Paul, se tenant donc au milieu de l’Aréopage, leur dit : Hommes athéniens, je vous vois comme trop dévots en toutes choses. Car en passant et en contemplant vos divinités, j’ai trouvé même un autel sur lequel était écrit : Au Dieu inconnu. Celui donc que vous honorez sans le connaître, c’est celui que je vous annonce. Le Dieu qui a fait le monde et toutes les choses qui y sont, étant le Seigneur du ciel et de la terre, n’habite point dans les temples faits de main ; et il n’est point servi par les mains des hommes, comme s’il avait besoin de quelque chose, lui qui donne à tous la vie, la respiration et toutes choses ; et il a fait d’un seul sang tout le genre humain pour habiter sur toute l’étendue de la terre, ayant déterminé les temps précis et les bornes de leur habitation ; afin qu’ils cherchent le Seigneur pour voir s’ils parviendront à le toucher et à le trouver, quoiqu’il ne soit pas loin de chacun de nous. Car en lui nous avons la vie, le mouvement et l’être ; selon ce que quelques-uns de vos poètes ont dit, que nous sommes aussi sa race. Etant donc la race de Dieu, nous ne devons point estimer que la Divinité soit semblable à l’or, ou à l’argent, ou à la pierre taillée par l’art et l’industrie des hommes. Mais Dieu, passant par dessus ces temps de l’ignorance, annonce maintenant à tous les hommes, en tous lieux, qu’ils se repentent.
Coup d’œil général. – Plan. – L’Église avant la Réformation. – Parole de Dieu oubliée. – Culte défiguré. – Prédication négligée. – Histoire sainte jouée. – Pèlerinages. – Chapelle de Saint-Nicolas. – Saint Guillaume. – Reliques. – Doctrine faussée. – Purgatoire. – Indulgences. – Corruption du clergé. – Temple du château et couvents. – Chanoines, prêtres, évêques, papes. – Dégradation du peuple chrétien. – Cause première de tout le mal.
Le livre des Actes des Apôtres nous fait assister à l’une des plus grandes œuvres de Dieu. Nous y contemplons l’humanité passant, à la voix des Apôtres et des premiers Évangélistes, des ténèbres du paganisme et du crépuscule du judaïsme à la pleine lumière du royaume des cieux.
Cette œuvre, accomplie il y a plus de dix-huit siècles, s’est répétée, en quelque mesure, dans un temps plus rapproché du nôtre. Il y a trois siècles, une nouvelle génération d’apôtres et d’évangélistes, suscitée de Dieu, dissipa, au milieu de la chrétienté elle-même, d’épaisses ténèbres, et rouvrit les cœurs aux rayons du Soleil de justice. Ce fut la Réformation. Sans doute notre réformateur Farel était loin d’être un saint Paul, et son jeune ami Antoine Boyve, un Timothée. Néanmoins celui d’entre nous qui, en décembre 1529, eût vu ces deux hommes arriver dans notre pays, et les eût rencontrés prêchant avec véhémence dans les rues de la capitale contre le culte des saints et des images, n’eût-il pas pu leur appliquer les expressions de l’écrivain sacré touchant saint Paul parcourant l’idolâtre Athènes : Son esprit s’aigrissait au dedans de lui en contemplant cette ville toute plongée dans l’idolâtrie. (Actes 17.16) ? Celui qui les eût suivis ensuite dans leurs pérégrinations à Corcelles, Valangin, Boudevilliers, Saint-Blaise, qui eût assisté à leurs emprisonnements, à leurs blessures, à leurs exils, à leurs retours, à leurs succès, à leur victoire finale, n’eût-il pas pu à bon droit leur mettre dans la bouche ces paroles de l’Apôtre des Gentils : Nous portons partout avec nous dans notre corps la mort du Seigneur Jésus… ; mais grâces soient rendues à Dieu, qui nous fait partout triompher en Christ et qui répand par nous l’odeur de sa connaissance en tous lieux. (2 Corinthiens 4.10-11, 14) ?
Mais, dira quelqu’un, notre pays, il y a trois siècles, n’était-il pas chrétien, chrétien depuis longtemps ? Qu’était-il besoin d’apôtres et d’évangélistes dans nos contrées ? — Sans doute l’Evangile fut, dès le second siècle après la venue de Christ, apporté d’Orient par Marseille à Lyon, de là à Genève, bientôt après dans le Pays-de-Vaud et chez nos ancêtres. Dans les siècles qui suivirent, les Bourguignons à demi-chrétiens vinrent s’établir dans nos contrées. Plus tard encore la Bonne Nouvelle arriva dans notre pays d’un côté tout opposé, de Saint-Gall, où s’étaient établis des missionnaires venus de la Grande-Bretagne. Leurs disciples, arrivant par le Val-de-Saint-Imier, fondèrent l’église de Dombresson. Dès lors, tout le peuple neuchâtelois adora Jésus-Christ, et les temples de nos contrées ne retentirent plus que du nom du Dieu vivant.
Mais vous savez, mes chers auditeurs, ce qui arrive souvent dans la nature. Après un lever radieux, le soleil se voile, d’épais brouillards nous cachent sa face ; ou bien il arrive même qu’un autre astre vient s’interposer entre le soleil et notre terre, et nous ravit un moment sa lumière. Quelque chose de semblable à un second lever ne devient-il pas alors nécessaire ? C’est là une image de ce qui s’est passé dans l’Eglise. L’Evangile s’était voilé dans les siècles qui avaient suivi son établissement. La connaissance de la Parole de Dieu s’était graduellement perdue, de sombres superstitions l’avaient remplacée. Bien plus, des astres nouveaux s’étaient levés au ciel de l’Eglise et interposés entre elle et son Soleil. Les saints, la vierge, avaient éclipsé le Seigneur dans le cœur de son peuple. Il fallut un souffle puissant de l’Esprit divin pour balayer ces impures vapeurs, une violente commotion dans les hauts lieux devint nécessaire pour en précipiter ces astres intrus. Le Soleil de vie dut se lever de nouveau, et l’Eglise avoir comme un second matin.
