La vie… qui la comprend ? Qui l’a vue ? C’est la déesse Isis, dont nul mortel ne soulève le voile. On prend la vie sur le fait ; on en constate le commencement, le développement, le terme ; on ne l’explique pas. S’agit-il de la vie, c’est de l’histoire qu’on peut faire, non de la théorie.
Mais quelle histoire que celle de la vie ! Quelle incalculable richesse que celle des manifestations de ce principe qui apparaît partout et qui partout se dérobe à la vue ! Vouloir raconter la vie, n’est-ce pas prétendre jauger l’infini ? Tous les éléments, l’air, l’eau, la terre, sont saturés de vie. Jetez une sonde dans l’océan ; elle n’aura pas atteint une profondeur de 230 brasses que déjà elle aura traversé huit faunes différentes. Gravissez les pics de Java ; six fois en quelques heures la flore se renouvellera, comme par enchantement, sous vos yeux. Triturez un morceau de craie blanche du poids d’une livre ; cette poussière que porte votre main, contiendra les restes de dix millions d’êtres. Placez sous votre microscope une goutte d’eau stagnante ; vous y aurez bientôt découvert une population d’infusoires dont le nombre équivaut à celui des êtres humains qui se meuvent sur la terre. Mais bornons-nous à l’homme ; quels systèmes variés de vies dans ce seul être ! Quel entrelacement d’activités de tous genres dans un même individu ! Vie des sens, vie de l’intelligence, vie des affections et des désirs, du cœur et de la volonté ! De l’individu passons à la famille, à la société ; nouvelles flammes jaillissant au foyer de la vie : vie industrielle, vie commerciale, politique, artistique, scientifique, morale, religieuse ! Comment découvrir un ordre dans l’apparition de toutes ces formes de la vie ! Comment discerner un plan dans cette multiplicité infinie ? Comment mesurer ce qui semble défier toute mesure ?
J’entrevois un moyen : c’est d’essayer de prendre pour norme l’être qui résume le plus complètement la vie telle que nous la connaissons jusqu’à cette heure, l’être en qui nous contemplons le résultat de tous ses développements antérieurs, le centre de toutes ses apparitions actuelles et le point de départ probable de ses futures manifestations, l’homme. Un philosophe grec a dit : « L’homme est la mesure de toutes choses. » N’est-ce pas comme s’il eût dit : Voulez-vous surprendre le secret du développement de la vie, étudiez l’homme ; car la vie universelle n’est que l’épanouissement de ce qui se trouve en germe ou en raccourci chez l’homme. Partons, comme par essai, de cette pensée de Protagoras. Œdipe trouva dans l’homme la solution de l’énigme du sphinx ; cherchons dans l’homme la clef du problème de la vie. Examinons l’organisation humaine, et voyons si de cette étude préalable ne jaillira pas le trait de lumière qui éclairera le plan du déploiement de la vie sur notre terre, dans la nature et dans l’histoire.
Qu’est-ce que l’homme ?
D’après le titre de ce recueil, notre marche, dans l’étude de cette question, est naturellement tracée. Nous avons à étudier : 1° Ce qu’est l’homme d’après la Bible. 2° Ce qu’il est d’après nos propres observations. En possession du résultat de cette double étude, nous pourrons aborder la solution de la grande question que nous nous sommes posée. Peut-être découvrirons-nous ainsi le fil qui nous dirigera dans le labyrinthe infini de la vie.
Au point de vue de l’Écriture sainte, l’homme est un composé de deux éléments de nature et d’origine opposées. Il est, quant à son corps, formé de la poudre de la terre ; mais dans ce corps habite un souffle de vie dû à l’inhalation de Dieu même. « Dieu, dit l’ancien document biblique, forma l’homme de la poudre de la terre ; puis il souffla dans ses narines un souffle de vie (Genèse 2.7). » La nature de l’être qui est procédé de la combinaison de ces deux éléments est désignée par le terme d’âme vivante : « et ainsi, continue la Genèse, l’homme fut fait âme vivante ; » paroles que St. Paul reproduit à peu près littéralementa. On voit que cette expression d’âme vivante n’est pas appliquée au souffle divin pris en lui-même et isolément du corps, mais qu’elle désigne l’homme tout entier, comme le produit des deux éléments opposés. Si l’Écriture met l’âme en rapport plus direct avec le souffle divin qu’avec le corps, il n’en est pas moins vrai qu’elle ne parle du premier de ces éléments qu’en tant qu’elle l’envisage comme principe de vie pour un corps qu’il anime anima, âme). Lorsque le souffle divin est considéré en lui-même uniquement, et comme séparé du corps, il prend le nom d’esprit (rouach, pneuma). C’est ainsi qu’il est dit dans l’Ecclésiaste : « La poudre retourne en terre d’où elle a été tirée ; l’esprit (rouach) retourne à Dieu qui l’a donné. » Et Jésus dit, après la résurrection : « Un esprit (pneuma) n’a ni chair ni os (Ecclésiaste 12.9 ; Luc 24.39). » L’esprit, dans l’Écriture, c’est donc le souffle divin comme indépendant du corps ; l’âme, c’est ce même souffle, en tant qu’animant un corps.
Nous comprendrons par là comment il se fait que malgré la dualité essentielle de la nature humaine, l’âme, dans l’Écriture, soit fréquemment distinguée de l’espritb ; comment il arrive même que, lorsque St. Paul veut décrire la constitution complète de l’être humain, il place l’un à côté de l’autre ces trois termes : le corps, l’âme et l’esprit. « Le Dieu de paix veuille vous sanctifier parfaitement, et que tout ce qui est en vous, l’esprit, l’âme et le corps, soit conservé irréprochable jusqu’à l’avènement de Jésus-Christ (1 Thessaloniciens 5.23). »
a – « Le premier homme, Adam, a été fait en âme vivante. » 1 Corinthiens 15.45.
b – Ainsi Hébreux 4.12 : « La parole de Dieu, plus aiguë qu’une épée à deux tranchants, pénètre jusqu’à la division de l’âme et de l’esprit, des os et des moelles. »
Voilà ce que nous apprend l’Écriture sur l’organisation interne de notre être. Que nous enseigne sur le même sujet l’observation ? Que trouvé-je en moi et chez mes semblables ?
