Méditations sur la religion chrétienne

Préface

Depuis dix-neuf siècles, la religion chrétienne a subi et surmonté bien des attaques, quelques-unes plus violentes que celles dont elle est aujourd’hui l’objet, aucune plus grave.

Pendant dix-huit siècles, les Chrétiens ont été tour à tour persécutés ou persécuteurs. Persécutés comme Chrétiens, persécuteurs de quiconque n’était pas Chrétien, se persécutant mutuellement entre Chrétiens. La persécution a été, selon les temps et les pays, plus ou moins cruelle, plus ou moins inflexible et efficace ; mais, quelle que fût la diversité des États, des Églises et des châtiments, qu’il y eût rigueur ou douceur dans la pratique, le principe était le même. Après avoir souffert la proscription et le martyre sous le régime impérial de l’État païen, la religion chrétienne a vécu à son tour sous la garde de la loi civile, et défendue par les armes du bras séculier.

Elle vit aujourd’hui en présence de la liberté. Elle a affaire à la pensée libre, à la discussion libre. Elle est appelée à se défendre, à se garder elle-même, à prouver incessamment, et contre tout venant, sa vérité morale et historique, son droit sur l’intelligence et l’âme humaine. Catholiques, Protestants ou Juifs, Chrétiens ou Philosophes, tous sont maintenant, parmi nous du moins, à l’abri de toute persécution ; car nul ne pourrait, sans ridicule, taxer de persécution les sacrifices ou les déplaisirs que peut lui imposer, dans certains cas, la manifestation de sa croyance ; pour tous, cette manifestation est libre, et ne saurait coûter à personne aucun des droits ni des biens de la vie civile. La liberté religieuse, c’est-à-dire la liberté de croire, de croire diversement ou de ne pas croire, est encore imparfaitement acceptée et garantie dans divers États ; mais il est visible qu’elle devient de plus en plus le fait général, et qu’elle sera désormais le droit commun dans le monde civilisé.

L’une des causes qui rendent ce fait si puissant, c’est qu’il n’est pas isolé ; il tient sa place dans la grande révolution intellectuelle et sociale qui, après une fermentation et une préparation de plusieurs siècles, a éclaté et s’accomplit de nos jours. L’esprit scientifique, la prépondérance démocratique et la liberté politique sont les caractères essentiels et les tendances invincibles de cette révolution. Ces puissances nouvelles peuvent tomber dans d’énormes erreurs et commettre d’énormes fautes qu’elles payeront toujours chèrement ; mais elles sont définitivement installées dans la société moderne ; les sciences continueront de s’y développer dans la pleine indépendance de leurs méthodes et de leurs résultats ; la démocratie s’établira dans les positions qu’elle a conquises et dans les voies qui lui sont ouvertes ; la liberté politique, à travers ses orages et ses mécomptes, se fera plus ou moins lentement accepter comme la garantie nécessaire de tous les biens acquis et de tous les progrès possibles dans l’ordre social. Ce sont là maintenant des faits dominateurs auxquels toutes les institutions publiques doivent s’adapter, et avec lesquels toutes les autorités morales ont besoin de vivre en paix.

La religion chrétienne n’est pas dispensée de cette épreuve. Elle la surmontera comme elle en a surmonté tant d’autres ; elle ne serait pas d’origine et d’essence divines si elle ne pouvait pas se prêter aux formes diverses des sociétés humaines, et leur servir tantôt de guide, tantôt d’appui dans toutes leurs vicissitudes, heureuses ou malheureuses. Mais il importe infiniment que les Chrétiens ne se fassent point d’illusion sur la lutte qu’ils ont à soutenir, sur ses périls et sur les armes qu’ils y peuvent employer. Contre la religion chrétienne, l’attaque est ardente et poursuivie tantôt avec un fanatisme brutal, tantôt avec une habileté savante, et au nom tantôt des plus mauvaises passions, tantôt de convictions sincères ; les uns la contestent comme fausse ; les autres la repoussent comme trop exigeante et gênante ; la plupart la redoutent comme tyrannique. On n’oublie pas vite l’injustice et la souffrance ; on ne guérit pas aisément de la peur. Les souvenirs de la persécution religieuse sont vivants et entretiennent, dans une multitude d’esprits d’ailleurs incertains, des préventions malveillantes et de vives alarmes. Les Chrétiens, de leur côté, ont peine à accepter le nouvel état social et à s’y faire ; ils sont, à chaque instant, choqués, irrités, épouvantés des idées et du langage qui s’y produisent. On ne passe pas aisément du privilège au droit commun et de la domination à la liberté ; on ne se résigne pas sans effort à la contradiction audacieuse et obstinée, à la nécessité quotidienne de résister et de vaincre. Le régime de la liberté est encore plus passionné et plus laborieux dans l’ordre religieux que dans l’ordre politique ; les croyants ont encore plus de peine à supporter les incrédules que les gouvernements l’opposition. Et pourtant eux aussi ils y sont obligés ; eux aussi ils ne peuvent trouver aujourd’hui que dans la discussion libre, et dans le plein exercice de leurs propres libertés, la force dont ils ont besoin pour s’élever au-dessus de leurs périls, et pour réduire, non pas au silence, ce qui ne se peut, mais à une guerre vaine, leurs acharnés adversaires.

