L’histoire du Christianisme offre peu d’époques plus dignes d’attention que la fin du xive siècle et le commencement du xve. La constitution monarchique de l’Église romaine, où la papauté avait prévalu sur tous les autres pouvoirs, exposait aux regards ses abus et ses vices sans présenter aucun des avantages qu’elle avait eus à une époque antérieure, lorsqu’il avait fallu achever la conquête de l’Europe païennej et refouler l’islamisme en Orient.
j – Voyez à ce sujet mon Histoire des quatre Conquêtes de l’Angleterre, t. II, chap. 3.
Si l’expérience avait suffi pour éclairer les souverains pontifes, ils auraient depuis longtemps reconnu combien fut prévoyant et sage celui qui disait : « Mon royaume n’est pas de ce monde. » Cette puissance sans limites qui disposait, non seulement de toutes les Églises, mais de tous les royaumesk n’aurait pu subsister inoffensive que dans des mains impeccables, et, pour échapper aux violences sans cesse provoquées par des prétentions sans bornes, elle aurait dû être inviolable en réalité comme en droit.
k – Voyez Note A, en fin de cette Introduction, les célèbres maximes du pape Grégoire VII.
Il n’en fut pas ainsi : les entreprises de quelques papes attirèrent sur eux la colère des rois, et leur puissance réelle répondait si peu à leurs droits imaginaires que ceux qui se disaient maîtres et souverains au temporel comme au spirituel sur tous les points du globe, furent rarement indépendants sur un seul.
Un double danger naissait pour les papes du contraste entre l’autorité qu’ils s’attribuaient et leur faiblesse réelle : d’une part, les princes menacés ou frappés par eux, contestaient des droits qui blessaient les leurs, et répondaient par la guerre à leurs foudres ; d’autre part, les souverains qui s’estimaient en état de tourner ces foudres contre leurs ennemis étaient violemment tentés de se les assujettir. Ce fut entre eux à qui s’emparerait de ce glaive invisible dont la pointe était partout, ce fut à qui en saisirait la poignée dans la débile main qui l’agitait. Ainsi donc ce pouvoir soi-disant absolu sur les choses temporelles, et dont les papes avaient fait une menace permanente pour tous, devint l’occasion d’un double et perpétuel péril pour eux-mêmes. Ils se virent fatalement condamnés à recourir à toutes les fâcheuses extrémités de la situation qu’ils s’étaient faite : il leur fallut de grandes armées pour combattre les rois ; il leur fallut beaucoup d’or pour solder ces armées, et cet or, destiné à un usage profane, il fallut l’obtenir par des moyens coupables. Le grand but d’Hildebrand fut oublié ; loin de s’appuyer sur leur autorité temporelle pour faire respecter leur autorité spirituelle, c’était celle-ci que plusieurs papes employaient indignement dans l’intérêt de leur grandeur terrestre. On vit alors des guerres criminelles soutenues par une affreuse simonie ; la piété, la charité s’éteignirent dans les âmes à mesure que se multipliaient des indulgences et des pardons sacrilèges, et la corruption coula à pleins bords de la source même d’où aurait dû sortir toute pureté morale et toute vérité.
Après deux siècles de succès mêlés de grands revers, les papes virent avorter leur gigantesque entreprise. Innocent III fut peut-être le seul qui, dans un temps favorable, à force d’audace et de génie, ait vécu redoutable à tous et indépendant de tous.
Depuis Clément IV, qui porta le dernier coup à la maison de Souabe, le pouvoir des pontifes ne fut plus illimité que dans leur pensée, et bientôt, durant leur long séjour à Avignon, ils se trouvèrent, vis-à-vis de la couronne de France, dans une dépendance presque aussi fâcheuse que celle qui avait avili la tiare sous le sceptre impérial.
Cependant la papauté, comme pouvoir spirituel et infaillible, n’était encore que faiblement ébranlée dans l’opinion des peuples ; tant de scandales donnés au monde et tant de sang versé n’avaient point détruit le prestige. Le ciel permit alors que les plus grandes forces de cette puissance fussent employées par elle-même pour sa propre ruine, et les peuples soumis au pape, qui fléchissaient le genou devant ce Dieu nouveau, ne surent plus où trouver leur idole,
Ce fut là le grand schisme d’occident, qui commença en 1378, après que Grégoire XI eut rétabli le Saint-Siège à Rome, et qui dura un demi-siècle.
Plusieurs causes avaient contribué à rappeler Grégoire XI en Italie : Rome s’irritait de l’absence de son évêque, des factions la déchiraient, et le souverain pontife pouvait seul y réprimer, par sa présence, les séditions et les brigandages ; d’autre part l’influence du roi de France était, comme nous venons de le dire, beaucoup trop grande à Avignon ; les papes n’y trouvaient point un asile assez sûr ; ils avaient vu briller dans les campagnes voisines les lances des aventuriers conduits par Duguesclin ; ils se souvenaient du jour où ces hommes farouches avaient levé sur eux un tribut de marcs d’or et de bénédictions. A ces causes se joignaient aussi des motifs religieux, fortifiés par les visions de deux femmes vénérées dans l’Église : sainte Catherine de Sienne et sainte Brigitte annonçaient avoir eu des révélations qui prescrivaient au pape, comme un devoir, le retour dans son évêché.
