bretagne. Excités par lui, les réfugiés à Londres préparèrent par leurs discours la réussite des projets de Guillaume. Les récits de leurs souffrances passant de bouche en bouche inspirèrent aux Anglais les appréhensions les plus vives et une horreur indicible des desseins attribués à Jacques II. En vain ce prince affectait-il de désapprouver la politique intolérante de Louis XIV ; en vain paraissait-il disposé à secourir les fugitifs qui avaient besoin de l’assistance publique. Personne ne se trompait sur ces marques apparentes de sympathie si contraires à ses sentiments réels, si opposées surtout aux mesures rigoureuses qu’il avait décrétées contre les presbytériens d’Écosse. D’ailleurs il jeta lui-même le masque en faisant brûler publiquement par la main du bourreau la relation à la fois si modérée et si touchante des persécutions des protestants en France que le ministre Claude avait fait imprimer en Hollande. Les réfugiés établis dans cette contrée manifestaient la même antipathie contre Jacques II. Ils répandaient des doutes affectés ou sincères sur la légitimité de la naissance du prince de Galles, et aidèrent ainsi le prince d’Orange à tirer parti du mensonge adroit qui fut l’un des prétextes de son expédition. Les réfugiés facilitèrent ensuite son entreprise par les grandes sommes qu’ils firent circuler dans le pays. « Les États de Hollande, écrivit le comte d’Avaux en 1688, consentirent, sur les remontrances du prince d’Orange, à fournir quatre millions pour être employés aux fortifications d’Amsterdam. Les bourgmestres qui voulaient que cet argent fût bien employé, et que le prince d’Orange n’en pût faire aucun mauvais usage, prirent pour cela toutes les précautions possibles. Ils firent mettre dans la résolution qu’on ne lèverait ces quatre millions qu’en quarre ans, que chaque année on résoudrait avant que de lever le million l’emploi que l’on en ferait, et que l’on désignerait les places qui devaient être fortifiées. Mais le duc d’Orange et le pensionnaire Fagel surent éluder fort bien toutes ces précautions. Comme il y avait une grande abondance d’argent en Hollande, et que les réfugiés français y en avaient apporté une grande quantité, il fit en sorte que le receveur général des États-Généraux, qui ne devait recevoir qu’un million selon la résolution des États, ne fermât son comptoir qu’après avoir reçu quatre millions ; et il déclara aux États-Généraux que l’affluence avait été si grande qu’il n’avait pas eu le temps de se reconnaître. Le prince d’Orange et Fagel empêchèrent qu’on ne lui imputât rien de cette affaire. On lui ordonna seulement de garder l’argent, et ce sont ces quatre millions dont le prince s’est servi pour une partie de la dépense de son expédition en Angleterre. » L’ambassadeur de France ajouta dans une de ses dépêches suivantes que sur ces quatre millions, environ cinq cent mille écus avaient été fournis par les seuls réfugiés.
Ce furent encore les émigrés de France qui formèrent l’élite de la petite armée avec laquelle le prince débarqua dans la rade de Torbay. Une foule d’officiers du régiment des fusiliers en garnison à Strasbourg, du régiment de Bourgogne en garnison dans la même ville, de celui d’Auvergne réparti entre Metz et Verdun, des officiers et même de simples soldats qui accouraient de Lille, du Quesnoy et généralement des villes frontières, avaient cherché un asile en Hollande, et les États-Généraux, sur la demande du stathouder, les avaient distribués dans les principales places de guerre. Il existait des compagnies presque entièrement françaises à Breda, sous les capitaines La Berlière, Pralon, d’Auteuil, Desparon, Loupie, La Pesrine ; à Maestricht, sous le colonel de cavalerie de Boncourt, et sous les capitaines de Boncourt fils, Du Bac, Marsilly, Falantin ; à Berg-op-Zoom, sous le capitaine Saint-Germain ; à Bois-le-Duc, sous les capitaines Cormon, Fugni, Rieutor, La Mérie ; à Zutphen, sous les capitaines Dortoux, Ronset, Malboix, Blanchefort ; à Nimègue, sous les capitaines Belcastel, d’Avejan, de Maricourt, d’Entragues, de Saint-Sauveur ; à Arnheim, sous les capitaines de Montant, Monpas, Chalais et La Rambillière ; à Grave, sous le capitaine Cabrole ; à Utrecht, sous les capitaines Gastine, de l’Isle, Villé, Traversy, de Chavernay, Rapin ; à La Haye, sous les capitaines Petit, Monbrun, de Jaucourt, de Fabrice. Tous ces officiers avaient consenti à entrer au service de la Hollande. Plusieurs avaient stipulé d’abord qu’ils ne combattraient pas contre leur ancienne patrie. Quoique fugitifs et réputés déserteurs, d’après les lois militaires, ils ne se croyaient pas dégagés entièrement du serment de fidélité qu’ils avaient prêté à Louis XIV. De là des duels fréquents entre ceux qui, préférant leur religion à leur pays, blâmaient en termes amers le roi persécuteur, et ceux qui soutenaient qu’un officier français ne devait jamais, dans aucune circonstance et sous aucun prétexte, manquer au respect dû à son souverain légitime. Le prince d’Orange prenait hautement sous son patronage ceux dont les vues répondaient à sa politique, et empêchait l’effet des poursuites intentées contre eux par les tribunaux hollandais. Mais, sentant la nécessité d’étouffer dans leur germe ces dissensions naissantes, et de donner une direction nouvelle au sentiment d’honneur et de fidélité qui animait ces loyaux proscrits, il leur fit imposer un serment par lequel ils s’engageaient à servir la république contre tous ses ennemis. Ce serment destiné à les dénaturaliser, en brisant le dernier lien qui les attachait à la France, était conçu en ces termes :
« Je promets et jure d’être loyal et fidèle à mes seigneurs les États-Généraux des Provinces-Unies ; d’obéir aux ordres et commandements desdits États, de son altesse et du conseil d’État comme aussi de tous chefs et officiers, tant que sont déjà établis en charge par les États-Généraux, ou de leur part, que de ceux qu’il leur plaira à l’avenir d’établir, contre tous généralement, sans en excepter qui que ce soit, selon l’exigence des affaires et que le besoin desdites Provinces le requerra, tant dans le pays que hors lesdites Provinces, par mer et par terre ; de respecter et d’exécuter leurs commandements et généralement de me régler selon les articles et ordonnances, déjà faits et arrêtés sur mes charges, ou encore à faire et arrêter. Ainsi m’aide Dieu ! »
Nous avons raconté ailleurs que trois régiments français d’infanterie, un escadron de cavalerie, sept cent trente-six officiers réformés incorporés dans tous les bataillons, s’embarquèrent avec le prince d’Orange et contribuèrent puissamment à faire triompher sa cause en Angleterre, en Écosse et en Irlande. Lorsque la révolution fut accomplie dans les trois royaumes, Guillaume III retourna sur le continent pour continuer la guerre contre Louis XIV. Les réfugiés l’y suivirent et continuèrent à le servir avec la même fidélité et la même valeur. Un régiment commandé par le marquis de Ruvigny combattit sous ses ordres à Steinkerque et à Neerwinde. Une division confiée à Charles de Schomberg fut envoyée au secours du duc de Savoie contre l’armée de Catinat. Les troupes hollandaises elles-mêmes se remplirent de plus en plus d’officiers français qui se couvrirent de gloire dans cette guerre sanglante que termina le traité de Ryswick. La paix rétablie, on licencia les régiments français, mais on s’empressa de les reformer en 1703, lorsque la guerre pour la succession d’Espagne embrasa de nouveau l’Europe. Deux régiments d’infanterie composés entièrement de réfugiés combattirent en Piémont, sous les ordres de La Porte et de Cavalier, trois autres en Hollande, sous le commandement de Belcastel, remplacé depuis par Montèze, de Lislemaretz et de Viçouse. Ils contribuèrent à la victoire des alliés à la journée meurtrière d’Oudenarde et à celle de Malplaquet qui réduisit Louis XIV à demander la paix, et à consentir aux conditions humiliantes des préliminaires de La Haye que les puissances coalisées eurent la folie de refuser. Tandis que le prince Eugène s’emparait de Lille et que la route de Paris était ouverte à l’ennemi, un parti hollandais, commandé par des officiers réfugiés, eut la hardiesse de pénétrer de Courtrai jusqu’aux portes de Versailles, et d’enlever, sur le pont de Sèvres, le premier écuyer du roi.