Ce retour de la lumière évangélique fut une répétition glorieuse, quoique affaiblie, de sa première apparition. Il fut opéré tout à la fois par Celui qui a promis à son Eglise que les portes de l’enfer ne prévaudront jamais définitivement contre elle, et par les hommes éminents qu’il appela, comme autrefois les Apôtres, à être ouvriers avec Lui. Les Luther, les Zwingle, les Calvin, les Farel, reproduisent ici, j’ose le dire, quoique avec un éclat moins vif et une pureté moins irréprochable, les saintes figures des Paul, des Pierre, des Etienne et des Philippe du livre des Actes.
Ces Conférences sont destinées à vous retracer dans un tableau rapide la Réformation de l’Eglise dans notre pays. Nous consacrerons aussi quelques instants au récit de la Réformation en France. Deux motifs nous engagent à agrandir ainsi notre cadre. Avant tout, la reconnaissance. Comme c’est du midi de la France que nous vint, aux premiers temps de l’Eglise, la connaissance du christianisme, c’est à la même contrée que nous avons dû, il y a trois siècles, nos premiers et principaux évangélistes. Notre Réformation est fille de la Réforme française. Comment séparer sans ingratitude l’histoire de l’une de celle de l’autre ? Mon second motif, c’est l’intérêt qui s’attache à un événement que je ne saurais omettre dans ce tableau de la Réformation neuchâteloise, et qui la met en relation plus étroite encore avec l’histoire de l’Eglise réformée de France : je veux parler de l’arrivée dans notre pays des protestants français exilés de leur patrie pour cause de religion. Le Refuge à commencé avec les premières commotions qui ont suivi la Réformation, et s’est prolongé jusqu’à une époque assez rapprochée de nos jours. Comment ne pas vous dépeindre cette arrivée des réfugiés français dans notre pays, ainsi que leur établissement et leur influence parmi nous ? Il me semble que l’histoire de notre Réformation resterait inachevée, sans ce couronnement. Ainsi, après nous être occupés de la Réformation dans notre patrie, nous nous transporterons un moment en France, pour revenir de là dans notre patrie en compagnie de ces pieux émigrés qu’amenèrent chez nous les plus odieuses persécutions.
Consacrons cette première Conférence au tableau de l’état de l’Eglise dans les siècles qui précédèrent la Réformation.
Il y a trois siècles, le pays que nous habitons était bien celui que nous voyons aujourd’hui. C’était cette belle et large vallée étalée entre les cimes argentées des Alpes et les flancs verts et noirâtres de notre Jura ; c’étaient ces lacs bleus et purs, cet air vivifiant. Mais c’étaient d’autres institutions, d’autres mœurs ; c’était, sous le nom de christianisme, une autre Eglise, un autre culte, presque une autre religiona.
a – Chroniqueur.
Comment en un plomb vil l’or pur s’est-il changé ? Cette plainte, poussée par Jérémie au temps de la décadence d’Israël, s’appliquait alors dans toute sa force à l’état de l’Eglise chrétienne, comparé à celui du christianisme à son berceau. On a tracé mille fois le tableau de la corruption de l’Eglise avant la Réformation. Les écrivains catholiques eux-mêmes, jusqu’au moment où la lutte contre le protestantisme les engagea à changer de langage, n’eurent pas de couleurs assez sombres pour dépeindre ces temps de funeste mémoire. Nous relèverons ici quelques traits saillants, cherchant à faire ressortir surtout ce qui se rattache à l’histoire de notre pays.
Avant tout, l’absence de la Parole de Dieu. Aujourd’hui, dans toutes nos chaires il y a une Bible. Ce livre est le président visible de l’assemblée ; c’est lui seul qui prêche, qui reprend, qui exhorte, qui console : le prédicateur ne doit être que son organe. Il y a plus : par les soins des Sociétés bibliques, ce divin livre est aujourd’hui à si bas prix, qu’il n’est pas de famille, pas d’individu qui ne puisse se le procurer. Chaque enfant parmi nous, pour ainsi dire, à sa Bible.
Combien il en était autrement, il y a quatre ou cinq siècles, dans ces mêmes contrées que nous habitons ! En parcourant toutes les maisons de notre pays, vous n’y auriez probablement pas trouvé une seule Bible : peut-être ne l’auriez-vous pas même rencontrée dans les chaires de nos temples. La rareté de ce livre était telle alors, qu’un seul exemplaire devait quelquefois servir pour plusieurs couventsb. à la fin du treizième siècle, un ecclésiastique anglais, l’évêque de Winchester, ayant besoin d’une Bible pour je ne sais quel travail, dut en faire emprunter une dans un monastère voisin. Elle était en deux volumes folio. Un acte notarié constata le prêt et l’époque à laquelle le trésor devait être renduc. Le Réformateur de l’Allemagne, Luther, passa bien des années dans son couvent avant que d’avoir le bonheur de tenir une Bible entre ses mains. Enfin il en découvrit une, suspendue à une chaîne, dans la bibliothèque du couvent, et rien ne peut rendre la joie que lui causa cette trouvaille inattendued.
b – Barth, Histoire ecclésiastique, p. 122.
c – Barth, Hist. ecclés., p. 122.
d – Merle, t. I p. 204
L’historien Ruchat rapporte que l’on rencontrait dans notre Suisse, aussi bien que dans toutes les autres contrées de la chrétienté, une foule de prêtres et de curés qui de leur vie n’avaient vu une Bible, et des docteurs en théologie qui ne l’avaient jamais luee.
e – Ruchat, Histoire de la Réformation de la Suisse, t. I. p. xii.