Je sors de la société civile dans laquelle les diverses croyances religieuses sont aujourd’hui tenues de vivre en paix, à côté les unes des autres. J’entre dans la société religieuse elle-même, dans l’Église chrétienne de nos jours. Où en est-elle elle-même sur les grandes questions qu’elle a à débattre avec l’esprit humain libre et hardi ? Comprend-elle bien, conduit-elle bien la guerre dans laquelle elle est engagée ? Marche-t-elle au rétablissement d’une vraie paix et de l’harmonie active entre elle et la société générale au sein de laquelle elle vit ?

Je dis l’Église chrétienne. C’est toute l’Église chrétienne en effet, et non pas telle ou telle des églises chrétiennes, qui est maintenant et radicalement attaquée. Quand on nie le surnaturel, l’inspiration des Livres saints et la divinité de Jésus -Christ, c’est sur tous les Chrétiens, Catholiques, Protestants ou Grecs, que portent les coups ; c’est à tous les Chrétiens, quels que soient leurs dissentiments particuliers et les formes de leur gouvernement ecclésiastique, qu’on enlève les bases de leur foi. Et c’est par la foi que vivent toutes les églises chrétiennes ; il n’y a point de forme de gouvernement, monarchique ou républicaine, concentrée ou éparse, qui suffise à maintenir une église ; il n’y a point d’autorité si forte, point de liberté si large que, dans une société religieuse, elle puisse tenir lieu de la foi. Ce sont les âmes qui s’unissent dans une église, et c’est la foi qui est le lien des âmes. Quand donc les fondements de leur foi commune sont attaqués, les dissidences entre les églises chrétiennes sur des questions spéciales, ou les diversités de leur organisation et de leur gouvernement deviennent des intérêts secondaires ; c’est d’un péril commun qu’elles ont à se défendre ; c’est la source commune où elles puisent toutes la vie qu’elles sont menacées de voir tarir.

Je crains que le sentiment de ce péril commun ne soit pas, dans toutes les églises chrétiennes, aussi clair, aussi profond, aussi dominant que l’exige le salut commun. Je crains qu’en présence des mêmes questions partout soulevées et des mêmes attaques partout dirigées contre les faits et les dogmes vitaux de la religion chrétienne, les Chrétiens des communions diverses ne concentrent pas assez toutes leurs forces sur la grande lutte qu’ils ont tous à soutenir. Je le crains sans m’en étonner beaucoup. Quoique le péril soit le même pour tous, les traditions, les habitudes et par conséquent les dispositions actuelles sont diverses. Beaucoup de Catholiques se persuadent que la foi serait sauvée s’ils étaient délivrés de la liberté de la pensée. Beaucoup de Protestants croient qu’ils ne font qu’user du libre examen et qu’ils restent Chrétiens quand ils abandonnent les bases et s’éloignent des sources de la foi. Le Catholicisme n’a pas assez de confiance dans ses racines et tient trop à toutes ses branches ; il n’y a point d’arbre qui n’ait besoin d’être cultivé et émondé selon les climats et les saisons pour porter toujours de bons fruits ; ce sont les racines qu’il faut défendre de toute atteinte. Le Protestantisme oublie trop que, lui aussi, il a des racines dont il ne saurait se séparer sans périr, et que la religion n’est pas une plante annuelle que les hommes cultivent et renouvellent à leur gré. Les Catholiques ont trop peur de la liberté ; les Protestants ont trop peur de l’autorité. Les uns croient que, parce que la foi religieuse a des points fixes, la société religieuse ne comporte pas le mouvement et le progrès ; les autres disent que la société religieuse ne saurait avoir des points fixes, et que la religion réside dans le sentiment religieux et la croyance individuelle. Que serait devenu le Christianisme s’il s’était condamné, dès sa naissance, à l’immobilité que les uns lui recommandent, et que deviendrait-il aujourd’hui s’il était livré, comme le veulent les autres, au caprice de chaque esprit et au vent de chaque jour ?

