Toute biographie qui se respecte commence par une généalogie. Dans cette préface obligatoire, le lecteur pense trouver la prophétie des qualités, le germe des talents et des vertus de son héros. Peu importent nos idées philosophiques, instinctivement nous acceptons la dure loi de l'hérédité : l'homme, façonné par ses aïeux et à peine retouché par son entourage. Nous créons ainsi une doctrine pseudo scientifique de la prédestination, plus inflexible que celle d'un Calvin. Nous oublions trop facilement le trait constitutif du génie et de la personnalité : la victoire sur l'hérédité, la réaction contre l'entourage. Les caractères dignes de notre étude contrastent toujours avec leur milieu, et brisent souvent la lourde chaîne qui les rive à leurs ascendants. Les Américains n'estiment que les self made men, les hommes qui se firent eux-mêmes ; nous disons en France, avec autant de force et plus d'élégance : « La valeur suffit et n'a nul besoin d'aïeux. »
William Booth appartient à cette classe des personnalités puissantes qui peuvent se passer de généalogie, à cette famille des fondateurs de dynasties qui, sans aïeux, deviennent eux-mêmes le grand aïeul.
Sans doute un généalogiste convaincu finirait par trouver un présage des qualités du Général William Booth chez ses ascendants. Du côté paternel, il citerait ces deux archevêques d'York, deux frères qui occupèrent le même siège épiscopal. Ils résidèrent tous deux à Southwell, près de Nottingham, où William Booth passera une partie de son enfance. L'aîné, un William Booth, vivait avant le règne d'Élisabeth d'Angleterre. Son frère, Laurence, nous est dépeint sous les traits d'un « homme aimable et bienveillant, qui dépensa de grosses sommes pour les œuvres de charité et d'éducation ». Cette générosité, en faveur des institutions charitables et éducatives, se retrouve intensifiée et multipliée chez le Général Booth.
Ce partisan de l'hérédité, pour défendre sa thèse, trouverait de plus forts arguments dans l'étude de l'ascendance maternelle. Mary Moss, épouse en secondes noces de Samuel Booth, le père du futur fondateur de l'Armée du Salut, appartenait, semble-t-il, son nom et ses traits l'indiquaient, à la race juive. N'est-ce pas à cet antique Israël que William Booth emprunta son verbe enflammé et sa sainte violence de prophète ? Le sang qui coulait dans les veines du Général y charriait l'ardeur du farouche Amos, dénonciateur de toutes les iniquités que masque un culte d'apparat, et des rites substitués aux obligations morales de la religion. Après son célèbre aïeul, il répétera à tous les échos : « Faites couler le bon droit comme de l'eau, et la justice comme un fleuve intarissable. » À la race juive, il doit encore son instinct organisateur, sa foi en sa destinée et en sa mission de serviteur de l'Éternel. Ces qualités furent édulcorées par la grâce et la charité chrétienne. Elles dormaient d'un sommeil séculaire, nous devons l'avouer, et chez les Moss et chez les Booth, lorsque William les réveilla et les exacerba.
Son père, Samuel Booth, nous apparaît beaucoup plus tourmenté par le désir de faire fortune que par les besoins religieux et la sympathie pour les pauvres. Tout d'abord cloutier, comme il l'indique lui-même sur le registre paroissial en 1797, à l'époque de son mariage avec Sarah Lockitt, plus tard il adjoignit, à sa fabrique de clous, une entreprise de constructions. Entrepreneur et architecte, il gagna rapidement l'aisance dorée. Il habitait alors une agréable maison à Colston Bassett. Il se paraît du titre de propriétaire et gentleman. Samuel Booth perdit sa première femme en 1819. Il se remaria avec Mary Moss, fille d'un gros fermier du Derbyshire. La jeune épouse était seize ans plus jeune que son mari. De ce mariage naquirent cinq enfants. L'aîné, Henri, mourut à l'âge de trois ans. William, unique garçon vivant, fut élevé avec ses trois sœurs : son aînée, Anne, et les deux cadettes, Emma, infirme et malade, restée célibataire, et Mary, qui épousa M. Mowell.
Des revers de fortune amenèrent Samuel Booth à transférer son foyer à Nottingham, dans le faubourg de Sneinton. C'est là que naquit, le 10 avril 1829, son fils William.
Le Nottingham du début du XIXe siècle n'était pas encore la fourmilière industrielle, noire de fumée, qui retentit nuit et jour des bruyantes pulsations de son cœur d'acier. La ville de soixante mille habitants en compte aujourd'hui deux cent soixante-trois mille, employés dans les mines, les filatures, les tissages et les fabriques de dentelles. Depuis longtemps, le faubourg de Sneinton a vu disparaître ses derniers moulins à vent, dont les grandes ailes tournaient sur les sommets aux pentes boisées, et l'œil cherche vainement à se reposer sur les collines verdoyantes. Au milieu de ce paysage, le jeune Booth s'ébattait comme un poulain en liberté. Aujourd'hui la Trent salit son galon d'argent avec les poussières de charbon, et William, s'il renaissait à Nottingham, ne pourrait plus muser sur ses rives, les Nuits de Young à la main, ou rêver tout en taquinant les poissons que, d'ailleurs, il ne parvenait pas à prendre.
