Quiconque pèche transgresse la loi, car le péché est une transgression de la loi.
L’homme moderne est moins grand que ses œuvres, et son progrès moral n’est pas en proportion de son progrès matériel. Au sein des richesses et des accroissements de toute sorte qui constituent la civilisation, la valeur personnelle ne s’est point augmentée : il semble même qu’à quelques égards elle a perdu.
Avec beaucoup plus de connaissances, beaucoup plus de lumières répandues, on ne peut nier un certain affaiblissement dans la raison, l’instrument même de la connaissance. La raison, la nette distinction du vrai et du faux, la faculté de bien voir et de bien juger, d’affirmer ou de nier résolument, de poser un principe et de le suivre jusqu’au bout, la raison lumineuse et ferme, attribut incontesté de notre génie national, ne s’est-elle pas émoussée au sein de l’anarchie des doctrines, des pensées et du langage lui-même, au milieu du scepticisme général et de cette largeur mal entendue qui voit partout une portion de vérité ? — Et si la force de la raison a reçu une atteinte, les caractères qui sont, comme on l’a dit, la force de la volonté, ont subi une altération analogue. Ils sont rares aujourd’hui les hommes qui consultent les principes plus que les faits et qui, à travers la bonne et la mauvaise fortune, restent inébranlablement fidèles à leurs convictions, à leurs amitiés, à leur drapeau quel qu’il soit. Ils sont si rares, que quand on les rencontre, on les appelle des caractères antiques, et ce mot seul est un aveu significatif pour la génération contemporaine. — Mais il est un affaiblissement plus inquiétant encore, c’est celui de la conscience. L’affirmation morale hésite comme l’affirmation intellectuelle, comme l’affirmation des volontés. Dans cet inviolable domaine de l’absolu et de l’immuable, la nuance, cette subtile tentation du temps présent, est parvenue à s’introduire. La conscience semble n’être plus aussi vigoureuse dans la distinction du juste et de l’injuste, du bien et du mal. Et surtout l’injuste, le mal, ne provoquent pas chez elle des réactions assez énergiques.
Ce redoutable obscurcissement qui, s’il se consommait, consommerait notre ruine morale, se manifeste, entre autres symptômes, par la faiblesse de la notion du péché. D’imprudentes et fausses idées philosophiques, répandues dans l’air et secondées par la complicité naturelle du cœur humain ont cours dans le monde. Il en résulte que le péché perd son caractère tragique, que les saintes terreurs de la condamnation se dissipent et que, tristement rassuré, on ne s’empresse pas de recourir au remède héroïque du Christianisme, ou bien on ne le prend qu’affaibli, édulcoré, en se tournant vers un autre Évangile, revu et corrigé par la sagesse humaine.
Il y a là un péril suprême pour la religion et pour la morale. Travaillons à le conjurer en opposant à ces notions vagues et fausses, la notion exacte et vraie du péché telle qu’elle nous apparaît à la quadruple lumière de la raison, de la conscience, de l’histoire et de la Parole de Dieu.
Le péché, a-t-on dit, est une imperfection naturelle de la créature. Toute créature est nécessairement finie et Dieu ne pouvait que la créer finie, autrement la créature serait Dieu même. Cette imperfection, cette limite, c’est le péché, ou du moins ce qui apparaît comme tel à la conscience. Mais cette borne elle-même excite l’homme à la dépasser, cette imperfection sentie le fait aspirer à un état meilleur. C’est là la loi du développement humain. Le mal en est donc la condition, le stimulant nécessaire.