D’où venait cette rareté du Livre de vie ? Avant tout, de sa cherté. L’art admirable de l’imprimerie, par lequel on multiplie aujourd’hui si facilement et à si peu de frais les exemplaires d’un livre, n’était pas encore inventé. Il ne fut découvert qu’un demi-siècle avant la Réformation. Il fallait donc copier les ouvrages entiers à la main. Quel travail ! Dès lors, quelle cherté ! — Dans le treizième siècle, une Bible entière coûtait en Allemagne 700 francs au moins ; un psautier avec quelques réflexions, 180 francs. La journée d’un artisan valant alors environ 20 centimes, le prix d’une Bible représentait ainsi le travail d’une douzaine d’annéesf.
f – Barth, Hist. ecclés. p. 123.
Ce qui explique encore la rareté de la Bible, c’est qu’elle n’était point traduite dans les langues vulgairement parlées. On ne la possédait guère alors que dans une langue comprise par peu d’hommes, en latin. Supposez donc qu’après une douzaine d’années d’économie et de travail, vous fussiez parvenu à vous procurer ce précieux volume. Ravi de joie, vous l’ouvrez : ce livre est écrit dans une langue inintelligible à vous et à vos enfants ! à quoi bon vos longs et pénibles labeurs ? Lequel d’entre vous, dans de telles conditions, eût cherché à se procurer la Bible ?
Enfin, une troisième cause contribuait sans doute à la rareté du volume sacré : la répugnance instinctive qu’il semblait inspirer aux ecclésiastiques. Ils étudiaient plutôt les gros ouvrages des anciens docteurs, que les courtes épîtres des Apôtres. Ils aimaient mieux raconter à leurs ouailles les légendes merveilleuses de la vie des saints, que les simples et sanctifiants récits des Evangiles. Ils avaient peur du vin pur de la Parole de Dieu, de l’énergie divine de l’Esprit saint. Ils préféraient l’eau fade et inefficace de la parole humaine.
La Bible bannie, que pouvait être le culte ? Que devait devenir la doctrine ?
Aujourd’hui, le sermon, avec le texte biblique d’où il est tiré, est tellement le centre du culte, qu’aux yeux de plusieurs, c’en est même le tout. Bien à tort, assurément ; car qui dit culte, dit hommage ; et l’hommage, c’est la prière bien plus que le sermon. Mais avant la Réformation, qu’était-ce donc que le culte, sans Bible ni sermon ? — C’était la messe. Le prêtre, à l’autel, allait et venait devant le crucifix, faisait des mouvements de la tête et des doigts, tantôt marmottant entre ses dents, tantôt chantant comme un forcenég. Bientôt son œuvre était achevée, et l’on croyait que dès ce moment l’hostie était devenue le corps du Seigneur, le corps de Dieu : il relevait alors aux yeux de tout le peuple. Celui-ci tombait à genoux, adorait, puis recevait la bénédiction et s’en retournait à la maison ; c’était là à peu près tout le culte. S’il y avait quelque lecture, c’était en latin, langue à laquelle le peuple et quelquefois le prêtre lui-même ne comprenaient mot. Quant aux prédications, elles étaient rares, même en temps de fête. Ainsi, l’on trouve dans les archives du Conseil de Moudon, ville qui était alors la capitale du Pays-de-Vaud, l’article suivant, en l’an 1531 : « Payé 7 florins 2 sols à un prêtre étranger qui à prêché le carême. » Dans la première ville de l’Etat il ne s’était donc pas trouvé un prêtre qui eût pu ou voulu remplir cette fonction. On peut juger de ce qui se passait dans les campagnesh.
g – Ruchat, t. I p. xv.
h – Ruchat, t. IV, p. 24 et 85.
Lorsque les Cantons suisses firent administrer notre pays, dans les années qui précédèrent la Réformation, ayant appris que les chanoines établis pour faire le service dans le temple du château se refusaient à prêcher, et ne voulaient pas consentir à une autre fonction que celle de dire la messe, ils chargèrent, en l’an 1522, le bailli envoyé par eux de faire venir un prédicateur du dehors et de le faire prêcher aux frais des chanoinesi. Ceux qui faisaient l’office des prédicateurs, on rougit de le dire, c’étaient alors les comédiens, les joueurs de foire. Les saints mystères de la mort et de la résurrection de Jésus, bannis des chaires, étaient représentés en spectacle public sur les tréteaux. Chaque année, dans les semaines de Noël et de Pâques, des comédiens jouaient devant tout le peuple les scènes de la naissance, de la mort et de la résurrection du Seigneur, comme cela se fait encore aujourd’hui en Espagne. C’était dans ces représentations théâtrales que le peuple allait chercher son édification à l’époque des grandes solennités chrétiennes. Ainsi, dans les mêmes archives de Moudon, nous trouvons un compte de dix florins de Savoie pour les comédiens qui le jour des Rameaux ont joué la Passion, et le lundi suivant la Résurrection. Au mois de septembre suivant figure une note de soixante sols pour les douze comédiens qui, le jour de la Saint-Barthélémy, ont joué une histoire pieuse.
i – F. de Chambrier, Histoire de Neuchâtel, p. 282.