Il se décida donc et revint à Rome, où il mourut dans la seconde année qui suivit ce retour. Il prononça en mourant des paroles de regret et prévit les calamités qui allaient éclore. « Grégoire XI, dit l’illustre Gerson, étant au lit de mort, et tenant entre ses mains le sacré corps de Jésus-Christ, exhorta tous ceux qui étaient présents de se garder de certaines personnes, soit hommes, soit femmes, qui, sous prétexte de religion, débitent des visions de leur cerveau ; il dit que, séduit par de telles personnes, contre le conseil des siens, il allait donner lieu à un schisme après sa mort, si le Seigneur n’y mettait la main. »
L’événement suivit de près ces paroles. Sur seize cardinaux qui se trouvaient à Rome avec Grégoire, quatre seulement étaient Italiens ; parmi les autres il y avait onze Français et un Espagnoll. Si le choix des cardinaux eût été libre, ils auraient, selon toute apparence, élu un pape français, mais le peuple de Rome voulait un pape italien. Une foule furieuse assiégea la porte du conclave et fit entendre des menaces de mort, en criant : « Advisez, advisez, seigneurs cardinaux, et nous baillez un pape romain qui nous demeure ; autrement nous vous ferons les têtes plus rouges que vos chapeauxm. Un Italien fut élu ; les suffrages unanimes tombèrent sur l’archevêque de Bari, qui prit le nom d’Urbain VI.
l – Le cardinal espagnol était le célèbre Pierre de Lune.
m – Froissard.
Ce prélat, dit Thierry de Niem, qui fut son secrétaire, était, avant son élévation au trône pontifical, un homme humble, dévot, désintéressé, vigilant, laborieux, ennemi de la simonie et des simoniaques, ami des savants et des gens de bien, réglé, austère dans ses mœurs et fort zélé pour la justice ; mais il donna au monde un frappant et triste exemple du changement que la fortune apporte souvent dans l’âme des meilleurs. Parvenu au faîte des grandeurs humaines, la tête lui tourna ; son cœur s’enfla d’orgueil, et le prêtre humble et modeste devint un despote intraitable et féroce.
Il avait conservé un zèle louable pour la réforme des mœurs du clergé, mais il y travailla avec un emportement téméraire, et, après trois mois de pontificat, ceux qui l’avaient élu protestèrent contre son élection. Les onze cardinaux français et le cardinal espagnol quittèrent Rome les premiers, et se rendirent sous différents prétextes à Agnani et de là à Fondi, d’où ils écrivirent à toutes les puissances de l’Europe et aux Universités la lettre suivante :
« Nous vous avons fait savoir les fureurs horribles, la cruelle tyrannie, les entreprises audacieuses et sacrilèges du peuple romain et de ses gouverneurs contre nos biens et contre nos personnes, lorsque nous étions occupés à l’élection d’un pape, pour nous forcer à en créer un à leur fantaisie. C’est par cette malice effrénée que le siège de saint Pierre est occupé par un apostat qui répand des dogmes erronés et qui foule aux pieds toute vérité. Nous ne l’avons point pour pape par une élection canonique, le Saint-Esprit ne l’a point appelé, ce n’est pas le consentement unanime qui l’a établi, et il ne l’a été que par la plus cruelle rage d’une part, et par les plus mortelles frayeurs de l’autre. C’est ce qui nous a obligés à faire une protestation publique contre cet intrus, que l’ambition a livré à son sens réprouvé, de peur que les fidèles ne soient séduits par ses artificesn. »
n – Lenfant, Hist. du conc. de Pise, t, 1, p. 25.
L’avertissement donné par les cardinaux, pour être utile et méritoire, aurait dû se faire moins attendre ; la date de leur lettre et la violence de son style rendaient doublement suspecte la pureté des motifs qui l’avaient dictée.
Les trois cardinaux italienso étaient restés auprès d’Urbain ; leurs collègues français s’avisèrent d’un indigne subterfuge pour les gagner. Ils écrivirent à chacun d’eux en particulier, en lui promettant le souverain pontificat, sous le sceau du plus grand secret. L’épreuve était trop forte : les Italiens accoururent à Fondi, et procédèrent avec les autres à une nouvelle élection ; mais ils furent trompés dans leur attente : un Français, le cardinal de Genève, fut élu pape ; il prit le nom de Clément VII, et s’établit à Naples.
o – Le quatrième, le cardinal de Saint-Pierre, était mort.
Il était difficile de choisir, selon le droit, entre les deux pontifes, et l’Europe se partagea selon l’intérêt de ses princes. Les royaumes du Nord, l’Angleterre, l’Allemagne, la Hongrie, la Bohême, la Hollande et presque toute l’Italie demeurèrent soumis à Urbain ; la France, l’Espagne, l’Ecosse, la Savoie, la Lorraine embrassèrent le parti de Clément VII, et le monde vit commencer une lutte effroyable à laquelle aucun des souverains de l’Europe n’était alors en état de mettre un terme. Les rênes de l’empire flottaient au hasard entre les mains avilies de l’indolent et cruel Wenceslas, roi de Bohême ; Richard II en Angleterre et Charles VI en France commençaient leur règne désastreux ; en Espagne, en Italie, en Hongrie s’élevaient et tombaient des despotes ineptes ou féroces. Sur aucun trône ne se rencontrait un homme capable d’apporter un remède au schisme, ou de donner à l’Europe une impulsion salutaire. On eût dit qu’un champ libre n’était laissé à la papauté qu’afin qu’elle se portât de plus terribles coups, comme si ce pouvoir était de sa nature si indestructible qu’il ne pût être détruit que par lui-même.