(6) Et d'abord je suis saisi d'un grand étonnement à voir les gens qui croient nécessaire, dans l'étude des événements les plus anciens, de s'attacher aux Grecs seuls et de leur demander la vérité, sans accorder créance ni à nous ni aux autres hommes. Pour ma part, je vois qu'il en va tout autrement, Si l'on rejette, comme il convient, les vains préjugés, et Si l'on s'inspire des faits eux-mêmes pour être juste. (7) En effet, j'ai trouvé que tout chez les Grecs est récent et date, pour ainsi parler, d'hier ou d'avant-hier : je veux dire la fondation des villes, l'invention des arts et la rédaction des lois ; mais de toutes choses la plus récente, ou peu s'en faut, est, chez eux, le souci d'écrire l'histoire. (8) Au contraire, les événements qui se sont produits chez les Égyptiens, les Chaldéens et les Phéniciens — pour l'instant je n'ajoute pas notre peuple à la liste —, de l'aveu même des Grecs, ont été l'objet d'une transmission historique très ancienne et très durable. (9) En effet, tous ces peuples habitent des pays qui ne sont nullement exposés aux ravages de l'atmosphère, et leur grande préoccupation a été de ne laisser dans l'oubli aucun des événements accomplis chez eux, mais de les consacrer toujours par des annales officielles, œuvre des plus savants d'entre eux. (10) Au contraire, le pays de Grèce a essuyé mille catastrophes[1] qui ont effacé le souvenir des événements passés ; et à mesure qu'ils instituaient de nouvelles civilisations, les hommes de chaque époque croyaient que toute chose commençait avec la leur ; c'est tardivement aussi et difficilement qu'ils connurent l'écriture ; en tout cas ceux qui veulent en reculer l'usage le plus loin se flattent de l'avoir apprise des Phéniciens et de Cadmos. (11) Pourtant, même de cette époque on ne saurait montrer aucune chronique conservée dans les dépôts soit sacrés, soit publics, puisque, au sujet des hommes mêmes qui marchèrent contre Troie tant d'années plus tard, on est fort embarrassé et l'on fait force recherches pour savoir s'ils connaissaient l'écriture[2]. Et l'opinion prévalente c'est plutôt qu'ils ignoraient l'usage actuel des lettres. (12) Nulle part d'ailleurs en Grèce on ne trouve un écrit reconnu plus ancien que la poésie d'Homère. Or, il est clair que ce poète est encore postérieur à la guerre de Troie. Et lui-même, dit-on, ne laissa pas ses poèmes par écrit ; mais, transmis par la mémoire, ils furent plus tard constitués par la réunion des chants ; de là les nombreuses divergences qu'on y constate[3]. (13) Quant aux Grecs qui ont entrepris d'écrire l'histoire, comme Cadmos de Milet, Acousilaos d'Argos et ceux qu'on cite après lui, ils n'ont vécu que peu de temps[4] avant l'expédition des Perses contre la Grèce. (14) Mais bien certainement les premiers philosophes grecs qui aient traité des choses célestes et divines, comme Phérécyde de Syros[5], Pythagore et Thalès[6] furent, tout le monde s'accorde là dessus, les disciples des Égyptiens et des Chaldéens avant de composer leurs courts ouvrages, et ces écrits sont aux yeux des Grecs les plus anciens de tous ; à peine même les croient-ils authentiques.
[1] Déluges d'Ogygès et de Deucalion, etc. Idée empruntée à Platon, Timée, p. 22 B, comme tout ce développement.
[2] Allusion aux discussions soulevées parmi les érudits alexandrins au sujet de l'interprétation des σήματα λυγρά de l'Iliade (VI, 168).
[3] Ce passage est une des pierres angulaires des Prolégomènes de Wolf.
[4] En réalité, Cadmos parait avoir fleuri vers le milieu du VIe siècle.
[5] Seul texte qui attribue une origine égyptienne ou chaldéenne aux doctrines de Phérécyde de Syros. Cependant Gompers, Griechische Denker, I, 430, identifie ᾿Ογηνός avec l'Ouginna babylonien.
[6] On retrouve chez Apollonios de Tyane (Jamblique, Vit. Pyth., 12) et Plutarque l'idée que Thalès de Milet fut disciple des Égyptiens ; l'adjonction des Chaldéens est propre Josèphe.