Biographie de Napoléon Roussel

I.
Jeunesse

Napoléon Roussel naquit à Sauve, petite ville du département du Gard, le 15 novembre 1805, ou, comme le porte l’état civil, le 26 Brumaire, an 14.

Il était fils de Pierre Roussel, soldat de Napoléon, qui avait fait l’expédition d’Espagne. L’ancien militaire, marié à son retour du service, voulut donner à son premier-né le nom de son ancien général. Il aurait pu trouver dans les souvenirs de sa famille le nom d’un autre soldat, distingué dans une tout autre guerre, celui d’Alexandre Roussel. Celui-ci, au service du Roi des rois, prédicant et martyr, paraît, en effet, avoir appartenu à la même famille que Pierre et Napoléon Roussel. Il ne fut pas leur ancêtre, puisqu’il mourut sans s’être marié en 1728, à l’âge de vingt-deux ans ; mais, d’après les données qui paraissent authentiques, il appartenait à la même famille, étant fils d’un autre Pierre Roussel qui avait quitté Sauve pour s’établir à Uzès, à l’autre extrémité du même département. Quoi qu’il en soit, le souvenir d’Alexandre Roussel, qui mourut courageusement pour sa foi, pendu, comme on sait, à Montpellier, pour avoir prêché l’Evangile, était moins vivant dans l’esprit de Pierre Roussel que celui du conquérant dont il donna le nom à son fils.

Malgré cet enthousiasme pour les idées qui représentaient alors la gloire, les parents Roussel gagnaient leur vie par un travail absolument pacifique, celui de la fabrication des bas au métier. Bientôt ils se transportèrent à Lyon, pour y exercer leur modeste industrie. Mais les temps étaient durs. La gloire de Napoléon commençait à pâlir ; l’époque de l’Invasion approchait.

Napoléon Roussel ne paraît pas avoir conservé des souvenirs bien gais de cette époque ; malgré leurs ressources très limitées, ses parents avaient leur part de soldats à loger, de ces soldats autrichiens dont ils ne comprenaient pas le langage et qu’on appelait des « mangeurs de chandelles. » La maison était bien austère ! L’enfant dut aller à l’école. L’enseignement y était terriblement aride ! Le jeune écolier se buttait à des difficultés toutes nouvelles pour lui. Il ne pouvait, entre autres, absolument pas comprendre que M suivi de a pût se prononcer Ma. « Non, disait-il, Emme a, cela fait Emma, le nom d’une petite fille. » Aussi cette école, si peu attrayante pour lui, était souvent remplacée par l’école buissonnière, plus conforme à ses goûts d’alors. Il en a raconté quelques épisodes dans un de ses livres pour enfants : Mémoires d’un écolier.

Le souvenir de la peine qu’il eut pour apprendre à lire d’après l’ancien mode d’épellation fut si vif et si durable que, beaucoup plus tard, lorsqu’il voulut enseigner la lecture à sa petite fille, il écrivit pour elle une Méthode naturelle de lecture. Cette Méthode, composée d’une succession de récits à difficultés graduées, à lire sans épellation, commençait par une petite histoire fort dramatique, dont tous les mots étaient formés de syllabes de deux lettres. Elle inaugura en quelque sorte celle adoptée plus tard dans les écoles publiques, et facilita les premières leçons de nombreux enfants qui se rappellent encore avoir déchiffré : Pa-pa, Zi-zi va li-re u-ne pa-ge du ca-na-ri.

Mais nous avons beaucoup anticipé. Revenons aux années de jeunesse à Lyon. Nous l’avons dit, les temps étaient durs, la conscription dépeuplait la France, l’étranger envahissait notre patrie ; le commerce et l’industrie étaient partout entravés, arrêtés. Les époux Roussel, économes et laborieux, ne faisaient aucune dépense inutile. Cependant leur enfant devenait jeune homme, commençait à fréquenter quelques camarades. Il sortait parfois avec eux le dimanche. Ceux-ci avaient de l’argent de poche, lui seul n’en avait pas ; il en éprouvait un cruel embarras. Pour le contenter, sa mère imagina un procédé économique : elle mettait tous les dimanches une pièce de 5 francs dans la poche de son gilet, et lorsqu’il avait eu toute la journée la satisfaction de la sentir, de la palper, de la faire voir se dessinant en bosse sur son côté, il la rendait le soir à sa mère. Dès sa jeunesse il fut ainsi habitué à se contenter de peu et à modérer ses désirs.