Mais une telle notion qui peut se concevoir et se supporter dans le domaine abstrait de la pensée, ne tient pas un instant dans le domaine des faits, et s’évanouit à la lumière du plus simple bon sens. En effet, de l’imperfection à la perfection il n’y a qu’une différence de nuance, de degré. L’imperfection et la perfection sont le même élément, faible ou fort, minime ou considérable. L’imperfection est la perfection en germe : l’une conduit ; à l’autre et s’achève dans l’autre, tandis que, du bien au mal il y a une différence absolue, il y a un abîme. Ce n’est plus le même élément à divers degrés, ce sont deux éléments contraires. L’un est la négation, le renversement de l’autre. Prenons des exemples. Les lèvres d’un homme vont s’ouvrir. Elles peuvent livrer passage à ce qu’il y a de plus pur et de plus noble au monde, la vérité. Ou bien il peut s’en échapper ce qu’il y a de plus vil et de plus odieux, le mensonge. Mais qu’y a-t-il de commun entre la vérité et le mensonge ? Est-ce que par hasard le mensonge serait la condition, le germe, l’apprentissage de la vérité ? — Le cœur de l’homme est doué de la puissance d’aimer, et dans cet amour je conçois des degrés : je conçois un amour inférieur et un amour supérieur, un amour imparfait et un amour parfait. Mais voici que ce cœur s’ouvre à la haine. Ne sentez-vous pas qu’il entre dans une phase absolument contraire ? Or, la vérité c’est le bien, le mensonge c’est le mal. L’amour c’est le bien, la haine, c’est le mal. Le mal n’est donc pas un moindre bien, c’est le contraire du bien. Le péché n’est pas une imperfection, c’est une contradiction : ce n’est pas l’ordre, un ordre inférieur, préparatoire, si vous le voulez, mais enfin un ordre, c’est le désordre même. Ce n’est pas la loi, c’est la transgression de la loi. Voilà ce que nous dit la saine raison, non pas seulement celle du savant, mais celle de l’enfant et de l’homme du peuple.
Aussi transforme-t-on plus ou moins cette notion inadmissible du péché en une autre plus spécieuse. Le péché, nous dit-on, est le fait de notre nature matérielle. Il a son siège et sa source dans la chair. Le triomphe progressif de l’esprit sur la chair, voilà la loi du développement humain. On a même poussé de nos jours cette pensée jusqu’à avancer tranquillement que l’homme au début de son histoire n’était que chair, que son premier état a été la pure et simple animalité, mais qu’à un moment donné l’espèce humaine, perfectionnant ses instincts jusqu’à l’intelligence et s’enrichissant tout à coup de l’esprit, a pris le pas sur toutes les autres. Je ne m’arrêterai pas à réfuter cette triste aberration du système. Je me contenterai d’opposer à ces théories dégradantes la grande parole de Dieu rapportée par Moïse : « Faisons l’homme à notre image ! » et l’hymne sublime de David sur l’homme sortant des mains de son Créateur : « Tu l’as fait un peu moindre que les anges, tu l’as couronné de gloire et d’honneur et tu as mis toutes choses sous ses pieds. » Mais laissant de côté ce honteux excès de la doctrine que nous combattons, tenons-nous en à cette idée souvent émise, et souvent admise, même par des esprits sérieux : le péché a son siège et son origine dans la chair. Et l’on nous cite immédiatement, à l’appui de cette théorie, les péchés de la sensualité tels que l’impureté, l’intempérance. Mais combien de péchés pour lesquels cette origine matérielle, même apparente n’existe pas ? — Voici un homme dont toute la passion est la passion de l’or. Il ne connaît pas la fureur de jouir, mais celle d’amasser. Quel attrait peut-il y avoir là pour les sens ? Quelle satisfaction pour la chair ? Cet homme est peut-être inaccessible aux tentations de cet ordre : toutes ses ardeurs sensuelles se sont éteintes au profit de cette sèche passion, de cette flamme tristement immatérielle qui le consume pour un peu d’or ! — Cet autre n’a qu’un vice, l’orgueil. Monter, monter encore, abaisser, en croyant se grandir, tout ce qui s’élève non seulement au-dessus de lui mais à côté de lui ; tout sacrifier à une personnalité insatiable ; voir s’anéantir, s’il le fallait, le monde entier, pourvu qu’il fût debout sur ses ruines dans cet