Du reste, on faisait des pèlerinages ; on allait adorer quelque image, baiser quelque relique, quelques vieux os, quelque mouchoir ayant appartenu à un saint ou à une sainte, invoquer le ciel dans un lieu réputé plus saint qu’un autre : on en rapportait des billets magiques, bénis par le prêtre et achetés à prix d’argent. C’est ainsi qu’il y avait à Wavre un lieu de pèlerinage où les femmes enceintes allaient chercher l’assurance d’une heureuse délivrancej. Plusieurs noms de localités, encore actuellement en usage, proviennent de ces anciens lieux de cultes. Ainsi le quartier que nous appelons Saint-Jean, situé entre le Tertre et le Sablon, tire son nom d’une chapelle consacrée à l’apôtre Jean, et où se trouvait l’image de ce saint. Nous aurons l’occasion d’en parler plus tard. Le quartier de Saint-Nicolas, à quelque distance de la ville sur la route de Peseux, se nommait ainsi à cause d’une chapelle dédiée à saint Nicolas, patron des navigateurs. Ce lieu de culte avait été établi en cet endroit élevé, afin qu’on pût le voir de tous côtés depuis le lac, et que les nautonniers en danger pussent ainsi adresser leurs prières au saint. Cette fondation de la chapelle de Saint-Nicolas avait été faite, selon les uns, par un seigneur de Colombier qui venait souvent en bateau à Neuchâtel ; selon les autres, par la corporation des bateliers de la ville. Cette même corporation s’était aussi cotisée pour entretenir à ses frais un cierge constamment allumé dans la chapelle du temple du château consacrée à leur saint, qui porte encore son nom et où se trouvait son image. Ils espéraient ainsi s’assurer sa faveur et son intercession dans les dangers auxquels les exposait leur profession. Dans la lettre de fondation qui nous à été conservée par Boyve, sont nommés trente-quatre pêcheurs, parmi lesquels nous trouvons un Henzely, un Bourquina, un Jean Tribolet, un Girard Jacottet, un Printz de Haute-rive, etck.
j – Annales de Boyve.
k – Annales, année 1482.
On ne comptait pas moins de trente chapelles dans le temple du château et à l’entour. La plus richement ornée était celle de Saint-Guillaume, le patron de Neuchâtel. Le bon Guillaume, Anglais de naissance, vivait à Paris vers l’an 1200. Là il avait été le précepteur de deux jeunes comtes de Neuchâtel, qui, à leur retour, l’avaient ramené dans leur patrie. Ils se l’étaient attaché comme confesseur, et l’avaient fait nommer chanoine. A sa mort, le peuple neuchâtelois le béatifia de son chef et sans aller chercher à Rome d’autre canonisation. On lui érigea des chapelles ; on lui consacra des fontaines et l’hospice. La ville fut placée sous son invocation. Le magistrat recourait à lui dans les mauvais jours. Il avait, disait-on, fait des miracles pendant sa vie. Pourquoi n’en ferait-il pas après sa mort ?l
l – Chroniqueur, p. 78 et 79.
C’était vers ces chapelles et ces images de saints et de saintes (et l’on en rencontrait partout) que se portait l’adoration des fidèles. Sans doute l’Eglise catholique prétend que ce n’est pas là une adoration, mais une simple invocation, une demande d’intercession. Mais dans la pratique et dans le sentiment populaire, cette distinction subtile disparaît, et le peuple adore réellement le saint et même son image matérielle. Aussi un écrivain italien, bon catholique, disait-il lui-même en parlant des gens de sa religion aux temps dont nous parlons : « Ils ont plus foi aux images qu’à Jésus-Christ lui-même, dont les images tiennent la placem. » — N’en est-il pas encore ainsi à cette heure ?
m – Ruchat. t. I, p. xvi.
Impossible d’énumérer tous les abus auxquels donnait lieu cette matérialisation du culte. En voici deux exemples racontés par Ruchatn : On montrait depuis plusieurs siècles à Genève, dans le temple de Saint-Pierre, deux reliques fameuses ; l’une était le cerveau de saint Pierre lui-même, l’autre le bras de saint Antoine. Ces deux objets sacrés étaient l’occasion de mille pratiques superstitieuses, et la source d’un gain journalier pour les prêtres attachés à cette église. Lorsque en décembre 1535, après la réformation de Genève, on nettoya le temple et qu’on ouvrit les châsses où étaient conservées les reliques, que trouva-t-on ? Au lieu du cerveau de l’Apôtre, un morceau de pierre-ponce !… Au lieu du bras du saint, un muscle de cerf !… — Dans le temple de Saint-Gervais étaient ensevelis sous le grand autel plusieurs corps de saints, et l’on prétendait qu’à toutes les veilles de Noël on entendait ces saints, morts il y a tant de siècles, discourir et chanter entre eux. Lorsque, à la même occasion, on remua les pierres sous le grand autel, on trouva là des vases creux, communiquant ensemble par des tuyaux semblables à des flûtes d’orgue. Au moyen de cet arrangement, lorsqu’on faisait du bruit près du trou extérieur, il s’opérait un retentissement dans ces vases vides et sonores, qui ressemblait réellement à des voix obscures sortant des entrailles de la terre.
n – Ruchat. t. V, p. 302-304.
Toutes sortes d’autres superstitions, se rattachant au culte, existaient au milieu du peuple chrétien. C’est ainsi que, pour se débarrasser des chenilles et des hannetons, on ne se contentait pas d’invoquer les saints contre ces animaux, on les excommuniait ! Boyve nous a conservé le détail d’une pareille cérémonie, qui eut lieu à Lausanne en l’an 1479. L’évêque fit citer ces insectes à paraître devant son tribunal. Un certain Jean Perrodet, avocat, mort récemment dans un état peu agréable à l’Eglise (paraît-il), fut constitué leur représentant légal. Ils furent maudits et excommuniés en sa personne, et puis bannis et condamnés à aller en diminuant, en quelque lieu qu’ils se retirassent. Cependant, ajoute Boyve, quoique la sentence fût prononcée dans toutes les formes, les insectes n’obéirent pas et continuèrent leurs dégâts. La même cérémonie eut lieu à Berne en l’an 1478.
Le peuple s’était laissé persuader (et il le croit encore aujourd’hui en France,) que pendant la semaine sainte les cloches de tous les temples chrétiens s’en allaient à Rome demander les pardons du pape, tellement que quand on les sonnait elles ne rendaient pas de son. Cette superstition était fortement enracinée dans nos contrées, et Ruchat raconte qu’encore dans le siècle passé il y eut à Echallens, où les deux cultes, catholique et protestant, se célébraient conjointement dans la même église, une violente dispute entre le curé et le pasteur, le premier ne voulant pas permettre au second de faire sonner les cloches pendant la semaine sainte, afin de ne pas détruire la foi populaireo.
o – Ruchat. t. I, p. xvii.