En fait de désirs, ce fut vers cette époque que naquit en lui celui de devenir auteur. Il nous a plusieurs fois raconté que, tout jeune encore, il s’était arrêté un jour en rue pour tirer un carnet de sa poche et y inscrire : « Quand je serai grand, écrire un livre. »

En attendant, il dut apprendre tout d’abord à gagner son pain. Dès l’âge de quatorze ans, il fut mis en apprentissage chez un commerçant. Là, son principal travail consistait à faire des paquets. Il paraît s’y être fort appliqué, car toute sa vie il conserva sous ce rapport un talent spécial, qu’il eut l’occasion d’utiliser souvent, bien des années plus tard, pour expédier en ballots non plus les étoffes de son patron, M. Dominique Roman, mais les ouvrages que le jeune apprenti avait rêvé de composer un jour.

Cette occupation, quelque utile qu’elle fût, ne répondait cependant pas aux aspirations du jeune homme. Il désirait ardemment s’instruire, et commença à prendre sur ses heures de sommeil le temps nécessaire pour compléter par l’étude de l’arithmétique, de la géographie, de l’histoire, son instruction trop tôt interrompue.

Cet amour de l’étude s’accentua à un tel point que ses parents ne purent bientôt plus arrêter leur fils sur cette voie, et finirent par demander et obtenir pour lui une bourse à la Faculté de théologie de Genève. C’est alors que le jeune commis quitta joyeusement l’aunage et les rayons d’étoffe, et partit pour la cité de Calvin. C’était dans le courant de l’année 1825. Il avait alors vingt ans.

Dès la fin de sa première année d’études, à ses premières vacances, qu’il alla passer à Lyon, avant même d’avoir reçu pour lui-même le salut par Jésus-Christ, il révèle déjà ses dispositions de pionnier en allant de village en village, dans les environs de Lyon, à la recherche des protestants disséminés privés de secours religieux. C’est ce que fait aujourd’hui tout étudiant en théologie sérieux ; c’était une exception des plus rares il y a soixante ans.

Dans une lettre datée de 1826, il écrit à son oncle Bastide :

« Je suis dans ce moment en vacances à Lyon. A mon départ de Genève, j’espérais poursuivre mon voyage jusqu’à Sauve, mais plusieurs obstacles s’y opposent. Le nombre des protestants s’étant beaucoup accru à Lyon, et nos pasteurs ayant obtenu du gouvernement la permission d’aller et d’envoyer prêcher dans quelques villages voisins, j’espère pouvoir leur être de quelque utilité. »

En 1829 ses études de théologie sont terminées, et il peut quitter Genève muni d’un certificat de la Faculté portant qu’il ce avait satisfait à toutes les réquisitions de l’académie, et emporté l’estime et l’approbation de ses professeurs.

Aussitôt il écrit joyeusement à ce même oncle de Sauve :

« Me voici enfin arrivé au terme de mes études. Je vais donc commencer à être de quelque utilité à la société, à l’Eglise. Je vous assure que cette seule idée fait palpiter mon cœur de joie, que je ne conçois pas de position plus heureuse. J’en bénis Dieu tous les jours. Puisse-t-il m’accorder lui-même sa bénédiction, et faire tourner mes travaux à ma sanctification et à celle de mes frères ! C’est là le vœu le plus ardent de mon cœur… Je désire ardemment aller vous voir,… mais cela m’est impossible. Je suis appelé à l’Eglise du Havre, et il faut que je parte immédiatement pour ma consécration. On m’attend depuis deux mois. »

Il se maria, partit et fut consacré.

La première lettre que nous retrouvons de lui après sa consécration et son mariage ne parle ni de sa femme ni de son ministère ; elle ne renferme pas même une allusion aux dispensations de Dieu, à la Bible, à la vie éternelle ; elle ne parle que des gouvernements terrestres et de la politique mondaine ; elle est datée du 31 octobre 1830. A cette époque mémorable, l’avènement de Louis-Philippe, roi des Français, le procès contre les anciens ministres de Charles X, l’indépendance de la Belgique, les disputes entre l’Autriche et l’Allemagne, les troubles en Espagne, excitaient les esprits les plus calmes et absorbaient l’attention de chacun. Dans une lettre subséquente, datée de quelques mois plus tard (28 février 1831), M. Roussel donne encore à son oncle quelques nouvelles politiques, auxquelles celui-ci, privé de journaux, paraît tenir beaucoup, puis il ajoute :

« Ma chère femme est accouchée fin décembre d’un garçon. Il se nomme Adolphe. Son parrain est un des pasteurs de Lyon. Vous avez un fils et vous comprenez assez la joie d’un père et d’une mère à la naissance d’un premier-né. Dieu veuille nous le conserver ! Il me semble devoir être pour nous une source de bonheur. »

Cette dernière lettre est écrite de Lyon, où M. Roussel était retourné depuis quelque temps. C’est à cette époque qu’il devint le pasteur officiel d’une Église naissante, comme l’annonce une nouvelle lettre à son oncle de Sauve :

Annonay, le 1er novembre 1831.