immense orgueil qui est son tourment et sa volupté, voilà ce qu’il rêve ! Qu’y a-t-il là pour les sens et pour la matière ? — Il y a donc des péchés et des vices dans lesquels la sensualité n’entre pour rien. Mais je vais plus loin, et je dis que même dans les péchés qui consistent en des satisfactions de la chair, le véritable auteur du péché, le vrai coupable, ce n’est pas la chair, mais l’esprit. En effet dans tout péché, la liberté et la volonté de l’homme sont en jeu. Si brûlante que soit la tentation, il est un moment où l’homme se dit à lui-même : je cède, ou : je ne céderai pas. C’est toujours sa liberté, c’est sa volonté qui consent au mal. Or, la liberté, la volonté appartiennent au domaine moral, à l’esprit. L’esprit est donc le véritable auteur du péché. La chair est l’occasion, le siège, l’instrument ; mais le moteur, mais l’agent responsable c’est l’esprit, l’esprit rebelle et corrompu. A ce rebelle, la chair fournit, dans l’état actuel de l’humanité, des armes nombreuses et puissantes ; mais c’est l’esprit qui les saisit et les emploie. Aussi malgré les suggestions de la matière, malgré ces prétendues fatalités du tempérament par lesquelles on voudrait expliquer aujourd’hui les individus, les peuples, l’histoire, il demeure vrai que l’esprit est le vrai foyer de la personnalité humaine, et que quand l’homme pèche, c’est à sa nature morale, non à son organisme matériel, qu’il faut s’en prendre : Le péché est une transgression de la loi.
Après la raison, c’est la conscience que j’interroge. Parle-nous à ton tour, voix mystérieuse qui retentis dans les profondeurs de notre âme, et qui n’es que l’écho d’une voix plus haute et plus solennelle, parle, fais justice de tous ces vains sophismes, et dis-nous si le péché n’est qu’une imperfection de notre nature, ou qu’une suggestion fatale de la chair ! La conscience dira avec plus de force encore que la raison : Le péché est une transgression de la loi.
Je sais que la conscience peut varier d’un siècle à un autre siècle, d’un pays à un autre pays, d’une race à une autre race, et l’on me citera les Chinois qui noient leurs enfants et le sauvage qui se débarrasse de son vieux père. Mais si la conscience varie sur le catalogue des obligations morales, elle ne varie pas sur l’obligation morale elle-même. Dans ce qu’elle considère comme bien ou comme mal, elle approuve ou elle condamne ; son verdict est absolu ; et si restreinte, si inférieure, si grossière même que soit la loi qu’elle possède, elle veut que cette loi soit observée et elle punit par le remords celui qui la viole. Je sais encore que selon une comparaison saisissante d’Alexandre Vinet, la conscience étant le gardien logé chez nous, à nos frais, pour surveiller nos actes et en rendre compte, nous distrayons ce gardien, nous le subornons, nous le mettons dans nos intérêts, nous le faisons asseoir à notre table, nous déridons son front sévère et lui faisons vider avec nous la coupe de l’étourdissement… Mais je sais aussi que la conscience se réveille de cette ivresse et qu’il vient un jour, une heure où elle dit au plus léger ou au plus dégradé : Tu as péché, tu as violé la loi ! Les frères de Joseph disent avec assurance, en public : « Nous sommes gens de bien ; » mais bientôt après lorsqu’ils sont seuls et vis-à-vis d’eux-mêmes, ils se disent entr’eux : « Vraiment nous fûmes coupables envers notre frère. » Voilà la conscience et sa réaction, tardive peut-être, mais inévitable contre le mal. Si le péché n’est qu’une imperfection innée de ma nature, si le péché n’est que le résultat nécessaire de mon organisme physique, expliquez-moi le remords ! Ai-je des remords d’être un homme et non pas un ange ? Ai-je des remords d’avoir un corps et non pas seulement un esprit ? Non, mais j’ai des remords de ce que étant homme, j’ai transgressé la loi inscrite au fond de la conscience humaine ; j’ai des remords de ce que ayant un corps, j’ai fait servir ce corps d’instrument à l’iniquité. Le remords atteste donc que le péché est un désordre, que le péché est un crime : le remords vient joindre sa voix douloureuse et vengeresse à la parole de l’apôtre : Le péché est une transgression de la loi.