Lorsque les puissances alliées se décidèrent enfin à porter secours aux Camisards, ce fut sur Belcastel que se fixa leur choix pour diriger l’expédition. Nommé major général dans une conférence qui se tint à La Haye, le 28 avril 1704, chez le général Marlborough, il reçut ordre de lever un corps de cinq mille hommes avec lesquels il devait pénétrer dans les Cévennes. La soumission de Cavalier fit avorter ce projet. L’arrestation d’un de ses officiers, nommé Villas, fils d’un médecin de Saint-Hippolyte, et qui avait servi comme cornette du régiment de Galloway, le fit renoncer à toute nouvelle tentative d’organiser un soulèvement dans le Languedoc. Mais il continua à servir sous le drapeau de la république, et en 1710 il reçut le commandement des troupes hollandaises en Espagne. Il se distingua à la bataille de Saragosse qui coûta à Philippe V cinq mille morts, quatre mille prisonniers et seize pièces de canon. Ce fut en partie sur ses instances que Charles II prit la résolution de marcher sur Madrid, que le petit-fils de Louis XIV abandonna pour la seconde fois, le 9 septembre, mais que les alliés furent forcés d’évacuer à leur tour, le 18 novembre suivant. Quelques jours après se livra la célèbre bataille de Villaviciosa gagnée par Vendôme, dans laquelle Belcastel fut tué.
Parmi les officiers qui restèrent au service de la Hollande, après avoir combattu sous le drapeau de Guillaume III, un des plus illustres fut Goulon, élève distingué de Vauban, qui avait été si utile au maréchal de Schomberg pendant la guerre d’Irlande. Devenu général d’artillerie et commandant du régiment de Hoorn, il sut maintenir la haute réputation qu’il avait acquise. Les autres réfugiés qui se signalèrent le plus dans les armées de la république sont : le baron d’Ivoi, quartier-maître général et premier ingénieur du prince d’Orange, qui le nomma gouverneur du fort de Schenk ; Jacques de l’Etang, célèbre architecte et ingénieur qui se fixa depuis à Amsterdam ; Collot d’Escury, officier d’artillerie d’un grand mérite ; Mauregnault, qui se distingua également dans cette arme spéciale ; Paul-Auguste de Roquebrune, gendre de Barbeyrac, capitaine, puis lieutenant-colonel ; Paul du Ry, ancien officier du génie, qui répara les fortifications de Maestricht. Les militaires réfugiés contribuèrent puissamment à perfectionner l’art de la guerre chez les Hollandais et chez leurs alliés. Les ingénieurs français surtout qui sortaient des écoles récemment instituées par Louvois l’emportaient alors sur ceux de tous les autres peuples, et les connaissances que ceux qui émigrèrent répandirent dans les États protestants ne furent pas sans influence sur quelques-unes des victoires que les puissances coalisées remportèrent depuis sur les armées de Louis XIV.