D’abord, un être que les autres voient, c’est le corps ; puis un être qui voit les autres, qui fait même plus que les voir, qui regarde et qui réfléchit sur ce qu’il a vu, un être pour qui l’œil du corps n’est que comme une fenêtre par laquelle, spectateur invisible, il contemple, et derrière laquelle il médite, l’âme. Enfin je découvre en moi quelque chose de plus élevé encore : un organe par lequel mon être, pénétrant au delà du voile de tout ce qui voit ou est vu, peut se mettre en contact avec l’auteur infini de tant de merveilles, l’organe de l’adoration en moi, le sens du divin, l’espritc.
c – « Le Dieu que je sers en mon esprit dans l’Évangile de son fils. » Romains 1.9.
Comme l’a dit un philosophe chrétien, M. de Rougemont : « Par le corps je suis en relation avec la nature au-dessous de moi ; par l’âme, avec les hommes, mes semblables, autour de moi ; par l’Esprit, avec Dieu au-dessus de moi. » Corps, âme et esprit, trois systèmes de vie, et pourtant une seule personne : voilà l’homme. Le moi ressemble à un cocher appelé à mener trois chevaux de front ; non, cependant, qu’il soit dans une relation égale avec les trois éléments qui constituent notre nature complexe. Durant cette existence terrestre, que nous connaissons seule par expérience immédiate, c’est à l’âme que paraît se rattacher dans l’homme le sentiment de l’identité personnelle. C’est en elle que réside le moi ; c’est elle qui occupe en conséquence la position centrale dans la vie humaine. Les deux autres éléments sont comme ses organes destinés à la mettre en relation avec deux mondes, l’un au-dessus, l’autre au-dessous d’elle. Par le corps, l’âme communique avec la nature matérielle et terrestre ; par l’esprit elle entre en contact avec le monde supérieur et divin. Tout en recevant les influences de ces deux sphères, de l’une par la voie des sensations, de l’autre par celle des inspirations, elle réagit librement sur elles, sur la première au moyen du travail physique, sur la seconde par le travail non moins énergique et efficace de la prière. La parole que nous avons citée de l’Ecclésiaste ne s’applique pas seulement au dernier moment de la vie humaine. C’est à toute heure que le corps de l’homme retourne à cette terre d’où il a été tiré, pour y chercher l’aliment de sa force et la matière de son activité ; et c’est à toute heure aussi que l’esprit remonte à Dieu qui l’a donné, afin de s’unir à lui par des aspirations intimes, auxquelles répondent les communications divines. Planant entre ces deux mondes au moyen des deux organes par lesquels elle est en relation avec eux, l’âme humaine est évidemment constituée de manière à établir entre eux un système d’échange et à travailler ainsi à la réalisation du ciel sur la terre ou (ce qui revient au même) à la transformation de la terre en ciel.
L’observation et l’Écriture sont donc d’accord pour nous apprendre à voir dans l’homme un esprit uni à un corps et devenu, par cette union, une âme qui est le centre de trois vies : celle d’un moi intelligent et libre, la vie de l’âme, ou vie psychique ; celle des sensations et des activités organiques, ou vie physique ; et celle des aspirations et des communications célestes, ou vie spirituelle.
Dès sa naissance, l’homme possède le principe ou du moins la virtualité de ces trois vies. Mais elles n’apparaissent chez lui que successivement. D’abord la vie corporelle, le manger, le boire, le dormir des petits enfants. Puis, au bout de quelques semaines de cette existence qui, envisagée superficiellement, pouvait paraître purement animale, resplendit un jour sur la figure du nouveau-né ce premier sourire d’une douceur céleste, qui révèle à la mère penchée sur lui l’âme qui s’est éveillée peu à peu au contact de la sienne. Dès le commencement, cette âme était là, mais latente ; elle vient d’entrer en activité, et toute la richesse de son développement futur est renfermée dans cette première manifestation de sa présence. Enfin, après un intervalle de bien des années peut-être, lorsque déjà le flambeau de l’intelligence s’est allumé et a jeté de vives clartés, que le ressort de la volonté s’est tendu avec une énergie chaque jour croissante, un soir, après une journée de bonheur ou une heure d’épanchement sur les genoux de sa mère, au moment de se livrer au sommeil, l’enfant sent son cœur s’épanouir à un amour plus riche et plus pur encore que celui dont il embrasse tous les êtres connus de lui, ses parents eux-mêmes. Plus haut que le père qui vient de le serrer sur son sein, que la mère qui imprime en ce moment sur son front le dernier baiser, son regard cherche le père de son père, l’invisible ami de sa mère. Et, tout en fermant la paupière, il dit : Je te remercie, bon Dieu ! C’est la vie spirituelle qui vient d’éclore. L’organe du divin, qui appartient à l’essence de l’âme, a rencontré son objet. Si dans la suite son action n’est pas comprimée, et que l’esprit se fortifie de manière à diriger la vie de l’âme qui a déjà pris l’avance ; si l’âme à son tour réussit à régler la vie du corps, qui est plus développée encore, divin la vraie hiérarchie sera établie, et l’ordre régnera dans la vie humaine.
Ce spectacle n’a été offert qu’une fois à la terre, dans la vie de l’enfant dont il est dit : « Et l’enfant croissait et se fortifiait en se remplissant de sagesse ; et la grâce de Dieu était sur lui (Luc 2.40). » Il croissait en stature : c’était le corps. Il se remplissait de sagesse c’est-à-dire de l’intelligence et de la volonté du bien : c’était l’âme. Il était ouvert aux influences de la grâce divine : c’était l’esprit. Dans cette subordination normale du corps à l’âme, de l’âme à l’esprit, consiste l’harmonie, la force, la santé, le bien-être, la plénitude, la perfection, la vérité de l’être humain.
La vie de chacun de ces trois éléments a ses caractères particuliers qui la distinguent aisément de celle des deux autres. Le corps est ; il naît, s’accroît, décline, sans que la volonté participe proprement à ce mouvement. La vie physique ne dispose pas d’elle-même ; elle se dépense sans se posséder. C’est un capital qui attend son propriétaire.