Le culte en esprit et en vérité, qui fait le caractère des vrais adorateurs, avait ainsi fait place aux superstitions les plus grossières, et au matérialisme religieux le plus dégradant. Cette altération du culte chrétien marchait de pair avec celle de la doctrine.
Peu à peu l’enseignement populaire s’était concentré tout entier dans la doctrine du purgatoire, et la morale, dans l’usage des moyens les plus efficaces pour en abréger les tourments. Il en est encore ainsi de nos jours en Italie. L’Eglise catholique en effet a établi, comme dogme, l’existence d’un lieu mitoyen entre le paradis et l’enfer. Elle l’appelle le purgatoire, parce que toutes les âmes qui n’ont positivement mérité ni la damnation ni le ciel, y sont purgées ou purifiées par des souffrances expiatoires, jusqu’à ce qu’elles soient jugées dignes d’être admises dans le paradis. Les moyens d’abréger ces souffrances sont d’abord de faire d’abondantes aumônes et de pieuses donations, puis surtout de faire dire force messes par les prêtres. Mais l’Eglise offrait alors à la dévotion des fidèles un troisième moyen, aussi commode pour eux que lucratif pour elle, les indulgences.
Le pape Léon X, qui régnait sur la chrétienté, avait épuisé ses finances. Par ses profusions insensées envers ses parents et ses courtisans, par son luxe effréné et ses constructions magnifiques, il était parvenu à mettre à sec le coffre papal, gouffre immense où se déversaient pourtant, comme les fleuves dans le bassin de l’Océan, une bonne partie des richesses du monde. Pour remplir son trésor, il résolut d’organiser une vente colossale d’indulgences. L’indulgence, c’est la remise des peines du purgatoire pour une somme d’argent payée à l’Eglise par l’acheteur. Les péchés particuliers étaient taxés. Sorcellerie, 2 ducats ; libertinage, 6 ducats ; meurtre, 8 ducats ; pillage des temples ou parjure, 9 ducats. C’était là du moins le tarif du moine Tetzel, qui avait été chargé de cette vente pour une partie du nord de l’Allemagnep. Il recueillit ainsi 4 500 thalers dans la seule ville de Gœrlitz, en Saxe, pendant un séjour de trois semaines. Il prélevait son tant pour cent, et remettait le surplus à l’archevêque de Mayence, qui lui avait confié cette commission. Celui-ci, après avoir fait aussi son prélèvement, expédiait le reste à Rome. Tetzel avait l’effronterie de dire « que par ses lettres d’indulgence il avait sauvé plus d’âmes que saint Pierre lui-même par ses discours, » et « que la « croix rouge qu’il plantait dans les églises, et autour de laquelle il trafiquait, avait tout autant d’efficace que celle de Jésus-Christq. » Un autre moine qui prêchait l’indulgence dans les pays du Rhin, s’exprimait ainsi : « O âmes des croyants, je vais vous apprendre une merveille nouvelle. Si l’un de vous possède un demi-florin, il peut en ce moment gagner le royaume des cieux en achetant cette indulgence ; s’il n’a qu’un quart de florin, il peut du moins avoir part au royaume des cieux ; quant à celui qui n’a rien, il est et reste du diabler. »
p – Leipoldt, Histoire de l’Eglise, p. 137.
q – Ruchat, liv. I, p. 39.
r – Barth, Histoire de l’Eglise, p. 173.
Ce fut un moine milanais, nommé Bernardin Samson, qui fut chargé de cet infâme commerce au midi de l’Allemagne et en Suisse. Ruchat rapporte que dans l’espace de dix-huit ans il recueillit dans ces contrées 800 000 écus et emporta des coffres pleins de vaisselle d’or et d’argent. En 1518, douze ans avant notre Réformation, il vint à Berne. Il dressa sa bannière avec les armes papales dans la grande église. Après avoir célébré la messe, il déploya ses bulles d’indulgence, les unes en parchemin, les autres en papier ; celles-là pour les riches, celles-ci pour les pauvres. Il en existe encore qui ont été conservées dans des archives publiques et privées. Un gentilhomme d’Orbe, seigneur d’Arnay, en acheta une que l’historien Ruchat avait encore vue lui-même. Elle était signée de la main de Samson et coûtait 500 ducats. Le capitaine bernois Jacques de Stein acheta une lettre d’indulgence plénière pour ses propres péchés, pour ceux de sa famille, ses ancêtres y compris, ainsi que pour ceux de la compagnie de 500 hommes qu’il commandait. En brave militaire, il n’avait pas beaucoup d’argent ; Samson la lui vendit pour un beau cheval gris, et lui donna en outre l’absolution pour tous ses sujets de la seigneurie de Belp. La veille de son départ de Berne, Samson monta sur le grand autel devant le chœur, fit mettre tout le peuple à genoux, lui fit réciter cinq Pater noster et cinq Ave Maria pour le soulagement des trépassés, puis s’écria d’une voix solennelle : « Désormais les âmes de tous les Bernois, « en quelque lieu et de quelque manière qu’ils soient morts, sont, toutes à la fois et en un moment, délivrées non seulement des tourments du purgatoire, mais même de ceux de l’enfer ; elles sont entrées dans la gloire céleste. » Il fut défrayé de toutes ses dépenses par le Conseil de Berne, et partit chargé d’argents.
s – Ruchat, Liv. I, p. 49 ; Boyve, p. 243.