Un grand nombre de soldats et d’officiers de marine, après avoir été contraints à des actes extérieurs de catholicité, abandonnèrent le service de la France pour celui de la Hollande. Dans le seul mois de janvier 1686, trois bâtiments français, montés par des matelots nouvellement convertis, furent, à leur arrivée dans les ports de la république, délaissés entièrement par leurs équipages, qui déclarèrent qu’ils ne retourneraient pas dans un pays où leur religion était proscrite. Tous les écrivains hollandais reconnaissent la part considérable que nos marins eurent au perfectionnement de l’art naval dans leur nouvelle patrie. L’amiral Duquesne était l’un des plus habiles hommes de mer de son siècle. Plus que tout autre il avait secondé les efforts de Colbert pour créer ces flottes redoutables qui vainquirent Ruyter dans les parages de la Sicile, châtièrent les corsaires de Tunis, de Tripoli, d’Alger, bombardèrent Gênes, et donnèrent pour trente ans l’empire de la mer à Louis XIV. Après la révocation, il vit avec un sombre désespoir les vaisseaux du roi désertés peu à peu par une partie de leurs meilleurs équipages qui allaient pourvoir à un grand besoin de la Hollande, plus riche en navires marchands qu’en bâtiments de guerre. En 1686, plus de huit cents marins expérimentés avaient déjà cherché un asile dans les sept provinces, et leur nombre augmentait sans cesse, parce qu’ils aimaient mieux servir sur les flottes de ce pays que sur celles de l’Angleterre, gouvernée par les Stuarts. Souvent même, après avoir trouvé un abri temporaire à Plymouth, ils se rembarquaient pour quelque port de la Hollande. Lorsque le prince d’Orange fit ses préparatifs contre Jacques II, on enrôla dans la seule île de Zélande cent cinquante matelots français compris dans la grande levée de neuf mille marins ordonnée par les États-Généraux. Considérés comme des hommes d’élite, ils furent placés à bord des deux vaisseaux de l’amiral et du vice-amiral de Zélande. La plupart originaires du littoral de la Saintonge, avaient été amenés dans cette contrée par le ministre Orillar, et ils annonçaient que plus de cinq cents hommes de mer de cette même province se disposaient à les suivre. Les côtes de la Normandie, de la Bretagne et de la Guienne, contribuèrent aussi pour une large part à cette émigration regrettable, car elle fut une des causes du rapide déclin de notre puissance navale. Beaucoup de ces fugitifs furent engagés comme officiers ou comme aspirants de marine, et la Hollande eut plus d’une fois à se féliciter des services d’un Colin de Plessy, d’un Créqui la Roche, d’un François Leguat, d’un Antoine Valleau, d’un Chobases, d’un Guillot, d’un Desherbiers. Mais les plus illustres marins que la persécution conduisit dans ce pays furent les deux fils de l’amiral auquel Louis XIV, dérogeant à la sévérité des édits, avait accordé de finir ses jours en France, sans être inquiété au sujet de la religion. Henri, marquis Duquesne, qui avait été associé aux conseils et aux dernières grandes victoires maritimes de son père, était accompagné de son frère Abraham et d’un excellent officier de marine, nommé Charles de Sailly. Par un traité en règle, signé en 1689 avec les États-Généraux, il se fit autoriser à équiper dix vaisseaux pour conduire une colonie de réfugiés aux îles Mascarenhas. La souveraineté de la colonie devait lui appartenir, et, après lui, à ses héritiers légitimes, à condition que chaque nouveau possesseur se reconnaîtrait vassal de la république, et ne conclurait jamais aucun traité ni aucune alliance qui pût porter préjudice à son suzerain. Bientôt de grands préparatifs annoncèrent à tous les réfugiés dispersés en Hollande, en Angleterre, en Suisse et en Allemagne, le départ prochain d’une expédition dirigée contre un pays lointain que l’on désignait vaguement sous le nom d’Eden. Il vint, en effet, un certain nombre de fugitifs déterminés à courir les chances de cette entreprise. Un capitaine, dans un régiment français au service des Provinces-Unies, Etienne de Frégodière, fut autorisé à accompagner le corps expéditionnaire en qualité d’ingénieur, pour fortifier l’île et pour y rester six ans, tout en conservant son grade dans l’armée. Mais lorsque les frères Duquesne apprirent que l’expédition était réellement dirigée contre l’île Bourbon, et que des vaisseaux de guerre partaient de France pour la même destination, ils renoncèrent à leur projet pour ne pas violer leur serment de ne jamais faire la guerre au pavillon français. Ils se séparèrent de leurs compagnons pour se retirer dans le pays de Vaud, tandis que la plupart des marins accourus pour servir sous leurs ordres allèrent combattre sur les flottes de la Hollande contre les armées navales de Louis XIV.