Dans ce faubourg, demi campagnard, ne se déroulait pourtant pas une perpétuelle idylle. William y apprit à connaître la misère des cités industrielles. Derrière la maison des Booth se tassaient les habitations ouvrières, toutes sonnantes du cliquetis des métiers des dentelliers et des tisseurs. Parfois les métiers se taisaient ; las de travailler pour un salaire insuffisant, harcelés par la famine : filateurs, tisserands et dentelliers descendaient dans la rue, pillaient les boutiques des boulangers, incendiaient les demeures des riches, brisant les barrières dont ils transformaient les barreaux en piques, armes rudimentaires de ces émeutiers.
Mais la force restait à la police ; quelques révoltés allaient expier leur impuissante colère dans les prisons, les autres reprenaient leur tâche habituelle. Rien n'était changé, sauf au logis, un peu plus de misère et, dans les cœurs, un peu plus de haine.
La pauvreté, William la connut non seulement chez les voisins de ses parents, mais aussi au foyer paternel. Son père s'était porté caution pour un commerçant qui fit banqueroute. Samuel Booth fit honneur à sa signature et paya jusqu'au dernier centime ; ce coup acheva sa ruine. Le travail et les déceptions minèrent sa santé, et sa femme dut se partager entre cette double et exténuante tâche : soigner son mari et gagner la vie de ses enfants. William, qui avait espéré un moment recevoir une éducation de fils de famille, quitta l'école à treize ans pour entrer en apprentissage chez un prêteur sur gages. Six longues et pénibles années d'apprentissage le mirent en contact quotidien avec les malheureux, réduits à la dernière extrémité par la maladie, le chômage, la vieillesse, ou par quelque vice qui vidait leur bourse avant de tuer leur âme et leur corps. Les expériences du jeune apprenti, cette révélation de la pauvreté, celle qui se cache sous un veston bien brossé et celle qui se traîne en haillons, préparaient l'auteur du célèbre Dans les ténèbres de l'Angleterre, et le fondateur de l'Armée du Salut, le prophète et l'ami des pauvres.
Une année ne s'était pas écoulée depuis le jour de son entrée en apprentissage, lorsqu'une nuit, en septembre 1842, William fut réveillé par sa mère. Son père se mourait, et il voulait réunir sa famille autour de son lit pour un suprême adieu. Cet homme, préoccupé toute sa vie d'acquérir des richesses, sentit, à cette heure ultime, la vanité de son existence. Il tourna ses regards vers Dieu ; dans une ardente prière, il confia le soin de sa femme et de ses enfants au Père Céleste et lui abandonna son sort éternel. Certainement cette scène funèbre impressionna profondément ce gamin de quatorze ans. À partir de ce moment, William s'intéressa davantage aux questions religieuses.
Le voici, pauvre et orphelin, souffrant surtout de ne pouvoir aider sa mère et ses sœurs. Sa mère, combien il l'aimait ! Une page, écrite par lui en 1893, nous en donnera une idée :
J'ai eu une bonne mère. Si bonne, je l'ai souvent dit, que tout ce que je sais de sa vie m'apparaît comme une contradiction frappante de la doctrine de la corruption humaine. Dans ma jeunesse, j'étais un chaud partisan de cette doctrine et, maintenant encore, j'y crois ; mais pour ma mère, sa patience et son abnégation me forcèrent à la considérer comme une exception à la règle générale.
J'aimais ma mère de toute la puissance de mon cœur. Dès ma plus tendre enfance jusqu'à ma majorité, nous ne nous séparâmes jamais. Le foyer sans elle perdait tout charme. Je ne me souviens pas de lui avoir désobéi volontairement. À la mort de mon père, j'étais si étroitement attaché à ma mère, que je me rappelle l'adoucissement apporté à ma peine par cette pensée : ma mère me reste. Cependant, mon éternel remords est de n'avoir point su estimer à sa juste valeur ce trésor tandis que je le possédais, et de ne m'être pas acquitté, par d'affectueuses attentions et de tendres soins, dans la mesure du possible, de mon immense dette de reconnaissance.
Elle était la personne la plus désintéressée parmi mes nombreuses relations. « Ne vous inquiétez pas de moi », disait-elle ; formule qui décrit toute sa vie, en tout temps, en tous lieux, en toutes circonstances. Travailler au bonheur des autres fut le but de ses pensées et de ses actions ; elle se proposait, non seulement le bonheur de ses enfants, mais aussi celui de ses serviteurs et de tous ceux qui venaient en contact avec elle. Elle trouvait sa plus grande joie à soulager la misère, nul mendiant ne quittait son seuil les mains vides. Toutes les infortunes émouvaient son cœur, sa sympathie agissante ne connaissait d'autres limites que celles de ses forces. Elle avait pitié des malheureux, mais plus encore des pécheurs, car les seconds, en plus de leur propre misère, évoquaient pour elle tous ceux que leur conduite endeuillait.
Pendant les dernières années de sa vie, l'amour, la joie et la paix, régnaient dans son cœur, irradiaient son visage et se manifestaient dans chacune de ses paroles. Sa foi était fondée d'une manière inébranlable sur Celui qui peut sauver même le plus grand des pécheurs. Sa confiance s'exprimait dans cette affirmation : « Jésus l'accompagnerait par le chemin pendant le pèlerinage de la vie, jusqu'au bout. Il ne la quitterait pas. Ses pieds étaient fermement posés sur le Roc. »