Il y a des hommes qui écrivent moins qu’ils ne le pourraient. Quand, à l’âge de soixante ans, la mort vint l’enlever à sa famille, à la science et à l’Église, Œhler n’avait livré à l’impression que quelques brochures et quelques articles détachés, dispersés dans divers journaux théologiques et principalement dans l’Encyclopédie de Herzog. Et pourtant son cours sur la Théologie de l’A. T. était connu depuis longtemps pour ce qu’on pouvait entendre de mieux sur la matière dans toute l’Allemagne.
On pouvait l’entendre, mais non pas le lire. En 1860, — cette date me permettra de parler au nom de mes souvenirs personnels, — ce qui attirait à Tubingue, sur les bords verdoyants du Neckar, un si grand nombre d’étudiants en théologie, ce n’était pas uniquement Beck, le docteur biblique par excellence, avec son admirable respect pour la Parole de Dieu et sa polémique impitoyable contre tout ce qui, dans le Christianisme moderne, ne lui paraît pas conforme à l’Esprit de l’Évangile, — c’était aussi, pour sa bonne part, Gust.-Fréd. Œhler, dont on vantait partout dans les cercles croyants la profonde intelligence de l’Ancien Testament.
Belles années d’étude, semestres bénis ! je ne vous regrette pas ; car, s’il y a un temps pour recevoir, il y a un temps pour donner, et il y a plus de joie encore à donner qu’à recevoir ; mais j’aime tout ce qui me fait penser à vous ! A l’université wurtembergeoise, chaque heure de leçon était pour nos esprits comme un bain salutaire. Tantôt nous nous plongions dans les eaux profondes et calmes des cours de Œhler ; tantôt les paroles indignées de Beck nous surprenaient comme des douches puissantes. Puis, dans les moments de loisir, c’étaient les douceurs de l’amitié, les lectures en commun, les promenades au hasard dans les prés et les bois, les conversations sur le chemin de Wankheim ou de la chapelle de Wurmlingen. Un jour de congé survenait-il, nous avions à nous une journée entière et nous poussions alors jusqu’à Niedernau, Hohenzollern, l’Achalm ou Lichtenstein.
Le lendemain, cet homme qui entrait brusquement dans la salle des cours et qui gagnait son pupitre à grands pas, c’était Œhler. Il n’y avait rien dans sa personne qui frappât l’imagination, mais l’on ne tardait pas à se sentir rempli pour lui de l’admiration qu’inspirent toujours un travail infatigable, de grandes lumières et une humilité sincère. A peine assis, il commençait sa leçon d’une manière presque précipitée. Point de phrases, il n’avait pas le temps d’en faire ; mais des choses. Il allait toujours droit au but. Evidemment, c’était un de ces hommes si rares qui connaissent le prix et la brièveté du temps. Le soir cependant, lorsque parfois il nous admettait dans le cercle de sa famille, et qu’il nous offrait bière et cigares, ces deux attributs du délassement en Allemagne, nous aimions à entendre ses francs éclats de rire ; c’était l’arc qui se détendait.
Il avait alors 50 ans. Il était né en 1810 dans une petite ville souabe. En 1834, il était devenu professeur dans la maison des missions à Bâle, débutant ainsi sur terre suisse dans la carrière de l’enseignement. De 1845 à 1852, il avait passé à l’université de Breslau une semaine d’années. Tubingue le posséda de 1852 jusqu’en 1872.
C’est dans l’hiver de 1870 à 1871 qu’il donna pour la dernière fois son cours sur la Théologie de l’A. T. Il l’ouvrit par un discours dont je détache le fragment suivant :
« L’Ancien Testament est beaucoup trop peu connu ; l’Église est loin d’en tirer pour son édification tout ce qu’elle pourrait en tirer, et la société moderne renferme une foule de gens cultivés pour lesquels il est malheureusement comme s’il n’existait pas ! C’est là un fait qu’on a signalé dernièrement dans plus d’une réunion pastorale et dans plus d’un Synode. Il faut absolument que les théologiens donnent, à cet égard, l’exemple d’une réforme radicale, il faut qu’ils étudient davantage l’A. T., il faut qu’ils l’étudient mieux. Pour être apprécié à sa juste valeur, tout édifice à la construction duquel a présidé une idée générale, veut être considéré dans son ensemble, et non pas seulement d’une manière fragmentaire, partie après partie. Or, la Révélation est un tout, un continuum systema, pour parler avec Bengel ; c’est un magnifique enchaînement de faits et de promesses, un seul et même organisme, qui commence à la Genèse par l’acte créateur, et qui se développe par degrés jusqu’à son accomplissement en Christ, pour aboutir enfin à la terre nouvelle et aux nouveaux cieux dont parle l’Apocalypse. Tel est le monument grandiose dont l’A. T. forme la base, et nul ne comprendra jamais véritablement cette base puissante, qui la sépare du reste de l’édifice ou qui ne l’examine que dans ses parties isolées. Il n’est que trop facile, alors que l’on procède ainsi, de s’achopper aux étrangetés que renferment les antiques Livres sacrés des Hébreux, et de se laisser aller à rejeter le tout à cause des détails que l’étude de l’ensemble, si l’on eût commencé par elle, n’aurait pas manqué de justifier pleinement.