Ce propriétaire prévu, c’est l’âme. Le caractère distinctif de l’âme comparativement au corps, c’est la conscience et la libre disposition d’elle-même au moyen de l’intelligence et de la volonté dont elle est douée. L’âme a beau être sollicitée par les instincts sensuels et les appétits aveugles ; elle n’est dominée par ces principes inférieurs qu’autant qu’elle consent à s’y livrer. Elle peut au besoin leur résister et en triompher au nom d’une loi supérieure. L’âme n’est pas seulement ; elle est ce qu’elle veut être ; elle devient ce qu’elle se décide elle-même à être. Mais si elle se possède elle-même, ce n’est ni pour s’aliéner volontairement par le laisser aller de la mollesse et de la faiblesse, ni pour se garder par l’étroitesse et la raideur de l’égoïsme ; c’est pour se donner par l’élan libre et réfléchi de l’amour. Or cette tâche suprême, elle ne peut la remplir que par le secours de l’esprit. Comme la possession de soi-même est le caractère de la vie psychique, le don de soi-même est celui de la vie spirituelle. Sous l’empire de l’Esprit de Dieu, de ce souffle d’en-haut qui vient s’unir à l’esprit dans l’homme et qui lui assure la domination sur l’âme et par elle sur le corps, il arrive un moment où nous nous écrions : « O Dieu, tu m’as fait libre : je m’appartiens. Je pourrais me garder ou me donner à quelque vil maître. Je ne ferai ni l’un ni l’autre. Je m’offre à toi, qui es meilleur que moi, qui es plus excellent que tous. Accepte désormais ma volonté libre comme ton agent. Un saint amour fait de moi ton serviteur et, pour l’amour de toi, celui de tous mes frères. » Dès ce moment la vie spirituelle non seulement existe, mais règne chez l’homme.
Existence, liberté, saint amour, voilà les caractères des trois vies que nous possédons en réalité ou en puissance, et dont l’épanouissement constitue le cercle complet de la vie humaine.
Après cela est-il possible en effet de concevoir quelque chose de plus élevé ? Il ne le paraît pas. Au-dessus de la simple existence, il y a l’existence libre ; au-dessus de la liberté, il y a l’existence qui, parvenue à l’entière disposition d’elle-même, s’immole par amour. Au-dessus de cette troisième forme nous ne concevons rien ; nous osons dire qu’il n’y a rien ; car Dieu est amour.
Par la possession de ces trois vies, dont la première touche aux plus bas degrés de l’échelle des êtres, dont la dernière est une émanation de l’essence divine, et dont la seconde forme le trait d’union entre les deux autres, l’homme ne serait-il point le sommaire de la vie universelle ? Et, en discernant chez nous ces trois formes de la vie, n’aurions-nous point surpris, sans nous en douter, le secret du déploiement de la vie sur notre globe ?
1. De même que chez l’homme la vie physique prend les devants, et constitue le milieu au sein duquel s’opère l’éveil des facultés de l’âme, de même sur notre terre un immense et riche déploiement de vie organique, végétale et animale, a précédé l’apparition de l’âme humaine et préparé l’avènement de la vie morale.
La vie organique n’est pas éternelle sur notre planète. La géologie fixe en quelque sorte la date de ses origines. Au-dessus d’antiques gisements qui n’offrent absolument aucun vestige de vie végétale ou animale, nous rencontrons tout à coup, dans certains terrains qui affleurent en différents points du globe, les premiers restes d’êtres organisés ; ce sont des algues, des crustacés ; parmi ces derniers, un genre assez semblable à nos cloportes actuels. Comme on l’a fait observer, l’inauguration de la vie sur la scène de notre monde a eu lieu de la manière la plus modeste. A ces premiers essais de vie organisée a succédé l’épanouissement grandiose de la vie végétale, dont les terrains carbonifères ont conservé les restes, riches magasins qui, après tant de milliers de siècles, alimentent notre industrie. Pendant cette période où l’organisation végétale avait la prépondérance, la vie animale continuait lentement son mouvement ascensionnel. Mais elle restait au second plan ; son vrai temps n’était pas encore venu. Ce n’est qu’après la disparition de cette grande création végétale, que la vie animale s’est déployée à son tour avec une puissance extraordinaire. Elle l’a fait dans deux créations successives. La plus ancienne est celle dont les terrains de l’époque jurassique renferment les restes. Les principaux habitants du globe à cette époque furent des amphibies monstrueux, tels que les plésiosaures, les ichthyosaures, les mégalosaures ; puis d’autres genres non moins étranges, tels que le ptérodactyle. A cette première grande création, que l’on pourrait appeler le temps des dynasties sauriennes, en succède bientôt une autre d’un caractère tout différent, dont les représentants les plus marquants sont les puissants mammifères de l’époque tertiaire, tels que les mammouths et les mastodontes, ces colosses dont les derniers survivants paraissent avoir été contemporains des premiers hommes.
Pendant ces mille milliers de siècles qu’embrasse tout le déploiement de la vie antérieure à l’homme, que trouvons-nous sur notre globe ? Rien, répond la science, que la croissance inconsciente de la plante, les appétits aveugles de l’animal et l’exaltation effrénée de la vie des sens ; rien que naissance, vie et mort physiques. Pas un être qui se rende compte du but de son existence et qui soit, dans une mesure quelconque, responsable de ses actes. Le monde est encore fermé à la vie morale.
Cependant il ne faudrait pas croire qu’aucune loi n’ait présidé aux divagations apparentes de ce gigantesque travail. Un progrès est sensible dans la succession de ces formes animales. Elles se rapprochent par degrés de celles de l’animalité actuelle, et spécialement du type humain, qui est comme la norme invisible de toute cette mystérieuse évolution. Ce long poème de la création que reconstruit vers par vers, chant après chant, la science moderne, obéit à une pensée unique : l’aspiration à l’homme. Pas une de ces formations, pas un de ces êtres étranges, qui ne soit un pas vers ce but voulu dès l’abord. Ce qu’est, dans notre vie individuelle, le temps passé dans le sein maternel, cet état de formation durant lequel, du moins selon l’opinion de savants physiologues, notre être physique, successivement mollusque, amphibie, vertébré, travaille à se procurer son organisme définitif, voilà ce qu’a été, dans le grand travail de la nature, cette succession de formes animales à travers lesquelles la vie physique est parvenue, par de longs circuits, de son point de départ, le premier bivalve, jusqu’à son terme, l’homme.
2. Mais de même que dans l’individu humain apparaît tout à coup au milieu des fonctions de la vie instinctive et corporelle, comme un rayon émané d’une sphère supérieure, la première trace de la présence de l’âme intelligente et libre, ainsi sur notre planète, à la suite du long travail de la vie végétale et animale, est enfin apparu l’être qui, émané d’une autre sphère, doit, au sein de la nature, déployer une vie indépendante de la nature.