De Berne, Samson vint aussi dans notre pays, selon la chronique de Boyve. Mais il n’y avait encore ni familles opulentes à Neuchâtel, ni industrie florissante à la Chaux-de-Fonds. Quelques métiers commençaient à peine à fleurir chez nous. On travaillait la laine, on faisait du bon sinon du beau drap ; la plupart des habitants étaient agriculteurs et vigneronst. Sur un pareil sol, il n’y avait pas grande moisson de ducats à recueillir. Aussi ne paraît-il pas que beaucoup d’écus neuchâtelois aient passé dans les coffres de Samson. On a même des raisons de croire que la pauvreté du pays ne fut pas la seule cause de ce manque de succès, et que dès l’abord le commerce des indulgences excita chez nous répugnance et antipathieu.
t – Chroniqueur, p. 71.
u – Voy. Boyve ; puis aussi Chroniqueur, p. 243.
Ainsi Rome, après avoir substitué à l’unique moyen de salut présenté par l’Écriture, aux souffrances seules pures, seules expiatoires, du Fils de Dieu, nos propres souffrances dans le purgatoire, osait encore substituer à celles-ci une rançon à prix d’argent ! Voilà comment s’écroulaient à la fois, la doctrine et la loi chrétiennes. Elles tombaient sous les coups de ceux-là même qui auraient dû en être les soutiens.
Ceci nous conduit à l’état du clergé à l’époque dont nous parlons.
Dire la messe, trafiquer de la superstition populaire, jouir de la vie, ces trois mots résument en général l’histoire du clergé dans les temps qui précédèrent la Réformation.
Vers le milieu du dixième siècle, probablement de 932 à 935v, Berthe, reine de Bourgogne, sous le sceptre de laquelle nous vivions alors, avait fait bâtir ou reconstruire le temple du château ; la tradition porte qu’elle fit en outre construire deux couvents en bise et en vent du temple, l’un pour des moines blancs (appelés ainsi de la couleur de leurs vêtements) ; il était situé probablement dans la partie nord de la colline du château ; l’autre pour des religieuses ursulines, au lieu appelé aujourd’hui le donjonw. Cet ancien château des souverains (d’abord les rois de Bourgogne, puis les empereurs d’Allemagne,) n’occupait que la partie méridionale de l’emplacement du château actuelx. Les comtes de Neuchâtel, leurs vassaux, habitèrent, jusqu’au quatorzième siècle, un autre château, situé à l’endroit où se trouve actuellement le bâtiment des prisons.
v – Dubois, Monuments de Neuchâtel, p. 10.
w – Boyve, à l’an 980.
x – Dubois, p. 22 à 24.
En 1205 arriva, aussi d’après la tradition de Boyve, un scandale qui engagea le souverain d’alors, le comte Ulrich, à supprimer ces deux couvents trop rapprochés. Les moines blancs doivent avoir été envoyés à Fontaines au Val-de-Ruz, où se serait trouvé un couvent de leur ordre, et les Ursulines à Cressier. à la place de ces ordres religieux, le comte établit une corporation de chanoines (canonici, hommes soumis à une règle). Ils étaient chargés des fonctions du culte dans le temple du château. On leur donna les rentes des couvents ; et comme, en 1347, le comte Louis fit construire une nouvelle résidence, le château actuel, on bâtit aux chanoines des demeures au-dessous de la terrasse, dans ces maisons qui servaient naguère encore de bâtiments de cure et d’école. Les chanoines étaient au nombre de douze ; ils étaient assistés dans leur office par un nombreux personnel de chantres, de servants et d’enfants de chœur. Il semble donc que rien ne manquait pour que le culte fût convenablement desservi, et la paroisse de Neuchâtel abondamment pourvue de secours religieux. Assurément il eût été pourvu à tout, pour peu que ces ecclésiastiques eussent été dévoués à leur ministère. Mais à quoi se bornait leur travail en faveur de la paroisse à eux confiée ? Nous l’avons déjà vu : aucun d’eux ne voulait prendre la peine de faire une prédication. La messe dite, l’office terminé, leur œuvre était finie. Sans doute quelques-uns vaquaient aux affaires publiques. Quatre d’entre eux étaient membres des Audiences-Générales. Ils paraissent aussi avoir été supérieurs en intelligence et en culture aux autres ecclésiastiques du diocèse. M. Samuel de Pury à retrouvé dans le siècle passé une chronique rédigée par quelques-uns d’entre eux, racontant notre histoire nationale pendant tout le quinzième siècle avec une intelligence des faits et une facilité de style très remarquables. Nos chanoines n’étaient donc rien moins que des hommes sans culture et sans instruction. Mais ils ne mettaient pas ces dons au service de leurs ouailles. Ils détournaient, dit un écrivain compétent, les revenus des cures dont ils avaient la nomination, y plaçant des vicaires qu’ils réduisaient à la portion congrue, c’est-à-dire au strict nécessaire pour ne pas mourir de faim. Leur conduite dissolue était un scandale perpétuel que les prêtres des ordres inférieurs prenaient pour exemple. Ils faisaient payer chèrement au peuple les sacrements de Pâques, le sonnage des cloches pour les morts, une place au cimetière. Ils avaient même osé, ces hommes gorgés de biens, disputer à quelques lépreux entretenus dans une maison de charité non loin de la ville (au quartier de la Maladière), le produit des offrandes déposées pour ces malheureux au tronc de la chapelle, « comme si, dit éloquemment l’historien auquel nous empruntons tous ces traits, comme si la lèpre de leur cœur leur eût donné des droits à ces donsy. »
y – F. de Chambrier, p. 279-280.
Ce récit concorde avec ce que nous apprennent les chroniques du temps sur la conduite des collèges de chanoines à Saint-Imier, Lausanne et Genève. En 1533, les paroissiens de Lausanne portèrent contre leur clergé une plainte dont voici quelques articles :
- Quelques-uns de ces ecclésiastiques ont tué des bourgeois.
- Quelques-uns ont battu des bourgeois dans l’église, à coups de poing, au milieu de l’office…
- Ils se sont injuriés et battus entre eux dans l’église.