Au jugement de la raison, au verdict de la conscience, s’ajoute encore la sentence de l’histoire, j’entends par là la manifestation, dans le domaine des faits, du péché comme d’un désordre. « Sache, dit l’Ecriture, que ton iniquité te trouvera. » Elle nous trouvera là-haut, mes frères, mais elle nous trouve déjà plus ou moins ici-bas. Si parfois « la sentence contre les mauvaises œuvres ne s’exécute pas incontinent et si par là le cœur de l’homme est rempli d’envie de mal faire, » parfois aussi la sentence s’accomplit immédiatement dans ce monde même. Que de péchés portent en eux leur juste punition ! Que de passions trouvent déjà leur châtiment dans les ravages qu’elles exercent, dans les stigmates qu’elles impriment, dans les perturbations qu’elles amènent pour l’individu, pour la famille, pour la société ! En combien d’occasions les événements qui suivent le péché ne sont-ils pas comme un premier jugement et une réaction immédiate contre lui ? David, adultère et meurtrier, porte d’abord dans l’angoisse de son âme la peine de son double crime. Témoin ces détresses des psaumes 32 et 51 : « Mes os se sont consumés, je n’ai fait que crier tout le jour… ô Dieu ! délivre-moi de tant de sang. » David se repent et certes son repentir est admirable. Dieu qui le lui inspire, par la parole courageuse du prophète Nathan, daigne y avoir égard et lui accorde le pardon de son péché. Toutefois son péché, même pardonné, le châtiera, et le prophète lui fait entendre cette sentence : L’épée ne sortira point de ta maison. Et cette sentence devait douloureusement s’accomplir. Après tant de gloire et de prospérité, que d’humiliations, que de souffrances dans la seconde moitié de son règne ! Ce jeune enfant qui languit et qui meurt, cet autre fils qui brûle d’une flamme incestueuse, cet Absalon qui lève contre son père l’étendard de la révolte, le vieux roi passant le Cédron, gravissant tout en pleurs la montagne des Oliviers, contraint d’ordonner à ses troupes de poursuivre le rebelle et recommandant mais en vain qu’on épargne sa vie, et bientôt, vainqueur inconsolable, s’écriant avec désespoir : Absalom, mon fils ! que ne suis-je mort à ta place ! Absalon, mon fils, mon fils !… Voilà les fruits amers, voilà les terribles ravages, voilà le salaire du péché ! Sache que ton iniquité te trouvera ! C’est de l’histoire sacrée, dites-vous, c’est la période théocratique où Dieu intervenait directement dans les destinées humaines. — Mais croyez-vous donc que Dieu ait cessé d’y intervenir, que les lois de sa Providence soient abrogées, et qu’aujourd’hui le mal n’engendre plus le malheur ?
Il y a quatre ans, nous étions avec un public nombreux au pied d’une chaire du collège de France, du haut de laquelle tombe toujours un enseignement spiritualiste et hautement moral. Le professeur parlait de la constitution américaine et il déroulait devant nous cette belle page de l’histoire du nouveau monde, dans laquelle un grand peuple déclara au nom de Dieu son indépendance, et soutint cette déclaration par une guerre héroïque à laquelle la France prêta le concours d’une de ses plus nobles épées. Mais une tache d’abord presque inaperçue vint souiller cette page des annales d’un peuple libre. La première rédaction de l’acte d’indépendance contenait un article proclamant l’abolition du fléau naissant de l’esclavage. Cet article fut biffé pour rallier tous les esprits !… C’était une iniquité non directement commise, mais criminellement supportée : c’était un interdit caché dans les fondations de l’édifice. L’édifice grandit. Une prospérité sans exemple vint récompenser ce qu’il y avait de pur, de généreux, de chrétien dans la jeune république, et Dieu sembla donner à ce qu’il y avait d’injuste et de souillé l’absolution de la gloire. Mais l’interdit était là et il devait porter ses fruits de mort. Demandez-les à l’Amérique du 19e siècle ! Demandez-les à ces deux moitiés d’une même nation se précipitant l’une contre l’autre dans une guerre de quatre années ! Demandez-les au sang le plus pur des deux Amériques versé par torrents ! Demandez-les aux larmes de milliers de veuves et d’orphelins que la guerre a faits ! Demandez-les à tant de richesses englouties, à tant d’établissements ruinés, à cette crise effrayante que les flots de l’Atlantique ont apportée jusque sur nos rivages et qui a pesé sur toute l’Europe ! Demandez-les à cet horrible assassinat couronnement de tant d’horreurs ! Demandez-les aux formidables obstacles qui subsistent encore pour le relèvement de quatre millions de noirs, même après leur émancipation !