Les réfugiés servirent encore la république par leurs écrits politiques et par le talent diplomatique de l’un des plus illustres d’entre eux. Tandis que le grand Arnaud publiait des écrits contre le prince d’Orange, peut-être pour faciliter son retour en France d’où l’influence des jésuites l’avait fait bannir, les droits du prince furent défendus avec habileté par quelques-uns des fugitifs qui dévoilèrent en même temps les intrigues de l’ordre puissant qui exerçait une si fatale influence sur Louis XIV et sur Jacques II. Lorsque Bayle accusait toute la France d’avoir eu part à la persécution des réformés ; lorsque, s’adressant aux soldats vainqueurs de leurs concitoyens dans leurs campagnes à l’intérieur, il s’écriait avec sa verve méridionale : « On dit que vous prenez tant de goût à voir fourrager les maisons des hérétiques, que vous vous demandez déjà les uns aux autres : Est-ce que nous ne pousserons pas le roi à nous envoyer avec ses armées victorieuses à la conversion de tous les États protestants ? Est-ce que nous n’irons pas aider le roi d’Angleterre à faire dans son royaume ce qu’on vient de faire dans celui-cia ? » ne servait-il pas la cause de la Hollande et celle de Guillaume d’Orange ? Ne ravivait-il pas toutes les haines contre Louis XIV et ne donnait-il pas une force nouvelle à ceux qui s’apprêtaient à le combattre ? Le célèbre écrit de Claude, composé, s’il faut en croire le comte d’Avaux, par l’ordre exprès du prince d’Orange, ne fut-il pas un rude coup porté au roi d’Angleterre qui en tira une vengeance si puérile ? Les Soupirs de la France esclave, attribués à Jurieu, n’ajoutèrent-ils pas à l’influence morale du parti philosophique en France, qui était opposé aux mesures de persécution, parti peu nombreux encore, mais qui comptait dans ses rangs des penseurs illustres, un duc de Beauvilliers, un Saint-Simon, un duc de Chevreuse, un Fénelon, un Vauban, un Catinat ? La réaction politique et religieuse qui éclata à la mort de Louis XIV, et le système nouveau suivi par le régent, n’avaient-ils pas été préparés en partie par cet écrit ardent qui circula dans toute la France, malgré la surveillance ombrageuse de la police, et qui fut réimprimé depuis, comme l’ouvrage d’un patriote, dans les premières années de la révolution française ?
a – La France toute catholique sous le règne de Louis le Grand. Voir Bayle, Œuvres diverses, t. II, p. 338. La Haye, 1727.
Mais, parmi tous les réfugiés, ce fut le beau-frère de Jurieu, Jacques Basnage, qui brilla au premier rang comme diplomate, et acquit une réputation européenne, non seulement par ses écrits et par ses discours, mais encore par les négociations qu’il dirigea avec autant d’habileté que de bonheur. Nommé d’abord prédicateur à Rotterdam, il fut bientôt appelé à La Haye par le grand pensionnaire Heinsius, qui appréciait son génie politique et qui désirait l’attacher de plus près à sa personne.
Voltaire a dit de Basnage qu’il était plus propre à être ministre d’État que d’une paroisse. Heinsius et van Haren qui, depuis la mort de Guillaume d’Orange, dominaient dans les conseils de la république, lui confièrent plusieurs missions importantes, et le résultat répondit constamment à leur attente. Une seule fois, en 1709, aux conférences de Gertruydenberg, il échoua dans ses efforts pour amener la paix qui n’était pas désirée sincèrement par les alliés enivrés de leurs victoires, et il vit repousser avec douleur la requête qu’il adressa aux ministres plénipotentiaires de Louis XIV pour faire rendre la liberté du culte aux protestants qui n’avaient pas quitté le royaume. Aux conférences d’Utrecht il fut chargé d’une négociation secrète avec le maréchal d’Uxelles, et il s’en acquitta avec le succès le plus éclatant. Les éloges du maréchal, ceux du marquis de Torcy et la haute opinion que conçut de lui le cardinal de Bouillon qui lui confia, pendant son séjour à La Haye, toutes les affaires qu’il traita avec les États, attirèrent sur lui l’attention du régent qui lui donna bientôt une marque singulière de sa considération et de son estime. Lorsqu’en 1716 il envoya l’abbé Dubois, depuis cardinal et premier