La Théologie de l’A. T. est une discipline relativement moderne. Ce n’est guère que dans le courant du siècle dernier qu’on a commencé à séparer la Théologie biblique de la Dogmatique, et il s’écoula encore bien des années avant qu’on en vint à distinguer la Théologie de l’Ancien, de celle du Nouveau Testament. L’ancienne orthodoxie méconnaissait entièrement la différence qu’il y a entre les deux alliances. Nous sommes bien revenus de cette manière de voir, dont Hengstenberg a été l’un des derniers représentants ; mais nous avons maintenant à nous tenir en garde contre l’excès opposé, qui est peut-être plus dangereux encore. Il y a toute une école qui traite l’A. T., comme s’il n’avait rien de commun avec le Nouveau, qui fait de la religion de Moïse quelque chose de spécifiquement différent de celle de Jésus-Christ, et qui la ravale au niveau des autres religions de l’antiquité. A ce point de vue, le paganisme aurait autant que le Judaïsme préparé la voie à l’Évangile. A ce point de vue, l’étude de Moïse n’est guère plus utile à un théologien que celle d’Homère. A ce point de vue encore, on ne parlera jamais d’ancienne alliance, mais toujours de judaïsme et de religion juive, bien que l’histoire soit là pour prouver que, loin d’être identiques, le Mosaïsme et le Judaïsme sont deux choses distinctes, dont la seconde ne commence qu’où finit la première, avec Esdras et le Sopherisme.
Ce mépris de l’A. T., renouvelé de Marcion par Schleiermacher, conduit beaucoup plus loin qu’on ne le croirait d’abord ; il conduit, si l’on est conséquent, à refuser à la nouvelle alliance elle-même le caractère de religion révélée. Le N. T. renferme sur l’Ancien des déclarations telles, que le sort de l’un est indissolublement lié à celui de l’autre. Il n’est jamais entré dans la pensée des Apôtres que la religion qu’ils prêchaient ait pu se passer de la révélation préparatoire de la loi et des prophètes. Sans le Dieu créateur et législateur de l’A. T., impossible d’arriver au Dieu Sauveur de l’Évangile.
Je ne prétends pas que la notion du salut se trouve exposée dans l’A. T. absolument comme elle l’est dans le Nouveau ; mais ce qu’on peut dire, ce qu’il faut dire, — c’est que l’A. T., renferme en germe la notion du salut parfait qui est en Christ. Au reste, si Schleiermacher nie en principe tout rapport organique entre les deux alliances, dans la pratique il ne manque pas de se contredire lui-même ; ainsi, par exemple, dans sa Dogmatique, il range tout ce qu’il dit de l’œuvre du Sauveur sous les trois rubriques de Jésus-Christ roi, sacrificateur et prophète. — On a dit que, pour bien comprendre la religion de l’A. T., il faut la dégager de tout ce qu’elle renferme de juif, et traduire en langage japhétique ce qu’elle présente sous une forme sémitique (Bunsen). Je crois au contraire que c’est précisément, parce que l’histoire racontée dans l’A. T. est sémitique et Israélite, qu’elle est une histoire sainte, car Israël est le peuple que Dieu a choisi pour être dans le monde le dépositaire de la grande pensée du salut. Le salut vient des Juifs. Ce n’est pas pour cacher Dieu au monde qu’Israël a été choisi, mais bien pour révéler un Dieu saint à une humanité qui ne le connaissait plus.
La Théologie de l’A. T. et la Dogmatique ont donc entre elles une étroite relation, mais cette relation est autre que ne le pensait l’ancienne orthodoxie. Au lieu de se contenter de choisir ici et là dans l’A. T. telle ou telle parole isolée pour en étayer tel ou tel dogme chrétien, la Théologie de l’A. T. doit suivre la Révélation dans sa marche progressive à travers toute l’histoire, après quoi il incombe à la Dogmatique de constater le résultat définitif auquel a abouti cette grande évolution.
Personne n’a jamais été plus pénétré que je ne le suis de la grandeur d’une semblable tâche. Il n’est que trop aisé de s’expliquer pourquoi nous possédons si peu de Théologies de l’A. T. complètes, et pourquoi ce sont pour la plupart des œuvres posthumes. »
Il y avait sans doute dans ces dernières paroles un pressentiment douloureux.
En mai 1871, Œhler éprouva les premiers symptômes du mal qui devait l’emporter : c’étaient de singulières douleurs dans la région du foie et de l’estomac. Durant l’été, ces douleurs ne firent que de gagner en intensité ; il se sentait une lassitude insurmontable. Il alla passer ses vacances à Rorschach, où il avait plusieurs fois déjà trouvé des forces nouvelles dans un repos bienfaisant. Tout fut inutile. Il rapporta à Tubingue sa fatigue et ses souffrances. Grâce à une force de volonté héroïque, il se remit à l’œuvre et reprit ses cours. Mais les deux heures de leçons qu’il donna le 25 novembre 1871 furent les dernières. Le soir, il se coucha exténué et ne se releva plus, bien que la lutte de la vie contre la mort dût se prolonger encore chez lui pendant près de trois mois.