… Ah ! c’est que l’iniquité a une fécondité déplorable ! C’est qu’une institution inique est comme une plante vivace, étendant au loin ses profondes racines, et empoisonnant pour longtemps le sol même qui la porte. C’est qu’il a été dit aux nations comme aux individus : Sache que ton iniquité te trouvera. Non, non, il est impossible qu’un crime auquel tout un peuple a participé ne porte pas tôt ou tard ses fruits de malédiction. Le virus qu’il a introduit dans le corps social y exercera de longs ravages, et il ne peut en être expulsé qu’au prix de secousses et de convulsions dont nul ne peut dire l’opiniâtre durée et la sinistre profondeur !… Dites après cela que le péché est une imperfection, une faiblesse, un effet naturel de la condition terrestre. Non, le péché est une contradiction et un renversement. C’est un désordre dans le domaine moral, c’est aussi un désordre dans le domaine des faits et la voix de l’histoire comme celle de la raison, comme celle de la conscience, confirme la parole de l’Écriture : Le péché est une transgression de la loi.
L’Écriture, avons-nous dit. Invoquons enfin son autorité souveraine, sa décisive lumière. L’Écriture, c’est elle qui regarde en face le péché. C’est elle qui l’appelle de son vrai nom. C’est elle qui le signale et le flétrit, depuis sa première page jusqu’à la dernière, depuis la Genèse qui nous raconte l’entrée du péché dans le monde jusqu’à l’Apocalypse qui nous montre, sous d’effrayantes images, son châtiment dans le siècle à venir. C’est elle qui le condamne par les foudres du Sinaï et par le drame sanglant du Calvaire. C’est elle enfin qui nous en révèle la portée redoutable en nous montrant, par delà la loi violée, le législateur offensé. O Dieu ! j’ai péché contre toi, contre toi proprement, s’écrie David après sa chute, et j’ai fait ce qui déplaît à tes yeux. En effet, derrière la loi, il y a l’auteur de la loi ; derrière la conscience, il y a Celui qui nous parle par la conscience, c’est-à-dire Dieu. En obéissant à la loi et à la conscience, c’est à Dieu que nous obéissons. En désobéissant à la loi et à la conscience, c’est à Dieu que nous désobéissons. Toute offense à la loi remonte jusqu’à Dieu lui-même. Le péché étant une transgression de la loi est, par cela même, une révolte contre Dieu. O gravité nouvelle dans la gravité du péché ! Et encore ce n’est là, comme on l’a dit, que la partie négative du péché. Mais toute négation suppose une affirmation correspondante. Pourquoi nous révoltons-nous contre Dieu, si ce n’est parce que nous ne l’aimons pas ? Et si nous ne l’aimons pas, n’est-ce pas parce que nous aimons autre chose que Lui ? Et que pouvons-nous aimer à la place de Dieu, si ce n’est nous-mêmes, et ce moi que Pascal, avec raison, appelait haïssable ! Ainsi donc, le moi, le misérable moi humain, se révoltant contre Dieu, le moi se préférant à Dieu, voilà pour le coup tout le crime et toute la folie du péché ! Péché fondamental et universel, qui vient détruire un dernier sophisme, ou dissiper une dernière illusion, celle de ces hommes honnêtes, pieux même, qui, nés sous la loi chrétienne, sont trop éclairés pour croire que le péché n’est qu’une imperfection, ou qu’un inévitable effet de notre organisme matériel, mais qui se rassurent en disant : « Le péché, c’est le vice, c’est le scandale : nous ne l’avons pas commis, nous sommes donc excusables, tout au moins sommes-nous moins coupables que ceux qui ont commis de telles choses. » Erreur ! erreur ! vous dis-je. Au delà des péchés et de leurs manifestations plus ou moins graves, il y a le péché, le péché intérieur et primordial, le moi s’insurgeant contre Dieu et se préférant à Dieu !… Et, par là, tous les hommes se ressemblent : le plus honnête doit courber la tête à côté du plus criminel : ils sont tous « enfermés dans la rébellion » ; ils sont tous « ennemis de Dieu par leurs pensées et par leurs œuvres, » et la parole de saint Paul se vérifie : « Il n’y a point de différence, parce que tous ont péché et sont entièrement privés de la gloire de Dieu. »
Nous sommes parvenus au terme de notre redoutable analyse… Il me semble voir comme un champ-clos où se rencontrent l’Éternel Dieu et l’homme pécheur : Dieu sur son trône éblouissant de sainteté, l’homme à ses pieds, dans la poudre. Tout à coup ce vermisseau a dressé la tête, le moi humain s’est insurgé contre le moi divin, pensée contre pensée, volonté contre volonté, trône contre trône, autel contre autel, et, pour ainsi dire, Dieu contre Dieu. — Voilà le péché !