L’homme est le vrai Janus, le dieu à deux faces. D’un côté il tient étroitement à la nature par son corps. Il la résume ; car dans son existence embryonnaire, nous venons de le rappeler, il en parcourt toutes les phases. Il la termine ; car nous ne pouvons constater aucune création nouvelle, dans le monde végétal ou animal, postérieure à l’apparition de l’homme. Enfin, il la couronne ; car il en est le chef-d’œuvre. Il y a sans doute des animaux plus forts que l’homme ou chez lesquels un sens particulier est plus perfectionné que le sens correspondant chez l’homme. Mais chez aucun animal tous les sens réunis ne sont aussi harmoniquement développés et toutes les proportions de l’organisme aussi admirablement calculées et combinées que chez lui. On le sent : le but des efforts passés est atteint, à tel point que tout le développement antérieur de la vie animale paraît avoir eu pour but suprême l’élaboration de ce corps humain, que la nature avait mission d’offrir, comme un serviteur parfait, à l’âme libre et consciente, sa future souveraine.
En même temps que l’homme clôt, par l’apparition de son corps, le travail antérieur à lui, par la vie supérieure dont il est doué, il en commence un nouveau. Avec l’arrivée de l’homme sur la scène du monde, la nature trouve son repos ; l’histoire commence. Les crises violentes qui avaient précédé son apparition, cessent par degrés. La présence de cet être d’un monde supérieur semble avoir pour effet de pacifier le théâtre sur lequel il est appelé à jouer son rôle. Quelques convulsions partielles, telles que les tremblements de terre, les éruptions volcaniques, et une crise d’un genre unique, celle du déluge, rappellent seules les révolutions à travers lesquelles la vie s’était jusqu’ici frayé sa voie. Au sein de la nature dont les forces sont désormais disciplinées, l’homme commence son œuvre propre. Il contemple le monde ; il s’en distingue ; il s’affirme lui-même comme l’héritier de ce beau domaine et s’efforce d’en prendre possession, par le double travail de la connaissance et de l’action. Il cultive le jardin, selon l’expression scripturaire. Il discerne les objets et s’exerce à les désigner. Il se propose des buts et se procure des moyens. Il modifie les choses conformément à ses désirs et à ses besoins. Il déploie les inépuisables ressources de son intelligence et de sa volonté, ces deux sœurs, fidèles agents de toute notre activité. En même temps son sentiment s’éveille ; son cœur s’épanouit aux douces affections de la famille et aux pures jouissances de la nature. C’est le drame de la vie psychique qui s’ouvre. Quel en sera le dénouement ? La nature aspirait à l’homme, à l’être libre : l’homme aspire à l’existence parfaite, à Dieu. Dans son intelligence, il possède un organe capable de s’approprier les secrets de la toute-science ; dans sa volonté libre, la faculté d’être saint, comme Dieu, et de devenir par là l’organe de sa volonté toute-puissante. Mais ce but si élevé se perd encore pour lui dans un obscur lointain. Pour l’atteindre, il faudra que l’homme se donne ; et pour se donner, il devra se posséder et avant tout se conquérir. Se conquérir, sur quel ennemi ? Le vulgaire s’imagine que l’obstacle à la possession de soi-même est l’autorité d’un maître qui nous impose sa loi ; et voilà pourquoi il s’efforce de se défaire ou de se distraire de la pensée de Dieu. C’est la plus dangereuse des illusions. Le danger qui menace notre liberté, c’est bien plutôt la puissance de notre nature inférieure, de nos appétits sensuels, de nos goûts instinctifs. Voilà l’ennemi réel de notre liberté, sur lequel nous avons à nous conquérir nous-mêmes par une série de victoires dont chacune est un acte de renoncement. Que le penchant naturel fasse fléchir sous son poids le ressort de la volonté, c’en est fait de la liberté ; l’homme n’est plus son maître ; il devient ce qu’est l’animal, l’esclave de la nature. Il ne lui reste plus que cette alternative : ressembler à la douce brebis, dans le cas où ses instincts sont bienveillants ; au vorace saurien, s’ils sont cruels. Créés libres facultativement, nous devons le devenir en réalité par la victoire répétée de la volonté réfléchie sur l’instinct aveugle. Pour remporter ce triomphe, la volonté a besoin d’un appui. Elle ne le trouve que dans une loi supérieure à celle des appétits, dans le sentiment du devoir. Le conflit entre le juste et l’agréable, voilà donc la situation, à la fois périlleuse et glorieuse, dans laquelle l’homme doit être placé pour devenir en fait ce qu’il est par destination, un être moralement libre. Sans ce confit positif entre l’obligation morale et la nature, l’homme, ne se doutant pas même du mal qu’il se fait, se livrerait innocemment à son penchant naturel, et sa liberté se trouverait pour jamais confisquée. S’il y a une éducation de l’espèce humaine, le premier soin du divin instituteur sera donc de provoquer une lutte entre le devoir et la jouissance, entre la volonté réfléchie et l’instinct aveugle. Tel est le sens de l’épreuve primordiale à laquelle l’homme a été soumis. Ce mot divin : « Tu ne mangeras point, » était une digue protectrice, posée par la main d’un père, pour refouler l’instinct et prévenir ses envahissements. C’était la sauvegarde de notre volonté libre. Moment décisif ! Si la volonté réfléchie, appuyée sur la conscience du devoir, triomphait du penchant naturel, affranchie par là de la domination de l’instinct elle voyait s’ouvrir devant elle une carrière de nouvelles luttes et de plus glorieuses victoires. Si, au contraire, c’était le penchant qui l’emportait, la volonté humaine était réduite en esclavage ; et, privé par cet assujettissement de la libre disposition de lui-même, l’homme, sous l’empire de la chair, roulait de chute en chute. Cette crise était donc à la fois inévitable et décisive. Elle était, pour l’homme, quoi qu’il arrivât, le passage de la vie naturelle au développement de l’histoire.