- Plusieurs d’entre eux, qui sont excommuniés, chantent néanmoins la messe.
- Ils courent les rues de nuit, masqués et déguisés en soldats.
- Ils sont allés en plein jour battre des bourgeois en leurs maisons…
- Ils ont enterré secrètement une jeune fille habillée en homme…
- Ils sont joueurs publics et blasphémateurs ; ils révèlent les confessions…
J’omets les articles trop scandaleux pour être cités. On peut lire la plainte tout entière en 23 articles dans Ruchatz.
z – Tome I, p. xxxvi et suiv.
Tel était en Suisse l’état du clergé, des hommes que Jésus à établis pour être les modèles du troupeau ! Ailleurs ce n’était pas mieux. Le célibat, imposé aux prêtres par Grégoire VII, avait amené partout les plus honteux désordres. Le peuple en était venu au point de se réjouir quand il voyait son curé entretenir chez lui une femme. C’était un préservatif contre de plus grands maux. Un catholique du temps, Nicolas de Clémangis, nous le dit expressémenta. Les curés qui voulaient obtenir cette permission payaient à l’évêque une taxe. Un évêque allemand se vanta un jour publiquement d’avoir donné, dans une seule année, dispense à onze mille prêtres à cet effet.
a – Merle, t. I, p. 71.
Qui avait mission de réprimer de tels désordres ? Les évêques. Mais le trait que nous venons de citer montre qu’ils n’y songeaient guères. Eux-mêmes ne menaient point en général un genre de vie plus édifiant que le clergé qui leur était soumis. Ruchat nous à conservé une plainte des Lausannois contre leur évêque, aussi de 1533, qui nous montre que les chanoines ne faisaient que suivre en tout point les traces de leur chef spirituel. Tantôt les évêques, la lance au poing, allaient à la tête de leurs vassaux courir les champs de bataille. C’est ce que faisaient les évêques de Bâle, dans notre propre pays où ils venaient soutenir, à main armée, les comtes de Valangin dans leurs révoltes contre leurs suzerains, les comtes de Neuchâtel. Tantôt les palais épiscopaux se transformaient en théâtres d’orgies et de débauches, comme celui de l’évêque de Lausanne, où l’on découvrit, après la Réformation, des passages secrets conduisant jusque hors des remparts et pratiqués dans de mauvais buts ; ou celui de l’évêque de Genève, Pierre de la Baume, qui, en 1527, fit transporter chez lui, en plein carême, une jeune fille enlevée d’une maison honorableb.
b – Ruchat. t. I, p. xxxv.
Mais n’existait-il donc, au-dessus des évêques, aucune autorité capable de les contenir et de les châtier ? De Rome, du trône papal, ne sortait-il pas des foudres d’excommunication contre de si épouvantables désordres ? Rome ! Là était précisément le foyer du mal ; Rome était le cœur malade, d’où le sang vicié se répandait dans tous les membres, et jusqu’aux extrémités du corps de la chrétienté.
On connaît les papes qui précédèrent immédiatement la Réformation ; un Innocent VIII, qui avait, de différentes femmes, huit fils et autant de filles, et dont on disait, en ricanant, qu’il méritait à juste titre le nom de Pèrec ; ce monstre qui ne craignit pas, sur son lit de mort, de faire égorger trois jeunes garçons de dix ans pour essayer de réparer l’épuisement de son sang par la transfusion du leurd ; un Alexandre VI, qui donnait à son fils César et à sa fille Lucrèce des fêtes dissolues jusque dans le palais papal ; duquel on disait publiquement que l’infâme Lucrèce était à la fois sa fille, son épouse et sa bru, qui vit son favori assassiné dans ses bras par son propre fils César, et qui mourut pour avoir mangé d’une boîte de confitures empoisonnées, qu’il avait préparée lui-même pour l’un de ses cardinaux, et que celui-ci, ayant réussi à gagner à force d’argent, le maître d’hôtel, lui fit servir et manger ! un Jules II, que l’on voyait plus souvent à l’armée qu’a l’office, et qui disait en plaisantant « qu’il avait jeté la clef de saint Pierre pour prendre l’épée de saint Paul » (la légende catholique représente saint Paul armé d’une épée) ; un Léon X, enfin, qui commença son ministère de successeur de saint Pierre et de vicaire de Jésus-Christ par une dépense de 10 000 ducats d’or le jour de-son couronnement, qui discutait en plaisantant dans ses petits soupers le pour et le contre de l’immortalité de l’âme, et qui mourut sans avoir reçu les sacrements !
c – Voyez le distique latin d’un poète italien, Ruchat, t. I, p. xxxviii.
d – Paul, Vie de Savonarole, p. 16.
Tout cela et tant d’autres traits que je pourrais accumuler, est connu par l’histoire. Et c’étaient la les chefs qui gouvernaient l’Eglise au nom de Jésus-Christ, et qui osaient dire, comme Paul II : « Je suis pape ; j’ai le pouvoir de déclarer à mon gré bonnes ou mauvaises les actions des hommes. »
Faut-il s’étonner, après cela, d’entendre l’un des plus illustres poètes du temps s’écrier dans une sainte horreur : « Rome, forge d’artifices ! Cruelle prison où le bien expire, où tout mal s’engendre ! Enfer des vivants !e »
e – Paul, Vie de Savonarole. p. 11.
Rome elle-même à écrit son épigraphe quand, dans un excès inconcevable de profanation, elle à prononcé, par la bouche du représentant de la chancellerie papale, cette parodie de l’une des plus magnifiques promesses de Dieu : « Dieu ne veut pas la mort du pécheur, mais qu’il paie et qu’il vivef. »
f – Ibid ; p. 7.