Heureusement, Dieu ne permet pas que, dans cette crise, les vrais principes et les vrais intérêts de la religion chrétienne restent sans d’efficaces défenseurs. Il y a des Catholiques qui comprennent leur temps et le nouvel état social, et qui acceptent franchement ses libertés religieuses et politiques ; et ce sont précisément ceux-là qui ont le plus hardiment témoigné leur attachement à la foi catholique, qui ont réclamé avec le plus d’ardeur les propres libertés de leur Église et défendu avec le plus d’énergie les droits de son chef. Il y a des Protestants qui ont usé avec un zèle infatigable de toutes les libertés acquises de nos jours au Protestantisme ; ils ont fondé toutes les associations et toutes les œuvres qui ont manifesté la vie et étendu l’action de l’Église protestante ; ils ont réclamé et ils réclament incessamment, pour cette Église, le rétablissement de ses synodes, c’est-à-dire son autonomie religieuse. Parmi ces Protestants, quand il s’en est rencontré qui n’ont pas trouvé, dans l’Église protestante soutenue par l’État, la pleine satisfaction de leurs convictions, ils n’ont pas hésité à s’en séparer et à fonder, avec leurs seules forces, des églises libres. Et ce sont les Protestants qui ont ainsi mis le plus largement en pratique tous les droits, toutes les libertés du protestantisme, ce sont précisément ceux-là qui aujourd’hui, dans l’épreuve intérieure que traverse le christianisme, professent le plus hautement les dogmes de la foi chrétienne, et maintiennent le plus fermement les droits de l’autorité légale au sein de leur église. Les Catholiques libéraux de nos jours sont les plus zélés défenseurs des traditions et des institutions fondamentales du Catholicisme. Les Protestants les plus actifs, depuis un demi-siècle, dans l’exercice des libertés du Protestantisme sont les plus fermes conservateurs de ses doctrines et de ses règles vitales.

Humainement parlant, c’est de l’influence qu’exercent et qu’exerceront, dans leurs Églises respectives et dans le public, ces deux classes de Chrétiens que dépend l’issue paisible de la crise que subit de nos jours le Christianisme. Notre société est certes bien loin d’être chrétienne ; mais elle n’est pas non plus antichrétienne ; considérée dans son vaste ensemble, elle n’a aujourd’hui, contre la religion chrétienne, point de passion hostile ni générale ; elle conserve des habitudes, des instincts, je dirai volontiers des désirs chrétiens ; elle sait que la foi et la loi chrétiennes servent puissamment ses intérêts d’ordre et de paix ; les adversaires fanatiques du Christianisme l’inquiètent bien plus qu’ils ne la séduisent ; elle a fait l’expérience de leur empire, et même quand elle ne s’en défend pas, même quand elle les vante, elle redoute au fond leurs progrès. Dans de telles dispositions, notre société peut être tirée de son indifférence et de son ignorance religieuse ; elle peut être ramenée au Christianisme ; mais par ceux-là seulement qui, en défendant, en propageant le Christianisme, ne blesseront pas la société elle-même dans les idées, les sentiments, les droits, les intérêts qui aujourd’hui ont pris place et racine dans sa vie intime et active. Comme la religion, la société moderne a aussi ses points fixes et ses tendances invincibles ; entre la religion et elle, l’harmonie ne peut se rétablir que par l’action des hommes qui leur portent, à l’une et à l’autre, une vraie et profonde sympathie. Puisque la religion chrétienne vit aujourd’hui en présence de la liberté, ceux-là seuls sont d’efficaces défenseurs de la religion qui, en même temps, professent pleinement la foi chrétienne et acceptent sincèrement l’épreuve de la liberté.

