La Vérité Humaine – I. Quel homme suis-je ?

1.
Définition de l’apologétique

Sa définition provisoire peut être donnée en une seule phrase : l’apologétique est la vérification de la vérité chrétienne par les facultés naturelles de l’homme.

Nous aurions pu dire plus simplement encore : la défense de la vérité chrétienne. Mais comme on ne peut défendre une cause que devant un tribunal, et qu’en l’espèce ce tribunal ne saurait être que la nature humaine ou les facultés naturelles de l’homme, seules compétentes pour juger de la vérité en général, de la vérité du christianisme en particulier, nous avons préféré le mot, plus exact, de vérification à celui de défense. — Quant au terme de vérité chrétienne, susceptible de plusieurs applications ou déterminations différentes, nous lui laissons à dessein, pour ne rien préjuger, un sens large. Mais nous le prendrons toujours dans son sens vital et profond, celui de vérité vivante, qu’on peut et doit vivre et qui est la vie.

Le mot apologie lui-même (ou apologétique) a sa racine dans le grec ἀπολογία. Familier déjà à la grécité profane, il passa de très bonne heure dans le vocabulaire religieux de l’Église chrétienne. Le Nouveau Testament en use huit fois : trois fois dans le sens primitif d’une défense personnelle, d’une plaidoirie juridique (Actes 22.1 ; 25.16 ; 2 Timothée 1.16) ; deux fois dans le sens d’une défense officieuse (1 Corinthiens 9.3 ; 2 Corinthiens 7.11) ; trois fois dans le sens que nous lui donnons ici (Philippiens 1.7, 16 ; 1 Pierre 3.15). Dans la langue théologique et religieuse courante on emploie presque indifféremment la forme populaire du mot ou sa forme scientifique, avec cette nuance seulement qu’apologie se dit plus volontiers de la défense de tel ou tel point particulier de la vérité chrétienne, et apologétique de la défense générale, complète et systématique de cette même vérité. Le théologien Plank (1794)a avait tenté d’introduire entre les deux termes une distinction de sens un peu plus radicale. Il nommait apologie la défense pratique, concrète du christianisme, et apologétique la science de cette défense, c’est-à-dire les principes et les méthodes dont elle devait user. Cette distinction ne s’est pas maintenue. Mais elle pose une question qu’il nous faut élucider pour achever notre définition.

aReal-Encyklopädie de Herzog. 2me édit. I, p. 538.

L’apologétique est-elle un art ou une science ? A-t-elle, comme toute science, un cadre fixe et des limites précises, constamment semblables à elles-mêmes, dans l’enceinte desquelles elle ait à se maintenir, tout en y progressant ? ou bien est-elle un art, je veux dire une adaptation constamment variable des éléments de la science chrétienne au but propre qu’elle poursuit ? De l’avis général, l’apologétique est un art plutôt qu’une science, comme telle, une chose mobile ayant à conformer ses moyens aux conditions ambiantes dans lesquelles elle se meut.

Viguié, l’auteur d’une Histoire de l’apologétique dans l’Église réformée de France (1858), s’inscrit seul contre l’opinion commune. Il écarte comme défectueuse la notion de l’apologétique qui fait de cette discipline « essentiellement une défense contre des ennemis déterminés, ou un antidote contre une certaine incrédulité, et qui lui confère ainsi un caractère temporaire et fragmentaire ». Il préfère à l’apologétique « qui naît du dehors, des circonstances et de l’état des esprits », celle qui « procède du dedans, des profondeurs de la conscience », celle d’un Pascal ou d’un Vinet, par exemple, dont l’effort a été central et dont la portée est « vraiment universelleb ».

b – Viguié, p. 13 - 14.

[Il cite à l’appui de sa thèse une belle page du penseur de Lausanne décrivant l’apologie idéale : « Elle n’attendrait pas la provocation, elle provoquerait ; elle n’aurait pas égard au besoin d’un siècle, mais au besoin de tous les temps ; elle n’attaquerait pas une espèce d’incrédulité, mais ayant exhumé du fond de l’âme humaine le principe de toutes les incrédulités, elle les envelopperait toutes, elle devancerait celles qui sont à naître, elle préparerait une réponse à des objections qui n’ont pas encore été prononcées… Telle est l’apologétique de Pascal. » (Études sur Biaise Pascal, p. 5-6.)]

Il serait téméraire, certes, de se trouver, sur un sujet où ils sont nos maîtres, en désaccord avec Pascal ou Vinet. Mais en persistant à tenir l’apologétique pour un art plus que pour une science, sommes-nous réellement en désaccord avec eux ? Et si nous l’étions avec le but idéal qu’ils se proposaient, le sommes-nous avec la réalité des faits ? J’accorde volontiers que Pascal et Vinet, les plus grands de tous nos apologistes, ont tendu à faire de l’apologétique une science plutôt qu’un art : la science du cœur humain, dont ils ont sondé et mis au jour les raisons éternelles de croire et de ne pas croire ; et que dans leur œuvre la contingence des questions et des problèmes particuliers se trouve réduite à son minimum. Cependant n’ont-ils pas, tous deux, leur date et leur place bien marquée dans l’histoire de l’apologétique ? Ne dépendent-ils pas, tous deux, de leur époque et de l’esprit de leur temps ? Pourrait-on placer, sans anachronisme évident, l’apologiste du xviie siècle au xixe et celui du xixe au xviie ? Si fort qu’ils se rapprochent l’un de l’autre, une distance les sépare, et cette distance, c’est le chemin que, de l’un à l’autre, l’esprit humain a parcouru.