Quand le document biblique, qui seul nous a conservé le souvenir de la première tentation, ne nous apprendrait pas quelle en a été l’issue, la douloureuse expérience que fait chaque homme de l’état d’esclavage moral où il est plongé, nous le ferait comprendre. Qui de nous n’a maintes fois essayé de secouer les chaînes d’égoïsme et d’amour-propre dont sa volonté est chargée, et cela sans autre effet que d’en mieux constater le poids ? Cet aveu de saint Paul : « Je suis charnel, vendu au péché ; je ne fais pas le bien que je voudrais faire ; je fais le mal que je ne voudrais pas faire, » qui de nous ne l’a entendu fréquemment sortir des profondeurs de son cœur brisé ? Qui n’a poussé le soupir qui termine cette lamentable description de la vie de l’apôtre avant son affranchissement : « Misérable que je suis ! qui me délivrera de ce corps de mort ? (Romains 8.14.25) » Cette expérience universelle témoigne clairement du résultat de la grande épreuve par laquelle s’est ouvert le drame de l’histoire : le penchant l’a emporté sur le sentiment de l’obligation, et la volonté humaine est devenue sa captive.
L’humanité ayant échoué à l’entrée de sa carrière et manqué sa destination, Dieu pouvait la supprimer. Mais c’eût été reculer devant l’ennemi. Dieu est trop élevé au-dessus du péché pour craindre d’entrer en lutte avec lui. Il a ouvert à l’homme déchu, comme il l’eût fait à l’homme vainqueur, la voie du développement de ses diverses facultés ; il a provoqué lui-même l’épanouissement de l’âme humaine dans toutes les directions. L’homme fut appelé à se connaître et à disposer de lui-même dans l’atmosphère viciée du péché, tout comme il eût eu la tâche de le faire dans l’atmosphère pure du bien. Car son intelligence, quoique obscurcie, n’était pourtant pas anéantie ; et sa liberté, quoique liée, n’était pas absolument confisquée. La noble tâche de l’homme primitif est restée à cet égard celle de l’homme déchu. L’humanité en quête d’elle-même : voilà quel eût été sans la chute, voilà quel a été malgré la chute, le sens de l’histoire depuis Adam. Le philosophe cynique cherchant l’homme en plein jour avec sa lanterne n’est que le grotesque symbole de cette sublime réalité.
L’on ne voit et l’on ne montre souvent dans l’histoire ancienne qu’une succession de monarchies qui se renversent mutuellement ; qu’une série de guerres sanglantes, laissant après elles des cités en ruines et des peuples écrasés ou déportés. Sous ces grandes commotions de l’ancien monde on ne discerne pas la véritable histoire : l’humanité travaillant à se saisir et à se comprendre elle-même et s’efforçant d’enfanter l’homme, le vrai homme. Comme, dans les époques antérieures à l’homme, derrière les gigantesques fougères, les voraces amphibies et les quadrupèdes monstrueux, il n’y avait au fond qu’une chose : la nature en quête de l’homme ; ainsi dans les monarchies colossales qui ont occupé l’une après l’autre, avant Jésus-Christ, le théâtre de l’histoire, dans ce monde assyrien-babylonien, avec son écrasant pouvoir militaire, dans cet état médo-persique, avec sa ferme organisation administrative, dans ce peuple grec, avec son génie artistique et scientifique incomparable, dans cet empire romain, avec sa puissante centralisation politique, — le vrai historien reconnaît une chose : l’humanité aspirant au plein développement de ses facultés multiples, à la domination entière d’elle-même et du monde, l’homme travaillant à se posséder en vue d’une destination qu’il ne comprend pas encore clairement lui-même, celle de se donner.
Certes, ce n’a pas été trop de quatre mille ans pour un semblable travail. C’est un puits profond que l’âme humaine ; il faut du temps pour le sonder jusqu’au fond. La lecture d’un Platon, d’un Sophocle, montre avec quelle énergie la conscience humaine s’est livrée à cette tâche ; et, si l’on y pense bien, même en faisant abstraction de la grave complication du péché, on ne s’étonnera pas de cet espace de quarante siècles accordé à l’humanité psychique pour se comprendre et se conquérir elle-même. Mais le péché a rendu cette longue période de préparation plus nécessaire encore. Il importait que l’homme déchu fit d’une manière complète l’expérience humiliante de son état de misère morale, et qu’il apprit à cette dure école la double incapacité où il se trouve : 1° celle de transformer, par sa propre force et sans un don nouveau de son Dieu, sa vie psychique, même pure, en vie spirituelle ; 2° celle de rétablir sa vie naturelle dans sa pureté première, une fois qu’elle avait été viciée par le péché.
Mais de même que dans le jeune homme qui déploie en tous sens les forces de sa vie naturelle, se trouve, au plus profond de son être, un sens spirituel qui tend à une existence supérieure, un organe destiné à l’unir à Dieu, ainsi dans l’humanité ancienne il y eut un peuple qui, tandis que tous les autres exerçaient les facultés de leur âme et se livraient à l’exploitation de la terre, reçut la mission supérieure de développer l’aspiration spirituelle qui élève l’homme au-dessus de lui-même et du monde. Tandis que les grands peuples de l’Orient se livrent à la cruelle jouissance de la conquête, que les Phéniciens, dominés par le sens de l’utile, cultivent l’industrie et le commerce, que les Grecs cherchent à réaliser dans leurs chefs-d’œuvres artistiques et littéraires l’idéal du beau et du vrai, que les Romains, enfin, obéissant à leur don de sagesse pratique, formulent savamment pour des siècles la norme du droit, un peuple se distingue de toute cette humanité psychique par une tendance religieuse qui le rend comme étranger à la terre. Sa préoccupation, à lui, n’est ni la conquête, ni l’industrie, ni la science ou les arts, ni même le juste dans le sens civil ou purement humain de ce mot. Ce qui remplit sa vie, c’est le culte ; c’est le droit de Dieu sur l’homme ; c’est l’ordre de choses à venir où ce droit divin sera réalisé sur la terre ; c’est Jéhovah qui est et qui vient ; c’est son règne saint et glorieux et son redoutable jugement. Les sages de ce peuple sont des prophètes, ses artistes des psalmistes ; ses héros travaillent en agents du Très-Haut. Suscités d’époque en époque pour réveiller dans le cœur de la nation l’aspiration céleste qui est l’âme de son existence, mais qui sans eux languirait bientôt, ces envoyés divins sont pour Israël ce qu’Israël lui-même a mission d’être pour le reste des hommes, l’incarnation, au sein de la vie psychique du monde ancien, de la faculté religieuse inhérente à l’âme humaine, de l’esprit dans l’homme, aspirant à se saturer de l’Esprit de Dieu. Aussi, tandis que Dieu « laisse marcher toutes les autres nations dans leurs voies (Actes 14.16) » pour leur faire faire l’expérience de leur incapacité à réaliser le bien, place-t-il Israël sous le joug d’une éducation à la fois tendre et ferme, afin de le préserver de l’assujettissement complet à la chair. En même temps que la prophétie est pour ce peuple comme l’éperon qui fait bondir le généreux coursier, la loi est pour lui le frein qui lui apprend à contenir ses impétueux élans vers les biens présents. Les nations païennes possèdent bien quelque chose d’analogue. La conscience est chez elles une loi écrite dans le cœur (Romains 2.15), et du milieu d’elles, comme du sein de la création en général, s’élève un soupir appelant enfin cet état de liberté parfaite, pour lequel l’homme se sent fait (Romains 8.19-23). Mais en dehors d’Israël, ce ne sont là que des réactions spontanées et inefficaces de la nature morale de l’homme ; tandis que les agents correspondants en Israël, la loi et la prophétie, sont les produits d’une intervention divine positive et qui aboutit. C’est la même différence qu’entre un malade traité et un malade non soigné. Israël est l’organe, cultivé de Dieu, pour l’exercice du sens spirituel au sein de l’humanité ancienne ; c’est la préparation directe du futur avènement de la vie spirituelle ; tandis que les païens, abandonnés à eux-mêmes, n’en sont que la préparation négative et indirecte.