« Je ne suis pas l’homme qu’il me faut, — disait-il, un jour à son collègue, M. Beck, qui le visitait fréquemment à cette époque suprême de sa vie, — je ne suis pas l’homme qu’il me faut, c’est Christ qui l’est ! Et quel Christ ? Non pas tel ou tel, d’invention humaine, mais celui de la Bible, celui qui est venu de Dieu, qui a expié nos péchés et qui établit dans les croyants une justice et une sainteté divines.
Au point où j’en suis, — ajoutait-il, — en face de la mort, le mot d’éternité retentit dans le cœur comme un coup de foudre, et celui de péché, qu’en temps ordinaire on prononce si légèrement, devient une flamme qui brûle la conscience. Alors sortent de leur oubli et s’avancent au grand jour tous ces défauts naturels, tous ces péchés d’omission, toutes ces transgressions, qu’auparavant on ne voyait pas ou qu’on ne voulait pas voir. Et les justices sous lesquelles on pensait pouvoir s’abriter, ne sont plus que des lambeaux et des lambeaux souillés ! »
Le 19 février 1872, à six heures du soir, après de longues et cruelles souffrances, il s’éteignit doucement. Il avait choisi lui-même pour être gravée sur sa tombe une parole de l’épître aux Hébreux qui avait joué un grand rôle dans son développement intérieur : « Il y a encore un repos pour le peuple de Dieu. »
Son fils aîné se mit aussitôt en devoir d’élever à la mémoire de son père un monument plus durable que la pierre la plus saine : dans l’automne de 1873 parut le premier volume de la Théologie de l’A. T. de G.-F. Œhler, édité par les soins de M. Hermann Œhler. L’automne de 1873 ! c’était une époque de grande agitation ecclésiastique et religieuse pour notre chère patrie. Ce travail de traduction se présenta à moi, non pas comme une distraction, mais comme une occupation nouvelle, et il a été mon compagnon fidèle dans les quelques tristes jours et dans les nombreux jours heureux que Dieu m’a envoyés dès lors.
Rien de hasardé chez Œhler ; aucune de ces hypothèses plus séduisantes que fondées, qui plaisent, mais qui ne nourrissent pas ; il ne met le pied que sur un terrain solide ; sobriété presque excessive ; modération qui impatiente parfois ; plutôt que de dépasser de l’épaisseur d’une ligne ce qu’il pourrait rigoureusement prouver, il reste souvent bien en deçà de ce qu’il serait en droit d’affirmer. Mais pas une page au-dessus de laquelle on ne sente planer la foi la plus positive à la Révélation, pas un paragraphe qui ne trahisse un esprit tout pénétré de la divinité et de la majestueuse grandeur de l’Ancien Testament.
Je recommande tout particulièrement à cet égard la lecture de l’Introduction, que l’on aurait bien tort de laisser de côté, lors même qu’elle renferme aussi des choses d’une moindre importance.
La Théologie de l’A. T. de Œhler se divise en théologie de Moïse, des Prophètes et des Hagiographes (Loi, Prophétisme et Sagesse). De ces trois parties, la première est à elle seule beaucoup plus considérable que les deux dernières. Elle ne paraît donc pas tout entière dans le présent volume ; nous en avons réservé les deux derniers chapitres, qui traitent des cérémonies du culte et des fêtes solennelles des Hébreux, pour notre second volume, qui, de cette façon, aura probablement la même dimension que celui-ci, et qui s’ouvrira par les importants paragraphes où Œhler pose les bases de sa belle, — quoique peut-être incomplète, — théorie de l’expiation.
J’ai le sentiment bien vif d’avoir tenté une bonne œuvre en rendant l’étude de ce livre possible à tous les théologiens de langue française. Puissent quelques-uns d’entre eux le lire et en retirer un réel profit, malgré tous les défauts de la traduction. Puisse-t-il devenir dans une partie de l’Europe latine, comme il l’est déjà dans l’Europe germaine où quinze cents exemplaires s’en sont placés en moins de deux ans, une pierre solide dans la digue que les hommes de foi travaillent en tous lieux, chacun selon la mesure du don de Christ, à opposer au débordement du doute et de l’incrédulité. Puisse-t-il, par l’insuffisance même du traducteur, — dont la principale excuse est de n’avoir du moins empêché personne de se livrer à ce travail plutôt que lui, — provoquer la composition d’une Théologie de l’A. T. originale, française, digne enfin du pays qui a produit autrefois Calvin, Cappel, Bochart, Samuel Petit, André Rivet, Jacques Basnage et tant d’autres !
Bayards, 1876.
H. De Rougemont.