Cet exemple suffit à nous convaincre que non seulement l’apologétique varie en fait au cours des âges, mais encore qu’elle doit varier, c’est-à-dire qu’elle est et qu’elle doit être un art plutôt qu’une science.

Il y en a d’autres. Remontons jusqu’aux origines. Que voyons-nous ? Que « le judaïsme a fait ses objections ; que la philosophie païenne a fait les siennes, qui étaient fort différentes ; que plus tard le matérialisme et l’ultra-spiritualisme ont fait les leurs. Au déisme a succédé le panthéisme ; à l’intellectualisme, le légalisme et le moralisme dans la longue théorie des opposants. Ceux-ci tantôt déclarent la guerre ouverte à la religion chrétienne et s’écrient : Écrasons l’infâme ! tantôt ornent la victime pour la faire périr sous les fleurs. C’est ainsi que le voltairianisme, aujourd’hui vieilli, s’est vu remplacer par le panthéisme de Hegel ou l’éclectisme de Cousin qui noie toutes les oppositions dans un syncrétisme rationnel ou sentimental. L’ancien panthéisme, à son tour, spinosiste ou hégélien, pesant et dogmatique, a cédé la place au renanisme, fait de dédain transcendant pour toutes les convictions et qui finit par mettre en doute son doute mêmec. » Et le renanisme, lui aussi, disparaît peu à peu, chassé par une forme de pensée — faut-il dire ou de passion ? — nouvelle, complexe et vague, mais qui se précisera quelque jour, et, en se précisant, formulera nécessairement de nouvelles objections. — Or, à qui fera-t-on croire qu’à une opposition si changeante, si nombreuse et véritablement protéiforme, une seule réponse, toujours la même et invariable dans sa teneur, pourrait suffire ? Les mêmes points n’étant pas menacés également d’une période à l’autre, ni menacés de la même manière, n’est-il pas évident qu’il faut changer ceux de la défense, et modifier la défense elle-même ? Or, ces changements sont à l’apologie du christianisme ce que la tactique est à la science militaire. Et la tactique est un art, l’art d’employer une science.

c – Gretillat, Exposé de théol. syst., II, p. 8-9 (librement cité).

Il convient cependant de ne rien exagérer. Il y a dans l’apologétique des données fixes, universelles et permanentes, savoir : l’Évangile et l’homme ; et dans l’homme, tout ensemble, une opposition foncière du cœur naturel à la vérité chrétienne, et une sympathie, une conformité, non moins foncières pour cette même vérité. Ce sont là les points centraux et stables, les deux foyers de l’ellipse, qu’il ne faut pas perdre de vue sous peine de s’égarer. Ils doivent éclairer comme des phares à feux contraires tout le champ de l’apologétique, et c’est à leur lumière seulement qu’elle pourra mettre en œuvre avec efficace les matériaux de sa défense. Manquer à rendre compte de cette contradiction, et au terme de son entreprise manquer à réduire la contradiction elle-même, ce serait, à proprement parler, manquer sa tâche, faillir à sa mission. Dans ce sens et à ce point de vue, c’est-à-dire en tant qu’un Évangile constamment identique à lui-même en ses quantités fondamentales rencontre un homme constamment semblable par les facultés et les dispositions intimes, — en ce sens et à ce point de vue, nous donnons raison à Viguié et nous approprions les paroles de Vinet qu’il cite. Mais cette stabilité n’exclut pas la mobilité, et cette identité n’empêche pas la diversité ; au contraire. Tout au plus pourrions-nous admettre — à titre hypothétique — que dans la suite des âges l’erreur épuisant ses formes et ses ressources, et la vérité prenant mieux possession des siennes, les oscillations de l’attaque, comme celles de la défense, diminueront de fréquence et d’étendue, l’apologétique de l’avenir tendra de plus en plus à cette unité, à cette universalité et à cette permanence que l’on réclame. Mais nous n’en sommes pas encore là, tant s’en faut.

Si maintenant nous ramassons et condensons en une formule ce que nous venons de chercher à établir, nous arrivons à cette définition : L’apologétique est l’art d’employer la science théologiqued à la défense du christianisme, c’est-à-dire à la vérification de la foi chrétienne par les facultés humaines naturelles.

d – Le terme « science théologique » entendu au sens large. Il ne s’agit pas seulement du côté spécialement scientifique (histoire, critique), mais aussi du côté moral, religieux, psychologique de la théologie. Il s’agit même surtout de ce côté-là.

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