Supposons l’homme sans péché : le résultat de ces quatre mille ans de préparation eût été une humanité se comprenant et se possédant assez complètement elle-même pour être capable de se donner et de jeter aux pieds de son Dieu la couronne d’une liberté saintement conquise ; et Dieu eût aussitôt répondu à cet hommage par le don de son Esprit. Le péché n’a pas absolument annulé ce résultat ; mais il a profondément modifié la forme en laquelle il s’est produit. Par une longue expérience de son péché, l’humanité a compris l’incapacité où elle était de réaliser par elle-même sa destination, de trouver Dieu, de s’unir à lui. Mais elle n’en a pas moins soupiré, par l’organe de ses plus nobles représentants, après ce terme glorieux. Elle a réclamé, comme à genoux, le secours divin dont elle sentait profondément le besoin. Elle s’est écriée par la bouche d’Esaïe : « Oh ! que tu fendisses les cieux et que tu descendisses ! (Ésaïe 64.1) » L’Esprit ne lui est point apparu comme un époux imposé, mais comme le fiancé digne de son plus profond désir. Et au moment décisif elle a trouvé cet accent sublime, par lequel la jeune héroïne israélite, sa représentante, a répondu à l’appel divin : « Voici la servante du Seigneur ; qu’il me soit fait selon ta parole (Luc 1.38). »
3. Ce soupir intense et ce courageux abandon, fruit du long travail de Dieu en Israël, ont été les semences de l’ère à venir, de la troisième phase dans l’histoire de la vie. Le fait nouveau qui se produit alors, l’existence de l’Église, prouve l’avènement d’une période nouvelle, celle de la vie de l’Esprit sur notre terre.
St. Paul a appelé Jésus-Christ le second Adam et le dernier Adam (1 Corinthiens 15.45-47). Il y a de grandes richesses pour la pensée et pour le cœur du croyant dans ces deux épithètes. Comme le premier Adam avait clos ici-bas le développement de la vie physique et ouvert celui de la vie de l’âme, ainsi Jésus-Christ clôt le développement de la vie psychique et inaugure l’avènement de la vie spirituelle. Adam était une âme vivante, jetée par la main de Dieu au milieu des convulsions de la nature, pour apporter dans la création physique la mesure, l’harmonie et la paix. Jésus-Christ, l’Esprit vivifiant, vient du ciel pour apaiser les tempêtes de l’âme humaine ; il apporte la mesure et l’harmonie dans l’exercice de nos facultés, et fait régner dans notre vie individuelle, domestique et sociale, la sérénité de l’ordre divin.
Ce second Adam est aussi le dernier. Il n’y a après lui rien de plus élevé à attendre : « La vie éternelle qui était auprès du Père, dit St. Jean, a été manifestée, et nous l’avons vue (1 Jean 1.1-2). » Jésus, c’est la vie de Dieu humainement réalisée et s’offrant en partage, sous une forme accessible et palpable, à tout ce qui s’appelle homme : « La Parole a été faite chair (Jean 1.14). » Boire à cette source, c’est s’abreuver de la vie de Dieu, dans la mesure où elle est accessible à la créature.
Comment cette vie suprême est-elle apparue ? Comment a-t-elle grandi dans un homme ? Comment s’est-elle communiquée à l’humanité.
C’était sous la forme la plus modeste, nous l’avons vu, que la vie physique avait fait sur notre globe son apparition. C’est aussi dans une condition d’humilité profonde, que s’est accompli en la personne de Jésus-Christ l’avènement de la vie de l’Esprit. Une crèche a reçu le petit enfant en qui était virtuellement renfermé ce trésor ; un atelier de charpentier a été le témoin des travaux de l’adolescent, du jeune homme ; un baptême, symbole de souillure et de mort, l’a fait passer de la jeunesse à l’état d’homme fait et a servi à l’introduire lui-même dans la sphère supérieure qu’il avait mission d’ouvrir à tous les autres ; une chambre haute fermée par la peur a été le foyer où la vie nouvelle a jailli et d’où elle s’est propagée dès le jour de la Pentecôte à travers les générations et les siècles.
Cette vie nouvelle n’a grandi que peu à peu chez celui-là même qui en a été le premier dépositaire et qui en reste l’éternel principe. Il se possédait assurément lui-même, au moment où, en s’incarnant, il nous fit don de sa personne divine. Cet acte de dévouement, type et source de tout dévouement chrétien, fut celui d’un être libre. Mais, une fois homme, comme tout homme il fut soumis à la loi du développement moral ; et pour se posséder, il dut, lui aussi, commencer par se conquérir. Ce fut là son œuvre pendant les trente années qu’il passa dans l’obscurité de Nazareth : il se chercha ; il se pressentit. Les Écritures lui présentaient le tableau anticipé de sa personne et de son œuvre. Elles traçaient devant lui le programme d’une mission qu’il entrevoyait comme la sienne. C’était la lettre cachetée, l’instruction rédigée à l’avance par son Père, qu’il ne devait ouvrir qu’en pleine mer, au milieu des luttes et des orages de son existence terrestre. De la portion de sa vie que nous connaissons, il est bien aisé de conclure que celle que nous ignorons ne fut pas exempte d’expériences pénibles. La prière qui ne cessa d’accompagner les larmes versées sur les péchés de ceux qui l’entouraient, fut l’un des principaux commentaires qui lui expliquèrent par degrés ces Livres saints tout remplis de lui.