Comprenez-vous maintenant, que le christianisme tout entier tombe ou se relève avec, cette notion fondamentale ! Niez cette notion, ou seulement affaiblissez-la, substituez quelque chose d’amoindri à ce tragique sens du mot péché, cessez d’y voir le suprême désordre, la révolte de l’homme contre Dieu… Alors tout est amoindri, tout est altéré dans la religion de Jésus. Alors l’idée du Dieu trois fois saint s’affaiblit comme l’idée de la vocation primitive de l’homme, comme celle du relèvement du pécheur, comme celle du Christ qui vient opérer ce relèvement. Alors l’intervention merveilleuse de Dieu dans l’humanité, le surnaturel, le miracle sont un luxe inutile, et l’humanité peut être sauvée si elle a encore besoin de l’être, sans tant de mystère ni de secousse. Alors le drame de la Rédemption, devenu superflu, s’évanouit comme une vaine théorie et les anges peuvent se dispenser d’en sonder les profondeurs. Alors les saintes annales du Fils unique venu en chair et de « l’Agneau de Dieu qui ôte les péchés du monde » peuvent faire place à la fiction dérisoire d’un aimable docteur de Galilée, inspiré par les instincts de sa race et les paysages de sa patrie, mort martyr d’un sombre fanatisme qui s’empare de lui dans la seconde moitié de sa vie, et ressuscitant dans l’imagination d’une femme hallucinée qui, chose étrange ! a fait croire à son hallucination et l’Eglise et le monde !… Mais alors aussi, avec la grande doctrine, disparaît la grande morale. La charte héroïque du renoncement, du sacrifice et de la mort à soi-même, fait place à la morale peu exigeante des gens du monde et au pâle cortège des vertus humaines. Quelques natures élevées dépasseront sans doute ce niveau abaissé, les âmes sans idéal suivront tranquillement ces sentiers médiocres ; mais les masses plus, grossières rejetteront un jour ce frein de l’honnêteté bourgeoise qui les gêne sans les contenir… et vous entendrez, en frémissant, dans la rue, le refrain de l’orgie antique : Mangeons et buvons, car demain nous mourrons.