« … Il y a plus d’un mois que je renvoie de jour en jour de vous écrire ; j’attendais la décision d’une affaire assez importante pour moi, afin de vous la communiquer. En voici enfin le résultat. Je suis appelé comme pasteur à Saint-Etienne, ville très commerçante, de 53 000 âmes, à douze lieues de Lyon. C’est une Église naissante ; il y aura beaucoup à faire. »

Nous citerons encore, de cette époque, le fragment d’une lettre qui nous donne un léger aperçu du commencement de son activité :

Saint-Etienne, 7 avril 1832.

« … Nous venons d’établir une école pour les protestants à Saint-Etienne. Mon beau-frère en a été nommé instituteur. Il a commencé depuis un mois ; tout va assez bien. Ses appartements et sa classe sont dans la maison que j’habite, et comme j’espère que mon père et ma mère viendront aussi à Saint-Etienne, la famille entière se trouvera réunie dans la même maison et au même étage.

Dites, je vous prie, à mon ami B. les nouvelles suivantes : 1° Adolphe Monod est destitué… 2° MM. D. et L. et d’autres concourent pour Lyon. Pour moi, je préfère Saint-Etienne. Dites-lui que je l’engage, lui, à penser enfin à une Église, que ce n’est que là que peuvent vraiment se développer les qualités dont le pasteur a besoin. »

Cette lettre renfermait en outre de nombreux détails sur l’invasion du choléra à Paris, sur le nombre des victimes, les crimes réels ou supposés dont on accusait les Carlistes, les émeutes des chiffonniers, les troubles soulevés par la peur, etc.

Mais bientôt le ton va changer, avec l’esprit de leur auteur. Son ministère va se transformer avec son âme. Une œuvre commence dans le cœur du jeune pasteur de Saint-Etienne. L’Esprit de Dieu agit, et agit avec puissance. Nous en trouvons les premiers symptômes dans cette lettre écrite quelques mois plus tard :

Saint-Etienne, 5 novembre 1832.

« Je vais vous donner quelques détails sur votre sujet favori, du moins celui que je crois l’être. S’il en était autrement, dites-le-moi, et à l’avenir je m’abstiendrai de vous parler politique. Vous êtes la seule personne avec qui je m’en occupe ; il n’est peut-être personne qui s’entretienne aussi rarement que moi sur ce sujet, et vous vous tromperiez fort si, jugeant d’après mes lettres à vous adressées, vous vous figuriez que mes pensées sont habituellement tournées de ce côté. Non. Il est une autre chose plus importante pour moi, pour vous et pour tout homme sérieux, une chose, la seule nécessaire, et qui malheureusement est celle qu’on néglige le plus, la religion, l’étude de la Bible, le salut éternel qui est en Jésus-Christ. Si on en parle quelquefois, ce n’est le plus souvent que pour en discuter comme d’une science, pour blâmer une opinion, pour défendre la sienne ; en un mot, on montre sa religion par des paroles, et non par des sentiments et des actes. Oh ! si l’on savait laisser de côté toute dispute humaine, oublier ce que pensent les uns et les autres, se mettre seul en face de la Bible seule ! L’étudier sans prévention, sans opinion arrêtée à l’avance, mais avec la simplicité d’un enfant ; et de même que cet enfant demande à son père l’explication de ce qu’il ne comprend pas, nous aussi demander à notre Père céleste de nous donner son Esprit, pour nous expliquer ce qui nous est inintelligible ! Alors nous pourrions espérer de voir porter des fruits à ces simples lectures, et alors aussi cette religion de bouche, de dispute, ferait place à une religion de cœur et d’âme. »

Ces dernières lignes nous amènent à un chapitre nouveau de son histoire, celui de sa conversion, qui allait imprimer un sceau tout nouveau aussi sur tout son ministère, sur tous ses écrits, sur toute son œuvre et sur sa vie tout entière.

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