Mais qu’en poursuivant leur pieux et salutaire travail, ces Chrétiens libéraux ne se flattent pas d’un prompt ni complet succès ; ils maintiendront, ils propageront la foi chrétienne ; ils ne supprimeront pas au sein de la société l’incrédulité et le doute ; il faut qu’en les combattant, ils s’accoutument à supporter leur présence ; le régime de la liberté est essentiellement mêlé de bien et de mal, de vérité et d’erreur ; les idées et les dispositions contraires s’y produisent et s’y développent simultanément : « Ne pensez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre, disait Jésus-Christ à ses apôtres ; je suis venu apporter non la paix, mais l’épée. (Matth.10.34) » L’épée de Jésus-Christ, c’est la vérité chrétienne combattant l’erreur et l’imperfection humaines ; la victoire, mais la victoire toujours incomplète dans la lutte incessante, c’est la condition à laquelle doivent se résigner les défenseurs de la vérité chrétienne au sein de la liberté.

Si ces vaillants et intelligents champions de la foi chrétienne n’étaient pas accueillis et accrédités dans les églises auxquelles ils appartiennent ; si le Catholicisme donnait lieu de croire qu’il est essentiellement hostile aux principes et aux droits essentiels de la société moderne, et qu’il ne les tolère que comme Moïse tolérait le divorce parmi les Juifs, « à cause de la dureté de leur cœur ; » si d’autre part les adversaires du surnaturel, de l’inspiration des Livres saints et de la divinité de Jésus-Christ prévalaient au sein du Protestantisme, qui ne serait plus alors qu’une philosophie hésitant à prendre son vrai nom, si toutes ces mauvaises chances venaient à se réaliser, je suis loin de penser qu’en présence de telles fautes et de tels revers, la religion chrétienne disparaîtrait du monde et retirerait définitivement aux hommes sa lumière et son appui ; ses destinées sont au-dessus des égarements humains ; mais, à coup sûr, pour que les hommes revinssent de tels égarements, pour que la lumière rentrât dans leur âme et l’harmonie dans la société moderne, il faudrait qu’il éclatât de nouveau, dans les âmes et dans la société, un de ces troubles immenses, une de ces tourmentes révolutionnaires dont les hommes ne recueillent les leçons qu’après en avoir souffert tous les maux.

Près d’aborder des questions plus profondes et plus permanentes, je ne fais qu’indiquer ici ce que je pense de la crise qui agite en ce moment le monde chrétien, de sa cause principale, de ses périls, et des chances bonnes ou mauvaises qu’elle laisse entrevoir pour l’avenir. Dans l’ouvrage dont je publie aujourd’hui la première partie, je laisse de côté ces faits et ces débats de circonstance ; c’est de la religion chrétienne en elle-même, de ses croyances fondamentales et de leur légitimité que je m’occupe ; c’est la vérité du Christianisme que je voudrais mettre en lumière en le mettant en présence des systèmes et des doutes qu’on lui oppose. Je m’abstiendrai de toute polémique directe et personnelle ; les personnes embarrassent et enveniment les questions ; on ménage ou l’on injurie ses adversaires ; deux genres de fausseté qui me sont également antipathiques ; je ne veux avoir pour adversaires que les idées ; et quelles que soient les idées, j’admets la sincérité possible de ceux qui les professent ; la discussion n’est sérieuse qu’à cette condition, et ni l’énormité intellectuelle de l’erreur, ni ses funestes conséquences pratiques n’excluent sa sincérité. L’esprit de l’homme est encore plus facile à séduire et plus égoïste que son cœur ; quand il a conçu et exprimé une idée, il s’y attache comme à son œuvre propre, et s’y emprisonne orgueilleusement, comme s’il était en possession de la pure et pleine vérité.

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J’ai passé trente-quatre ans de ma vie à lutter, dans une bruyante arène, pour l’établissement de la liberté politique et le maintien de l’ordre selon la loi. J’ai appris, dans les travaux et les épreuves de cette lutte, ce que valent la foi et la liberté chrétiennes. Dieu permet que, dans le repos de ma retraite, je consacre à leur cause ce qu’il me conserve encore de jours et de force. C’est la plus salutaire faveur et le plus grand honneur que sa bonté me puisse accorder.

Val-Richer, juin 1864.

Guizot

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