Mais si nous maintenons la notion du péché dans toute sa rigueur, telle que l’Écriture l’a révélée et que le Saint-Esprit l’enseigne à notre raison et à notre conscience, alors le majestueux édifice du christianisme se relève tout entier et s’offre à nous comme l’unique refuge de l’humanité perdue. Alors je vous comprends, Adam et Christ, pôles mystérieux de notre race déchue et relevée. Je vous comprends, révélation surnaturelle, miracles, prophéties, cortège éblouissant d’un Dieu qui vient en Christ réconcilier le monde avec soi. Je vous comprends, mystère de l’Incarnation et mystère de la Croix. Je vous comprends, mystère du Saint-Esprit, mystère de la conversion et de la nouvelle naissance ! Je vous comprends, délices du ciel et vous aussi, abîmes de la condamnation. Je vous comprends, héroïque religion et morale héroïque ! Je te comprends enfin et je te serre sur mon cœur, Évangile ! Évangile éternel, Évangile de Jésus-Christ, Évangile des apôtres, Évangile des Pères, Évangile des réformateurs, Évangile des saints, Évangile non des hommes, mais de Dieu, non du siècle, mais des siècles ; Évangile toujours contesté et toujours affirmé, toujours attaqué et toujours vainqueur, « scandale aux Juifs, folie aux Grecs, » mais qui as été, qui es et qui seras « pour tous ceux qui sont appelés, tant Juifs que Grecs, la sagesse de Dieu et la puissance de Dieu… »
Mes frères, je ne puis m’arrêter ici sans adresser un appel direct à vos propres âmes. J’ai opposé notion à notion, théorie à théorie. Mais il ne s’agit pas seulement de théorie ici, il s’agit d’application et d’application personnelle. Nous n’avons pas fait une étude sur une race étrangère ; vous et moi, nous étions en cause ; car ce péché, que j’ai exposé dans sa terrible nudité, c’est le vôtre, c’est le mien.
Oh ! si vous n’aviez pas encore sondé cette plaie de votre âme, sondez-la aujourd’hui même et appliquez-y le baume de l’Évangile. N’entendez-vous pas l’Esprit de Dieu, Nathan invisible, vous dire : « Tu es cet homme-là… Tu es ce pauvre pécheur, ce transgresseur de la loi, ce révolté contre ton Dieu. Repens-toi et jette-toi entre les bras de Jésus-Christ. » Obéissez à cet appel, allez, allez aujourd’hui même à Jésus-Christ ! Unissez-vous à Lui par une foi vivante ! Et ce même Esprit, vous appliquant toutes les promesses de l’Évangile, vous dira de nouveau : « Tu es cet homme-là. Tu es ce pauvre pécheur… mais ce pécheur racheté, pardonné, reçu en grâce et enfanté à une vie nouvelle ! »
Si déjà, convaincus de péché par le Saint-Esprit, vous avez cherché et trouvé le sauveur… Ah ! laissez-moi vous dire encore : sondez la plaie de votre âme ! Recommencez le salutaire travail de l’humiliation, rentrez dans ses saintes douleurs, descendez toujours plus avant, selon la parole de saint Augustin, dans l’enfer de votre propre cœur, pour remonter toujours plus haut au ciel de Dieu ! car plus vous sentirez vos misères, plus vous saisirez la grâce de Christ, plus vous recevrez les glorieuses influences du Saint-Esprit ! Plus vous aurez une conscience intense et douloureuse de votre péché, plus vous le haïrez et le vaincrez avec le secours de Dieu ; et vous échangerez enfin un christianisme lâche et médiocre, plein de compromis avec le mal, contre ce christianisme viril et sublime dont l’Église et le monde ont tant besoin !
Il n’y a que deux attitudes pour l’homme pécheur, devant le Dieu saint. La première est celle que nous décrivions tout à l’heure avec épouvante : c’est l’attitude de la révolte, c’est l’attitude dans laquelle nous sommes tous naturellement, en tant que pécheurs… et dans laquelle, si nous ne nous convertissons, nous demeurerons jusqu’à la fin pour entendre cette terrible sentence à laquelle il faudra bien obéir : Retirez-vous de moi !
La seconde attitude, quelle est-elle ?… Regardez dans le temple de Jérusalem. Sous ces voûtes, d’où la foule s’est retirée, une pauvre pécheresse est tremblante, éperdue aux pieds de Jésus-Christ… qui, d’un mot, la relève et l’affranchit du mal. Allez, et faites comme cette femme : jetez-vous, mon frère, ma sœur, comme si vous étiez seul dans ce temple, seul dans l’univers, aux pieds de Jésus-Christ. Et que, sur nos fronts courbés, descende la parole du Seigneur, si douce, mais si sévère ; si sévère, mais si douce : « Je ne te condamne pas non plus. Va et ne pèche plus à l’avenir. » Amen.