Non seulement donc les papes ne firent rien pour réprimer des abus qui marchaient tête levée, mais ils en donnèrent eux-mêmes les exemples les plus criants ; bien plus, ce furent eux qui entravèrent et firent échouer toutes les tentatives de réformes, partant soit des évêques consciencieux, tels qu’il s’en trouvait encore, soit du pouvoir ci vil, moins corrompu à cette époque que l’autorité ecclésiastique elle-même. Ainsi à Constance, en 1415, tous les dignitaires de l’Eglise et de l’Etat s’étaient réunis avec l’intention arrêtée d’arriver à une réforme du clergé et du peuple chrétien. Comme on redoutait les artifices du pouvoir papal, il fut décidé que les cardinaux n’éliraient entre eux le nouveau pape qu’après qu’ils auraient tous juré que celui qui serait élu ne quitterait pas Constance et ne dissoudrait pas le concile sans avoir mis la main à la réforme désirée. Martin V est élu. Se moquant sans pudeur du serment prêté, il quitte aussitôt Constance, laissant tout sur l’ancien pied. Aussi l’empereur Maximilien disait-il avec amertume : « Qu’il n’avait pas encore connu un pape qui lui eût tenu sa parole, » et ajoutait-il : « J’espère, si Dieu le veut, que celui qui est maintenant sera le dernierg. »
g – Merle, t. I, p. 90.
Que pouvait être le peuple chrétien ainsi enseigné, ainsi conduit ? L’ignorance, ou, ce qui revient au même, la superstition d’une part, la corruption morale de l’autre, régnaient à l’envi et s’affermissaient mutuellement. L’ignorance était telle qu’en Pologne, par exemple, on fut obligé d’afficher, à la porte des églises, que les mariages ne pourraient être bénis que si l’un des époux au moins savait réciter Notre Pèreh. Dire machinalement une prière apprise, adorer les saints, baiser les reliques, racheter ses péchés par les pénitences prescrites ou à prix d’argent, comme si le pardon était une marchandise dont Dieu eût confié le débit aux prêtres, faire maigre enfin le vendredi et en temps de carême, voila à quoi se réduisait alors le christianisme populaire. On était d’autant plus scrupuleux pour les observances extérieures qu’on l’était moins pour les devoirs de la morale. L’histoire raconte de nos ancêtres qu’ils se crurent obligés de demander au pape la permission de manger du laitage dans les jours maigres et en temps de carême, et qu’ils l’obtinrent, naturellement à prix d’argenti.
h – Barth, Hist. ecclés, p. 125.
i – Ruchat, t. I, p. xxv.
C’était là la piété ! c’était là le salut !
Les vendeurs et les changeurs chassés autrefois du Temple par Jésus-Christ semblaient y être rentrés et l’avoir même complètement envahi. Et puisque, comme jadis à Jérusalem, les chefs se refusaient à faire cesser le désordre et s’en faisaient au contraire les fauteurs, ne fallait-il pas que le Seigneur lui-même parût et que, brandissant de nouveau le fouet de corde, il nettoyât son sanctuaire ? Oui, et il l’a fait ! Cette apparition du Seigneur, c’est la Réformation, dont j’ai à vous retracer le tableau dans notre pays. Puisse-je le faire de manière à vous laisser une vive impression de la sainteté de son divin auteur et de celle de cette œuvre elle-même !
Mais avant de passer outre, cherchons à tirer instruction du passé. Quelle était la cause profonde de cet état de péché, d’ignorance et de corruption, où la chrétienté était tombée et que nous venons de dépeindre, en nous bornant à mentionner quelques traits fournis par les chroniques du temps ? Nous écarterons-nous de la vérité en affirmant que c’était la négligence d’abord, puis l’oubli, à peu près total, de la Parole de Dieu ? Altération de la doctrine, matérialisation du culte, renversement de la morale, corruption du clergé, dégradation du peuple, tout ce torrent d’ordures qui avait couvert le champ de Jésus-Christ, avait sa source première dans le cœur corrompu de l’homme sans doute, mais la vraie cause de son irruption dans l’Eglise, c’était l’enlèvement de la digue qui seule peut le contenir efficacement, la Parole de Dieu.
L’Ecriture-Sainte est, pour l’Eglise aussi bien que pour chaque individu, le principe d’une réformation spontanée, permanente et journalière. Tant qu’elle est régulièrement lue et sérieusement appliquée, aucun péché ne peut prendre racine, aucun abus se transformer en habitude. Le mal est immédiatement signalé par un si vigilant gardien, et la conscience, réveillée par ses avertissements, se lève, proteste, condamne et réforme. Dieu alors n’a pas besoin de nous juger, parce que nous nous jugeons nous-mêmes. Mais dès que la Parole est mise sous le boisseau, les ténèbres envahissent la maison, que ce soit l’Eglise, la famille ou le cœur. Le mal éclate ; il n’est point discerné. Il grandit ; on n’y prend pas garde. Il règne ; on s’en aperçoit alors, car chacun en souffre ; la conscience naturelle du bien et du mal finit par protester. Mais il est trop tard ! Le mal, une fois établi, est devenu un maître ; il déjoue les efforts humains destinés à le réprimer. Il n’est plus temps de diguer le torrent quand il est déjà sorti de son lit et qu’il submerge les campagnes.
Une intervention supérieure, une œuvre extraordinaire devient alors nécessaire. Il faut un jugement divin pour réparer tardivement et douloureusement l’omission criminelle de ce jugement volontaire et quotidien que l’Eglise et chacun de ses membres auraient dû exercer sur eux-mêmes au moyen de la Parole de Dieu.
Mes chers auditeurs, ne laissons donc jamais se rouiller dans nos Eglises et dans nos demeures l’épée de l’Esprit, la Parole de Dieu, de peur que l’ennemi ne profite aussitôt de cette négligence, et que le Seigneur ne soit forcé d’intervenir lui-même par de douloureux jugements ! Si nous nous jugions nous-mêmes, chaque jour volontairement selon la Parole, nous ne serions pas jugés par le Seigneur. (1 Corinthiens 11.31)