ministre, à La Haye, en qualité d’ambassadeur, pour négocier un traité d’alliance défensive entre la France, l’Angleterre et la Hollande, il lui prescrivit de s’adresser à Basnage et de se gouverner en tout par ses avis. L’amour de la patrie n’était pas refroidi dans le cœur de l’exilé. Il s’employa avec zèle à seconder le négociateur français, et l’alliance fut conclue en 1717. Le discernement qu’il avait montré et le sentiment désintéressé qui avait présidé à sa conduite, déterminèrent le régent à lever spontanément le séquestre mis sur ses biens depuis trente-deux ans. Lorsque Dubois vint lui demander, au nom de son maître, quelle récompense il souhaitait pour le service qu’il avait rendu. « Aucune pour moi-même, répondit-il, mais je considérerais comme une grande faveur que l’on restitue à mon frère Samuel Basnage de Flottemanville, prédicateur à l’Église française de Zutphen, les propriétés qu’il possédait en Normandie. »
[Né à Bayeux en 1638, Samuel Basnage de Flottemanville desservit l’église de cette ville jusqu’en 1685. Il accompagna en Hollande son père, Antoine Basnage de Flottemanville, frère d’Henri Basnage de Franquenay, père de Jacques Basnage, et mourut pasteur à Zutphen en 1721. Il était donc le cousin et non le frère de Jacques Basnage. La dénomination de frère, dans la bouche de ce dernier, doit être prise dans un sens purement chrétien.]
Lemontey insiste, dans son Histoire de la Régence, que Basnage se laissa gagner par Dubois et qu’il agit dans l’espoir d’une rémunération convenue. Une pareille supposition ne saurait être admise. Rejetée d’avance par l’intégrité reconnue du noble proscrit, elle est contredite encore formellement par le témoignage irrécusable de Dubois lui-même. Il est plus probable que le régent s’efforça de se l’attacher par les liens de la reconnaissance, pour se ménager le droit de faire un nouvel appel à son patriotisme, si les événements en faisaient naître l’occasion. Bientôt, en effet, il put craindre que les intrigues d’Albéroni, qui aspirait à jouer le rôle de Richelieu et à rendre à l’Espagne son ancienne puissance, ne portassent les protestants des Cévennes à reprendre les armes et à rallumer la terrible guerre des Camisards. Dans son inquiétude, il envoya un gentilhomme à La Haye, et l’adressa à Basnage dont il réclama le concours pour le maintien de la paix en France. Celui-ci mit le gouvernement français en rapport avec Antoine Court, pasteur du désert, qui, par sa correspondance active, par l’autorité attachée à sa parole et par de fréquentes tournées entreprises au péril de sa vie dans les provinces du Midi, exerçait sur les populations protestantes une influence illimitée, et pouvait à son gré leur recommander la soumission ou les pousser à la révolte. Imbu des doctrines de l’obéissance passive prêchées par Calvin, Basnage avait sévèrement condamné le soulèvement des montagnards des Cévennes, tandis que Jurieu justifiait l’insurrection par les principes du droit naturel. Une nouvelle guerre civile fomentée par les agents du ministre de Philippe V ne pouvait d’ailleurs qu’aggraver encore le sort des Cévenols. Basnage le sentit, et, joignant ses efforts à ceux d’Antoine Court, sur les instances du comte de Morville, ambassadeur de France en Hollande, et sur la prière expresse du régent, il adressa à ses coreligionnaires en France une instruction pastorale qui fut imprimée à Paris, par ordre du duc d’Orléans, et répandue dans toutes les provinces du royaume, particulièrement dans celles du Midi. Cette lettre écrite avec tact et mesure seconda puissamment l’œuvre de conciliation commencée par Antoine Court. Les populations protestantes du Languedoc et des Cévennes renoncèrent à une lutte inégale et qui ne pouvait que servir l’étranger, et le gouvernement français mit, à son tour, un frein salutaire à l’acharnement impitoyable des successeurs des Montrevel et des Bâville.
[Voir l’article Basnage dans le Dictionnaire de Chaufepié. — La France protestante, par MM. Haag, t. II, pages 8 et 9. — Coquerel, Histoire des Églises du Désert, t. I, pp. 91-92. — Court de Gébelin, Monde primitif, t. I, p. v, vi et vii.]