Ce fut ainsi qu’il parvint à l’époque de sa maturité morale. Durant ces trente premières années de sa vie, il avait comme récapitulé en lui tout le travail de l’humanité précédente. Le moment où s’achevait cette œuvre de préparation, fut celui où la voix de Jean-Baptiste appelait tout le peuple à se purifier par le baptême, afin de se préparer à l’avènement prochain du royaume de Dieu. Jésus, en participant avec sa nation à cette cérémonie sacrée, y apporta ce qu’il avait acquis, ou, plus exactement, ce qu’il était personnellement devenu par tout son développement précédent : l’homme psychique accompli, le temple vivant et pur qu’attendait l’Esprit saint pour descendre dans l’humanité. Si Jésus résumait en lui la vie antérieure de l’humanité au point de vue intellectuel et moral, il était plus particulièrement l’expression de la conscience juive, de ce sens moral exquis cultivé par la loi, de ces soupirs ardents allumés par la parole prophétique. Et quand, au moment où Jésus descendit dans le Jourdain pour recevoir aussi à sa manière la consécration au règne de Dieu, son cœur profond s’ouvrit et que sa prière s’éleva intense vers le ciel, le ciel répondit ; l’Esprit de Dieu descendit sans mesure sur cet être unique, qui avait mission de le communiquer à l’humanité. C’est une belle parole que celle qu’un des évangiles apocryphes met dans la bouche du Saint-Esprit en ce moment-là : « Mon fils, dans tous les prophètes j’ai attendu ta venue, afin de prendre en toi mon repos ; car c’est toi qui es mon repos. Tu es mon fils premier-né qui règnes éternellementd. Aussitôt, sous l’impulsion de l’Esprit avec laquelle sa volonté personnelle venait de s’identifier, Jésus se donna, à Dieu d’abord, par sa victoire sur la tentation au désert ; puis à Israël, dans son ministère terrestre ; enfin au monde, par son sacrifice expiatoire ; réalisant ainsi le don le plus généreux et le plus complet de soi-même que jamais être humain ait accompli et qu’il soit possible de concevoir. Le dévouement absolu à ce qu’il y a de plus grand, Dieu, et en même temps à ce qu’il y a de plus bas et de plus abject, le dernier des pécheurs : voilà la vie humaine telle que nous la contemplons en Jésus, telle que, par un art divin, il a su la faire en sa personne. Et c’est bien là cette vie spirituelle dont l’âme humaine possède par nature la virtualité, le sens, le pressentiment, l’instinct, mais qu’elle ne parvient pas à réaliser, en dehors de l’hymen avec l’Esprit saint, tel qu’il s’est consommé pour la première fois dans le Christ.
d – Évangile des Nazaréens cité par Jérôme.
Après avoir réalisé cette forme la plus élevée de la vie, Jésus est remonté dans sa gloire, non pour abandonner l’humanité à elle-même et ne lui laisser que le plus pur et le plus doux des souvenirs, mais pour travailler à l’élever à lui, en répandant sur elle, du sein de son existence glorifiée, la vie parfaite qu’il a lui-même réalisée ici-base. Le théâtre de cette effusion de la vie spirituelle, c’est l’Église, appelée par cette raison le corps de Christ (Éphésiens 1.23). L’expiation accomplie par Christ donne à tous le droit au pardon divin ; et le pardon obtenu confère à chacun un droit nouveau, le droit à la possession de l’Esprit. Depuis la Pentecôte, Jésus ne cesse d’accorder cette faveur suprême à quiconque sait faire valoir son droit devant lui. Après avoir dépensé pour nous son existence terrestre dans le cours de son ministère, versé pour nous son sang dans sa mort, il nous communique du ciel par l’Esprit sa personne glorifiée et vivante. La Sainte-Cène est l’expression sensible de ce don suprême. Mais la possession de l’Esprit est trop profondément une avec notre vie personnelle et suppose un abandon trop intime de tout notre être, pour n’être pas, de notre part, un fait absolument libre. Aussi Dieu, qui ne nous a pas consultés quand il lui a plu de nous donner la vie du corps et celle de l’âme, parce que ces dons n’étaient encore que la vocation au don supérieur, procède-t-il avec plus de réserve quand il s’agit d’accorder ce dernier bienfait. Il se borne à nous l’offrir, quand l’heure favorable a sonné ; c’est là le but de la prédication évangélique, par l’organe de l’Église et du ministère qu’elle entretient dans son sein. S’il existe une Église extérieurement constituée, c’est afin que, par ses serviteurs et ses membres, la vie de l’Esprit soit offerte à tous, tout en n’étant imposée à personne. Chacun de nous n’a reçu la vie terrestre qu’en vue de cette destination supérieure : recevoir par l’Esprit la seule vie digne de ce nom. Si notre âme est intelligente et libre, c’est pour qu’elle devienne volontairement la demeure et l’agent de l’Esprit saint, et, par lui, de Jésus-Christ glorifié. S’il y a en nous un homme, c’est pour que cet homme apparaisse un jour semblable à l’Homme-Dieuf. Repousser cette vie du Christ céleste, pour conserver notre propre vie psychique, c’est, lorsque s’ouvrent devant nous les portes du palais, nous enfermer dans la prison. Ou, pour mieux dire, c’est le suicide sous sa forme la plus insensée et la plus cruelle. Nous donner à l’Esprit, c’est nous trouver ; mais en face de lui nous garder, c’est nous perdre. Jésus l’a dit dans cette parole souvent répétée par lui et qui est le dernier mot de toute vie humaine : « Celui qui voudra sauver sa vie, la perdra ; mais celui qui la donnera pour l’amour de moi, la retrouvera (Matthieu 16.25). »
e – Jean 17.2 : « Comme tu m’as donné puissance sur toute chair, afin que je donne la vie à ceux que tu m’as donnés. »
f – Romains 8.29, 17 : « Conformes à l’image de son fils, qui sera comme un premier-né au milieu de nombreux frères. » « Héritiers de Dieu, cohéritiers de Christ. »
4. Pendant des milliers innombrables de siècles, la vie physique s’était librement étalée au sein de la nature. En Adam fut jeté le pont entre cette première forme d’existence et une autre plus excellente, l’existence de l’âme libre. Pendant quarante siècles celle-ci accomplit son évolution dans l’humanité ancienne. Alors enfin vint Jésus-Christ qui opéra le passage de la vie de l’âme à une vie plus parfaite encore, la vie de l’Esprit divin dans l’âme humaine. Depuis deux mille ans, la flamme de cette vie spirituelle brûle dans l’Église, se propageant partout où elle trouve dans l’humanité l’aliment qui lui convient. Sommes-nous au terme ? Le possible est-il épuisé ? Il le semble ; car aucune forme de vie supérieure à celle que Jésus a réalisée en lui-même et qu’il nous communique du ciel, n’est concevable. Et pourtant, s’il en était ainsi, le cycle ne serait pas fermé. Un développement quelconque n’est achevé que quand, arrivé à son terme, il ressaisit son commencement pour l’élever à la hauteur de la fin. On a dit un mot profond : « L’avenir n’est qu’un retour au passég. » Parvenu au sommet de la vie spirituelle, ce n’est point avec un regard de dédain que l’homme se retourne pour contempler les degrés inférieurs de l’existence, qu’il vient de gravir. Sa vie physique elle-même, par laquelle il a commencé, ne lui fait point honte. N’est-elle pas empreinte aussi des marques d’une divine sagesse ? Le mépris du corps n’est pas le signe d’une vraie et saine spiritualité. Jésus, affranchi de son corps par la mort, ne l’a point oublié derrière lui. Il l’a redemandé au sépulcre et vivifié par la résurrection. A l’Ascension même, en rentrant dans son état divin, il ne l’a point déposé, mais transformé et rendu apte à devenir l’organe de la toute-puissance et de la vie divine dans la possession de laquelle il allait rentrer. Toute la plénitude de la divinité, nous dit saint Paul, habite en lui corporellement (Colossiens 2.9). Sa transfiguration n’était-elle pas destinée à faire pressentir ce mystère de gloire ? Si l’homme fait ne contemple pas sans émotion le berceau dans lequel ses yeux se sont ouverts pour la première fois à la lumière, l’enfant de Dieu, parvenu à la sainteté, ne renie pas le corps dans lequel son âme est éclose à la clarté de la conscience personnelle, dans lequel plus tard son esprit a été rendu participant de la vie céleste. Dès ici-bas, quand le Saint-Esprit a réussi à faire du corps humain son temple, n’ennoblit-il pas ses traits ? N’illumine-t-il pas son regard ? Ne surmonte-t-il pas ses défaillances ? Ne soutient-il pas sa faiblesse ? Or, dans le corps humain est renfermé un germe qui s’épanouit, par notre union avec l’Esprit saint, dans la dissolution même du corps. Ainsi se formera cet organe nouveau que saint Paul, dans son hardi langage, appelle le corps spirituel. De même que notre corps terrestre est ici-bas l’organe de l’âme, siège de la personnalité, de même le corps spirituel sera l’organe de l’Esprit, lorsque celui-ci sera devenu notre vie personnelle. « Il y a, dit saint Paul 1 Corinthiens 15.44, un corps psychique (vivant de la vie d’une âme) et un corps spirituel (servant d’organe à un esprit). » Or, si par son action sur ce corps de mort l’Esprit divin accomplit parfois déjà ici-bas des prodiges, que fera-t-il du corps nouveau, son œuvre propre, son chef-d’œuvre ? St. Paul compare le corps actuel à un informe grain de semence, et le corps futur au végétal parfait en formes et en couleurs, qui naît de ce germe grossier déposé en terre. Quelle ne sera donc pas la splendeur et la vie du corps spirituel !
g – M. Charles Prince, professeur au collège de Neuchâtel
Ce n’est pas tout. Comme en notre corps actuel convergent les deux systèmes animal et végétal, qui nous entourent, et par là la nature terrestre tout entière, ainsi le corps futur sera le centre d’une nature renouvelée, glorifiée, affranchie de la loi de la vanité et de la mort. L’idéal après lequel soupirent instinctivement, non seulement les hommes, mais, comme dit saint Paul, toutes les créatures (Romains 8.19-22), sera réalisé. Et la nature physique, si grossière en apparence, qui a été le commencement de la vie sur notre planète, reprise en sous-œuvre par la puissance de l’Esprit, deviendra le glorieux théâtre de l’activité et des vertus de son nouveau maître, le corps spirituel.
La matière n’est point nécessairement la limite de l’esprit, ni une entrave à ses opérations. On le voit bien dans les mains assouplies, et en quelque sorte toutes-puissantes, de l’artiste ; on le voit dans l’instrument dont il tire des effets merveilleux. Or l’art est le prélude de la gloire, laquelle doit devenir le couronnement et la splendeur de la sainteté.
Résumons-nous. Sur le théâtre de la nature s’est exercée la vie inconsciente, captive des sens. Sur la scène de l’histoire, l’âme humaine a déployé les richesses de la vie consciente et libre. Dans l’Église (ce mot pris au sens le plus spirituel) est apparue et se développe la vie du saint amour, réalisée en Jésus-Christ et communiquée par lui. Enfin, dans le séjour suprême que nous appelons le ciel, cette vie parfaite, divine dans son essence, humaine dans sa forme, rayonnera au travers de la matière glorifiée. Voilà l’esquisse du développement de la vie, tel que nous pouvons le concevoir en adaptant aux révélations scripturaires les faits observés par nous. Comment ne pas admirer ce plan conçu avant le temps et dont le résultat magnifique est de ramener le temps à l’éternité ! Comment ne pas reconnaître ici la pensée de Celui qui est « admirable en conseils et merveilleux en moyens ! » Comment ne pas s’écrier avec le psalmiste : « O Dieu, tes œuvres sont grandes ; tu as tout fait avec sagesse ! » Ce plan divin, saint Paul l’a résumé dans cette courte parole, clef de l’énigme de l’histoire de l’homme et texte de toute la philosophie chrétienne (1 Corinthiens 15.46) :
d’abord l’état psychique ; après cela, l’état spirituel.
❦