En comparant ce livre et les Esquisses de Philosophie Morales publiées il y a bien des années, on y trouvera une abondance d’expression et de développement là où mon œuvre de jeunesse n’offrait que des ébauches courtes et succinctes ; mais aussi une modification sensible des pensées, conséquence nécessaire d’une étude plus approfondie des principes et des postulats religieux sur lesquels repose l’Éthique chrétienne. Les lecteurs de ma Dogmatique reconnaîtront ici les mêmes conceptions fondamentales qui en sont à la base, mais envisagées d’un autre point de vue, relativement indépendant des doctrines de la foi.
Les rapports que l’Éthique soutient avec la Dogmatique, ses frontières, ses divisions et ses méthodes font l’objet d’une exposition étendue dans l’Introduction. Chacun sait que ces questions sont jusqu’à cette heure encore discutées, et c’est une constatation générale que l’Éthique occupe dans la Théologie une place bien distincte de celle de la Dogmatique. Car aussi nombreuses et parfois contradictoires puissent-être les diverses analyses des grandes doctrines chrétiennes, la science dogmatique bénéficie d’un bien plus grand consensus quant aux définitions et à l’arrangement de ses parties. Il ne faut pas chercher l’explication de cet avantage seulement dans le fait que l’Éthique ne peut pas s’appuyer, contrairement à la Dogmatique, sur une forte tradition et une structure systématique. La cause essentielle de cette disparité réside dans la nature de leur objet. En effet, quoique l’on puisse dire avec raison des difficultés qui existent à saisir les doctrines divines qui nous ont été révélées, elles sont bien plus grandes quand il s’agit de comprendre leur application aux affaires de la vie humaine. Considérés en eux-mêmes, les dogmes de la foi s’articulent aisément dans notre esprit, mais l’Éthique a pour tache de parcourir le labyrinthe infini des situations concrètes, avec tous ses embranchements complexes et entrelacés, à la lumière des vérités révélées, sans toutefois pouvoir en tirer une méthode systématique et universelle. Incontestablement de grands services ont déjà été rendus à la science éthique, et cependant on peut affirmer sans crainte de se tromper que jusqu’ici personne n’a réussi a tisser en une toile unique la profusion entremêlée des fils qui relient les hommes entre eux. Ce défaut d’harmonie et de méthode explique pourquoi nous devons le plus souvent, en matière d’Éthique, nous limiter à ne traiter que des sujets particuliers et séparés les uns des autres. Les dialogues de Platon nous fournissent un bon exemple de monographies morales remontant aux temps antérieurs au Christianisme ; puis nous possédons celles des premiers siècles de l’Église, de très grande valeur dans leur exposition de points de vue moraux particuliers et dans leur témoignage d’une large compréhension, quoi qu’elles soient limitées dans leurs développements. C’est justement cette déficience qui fait ressentir le besoin d’une construction systématique de l’Éthique, qui saurait embrasser la totalité des sujets. En ce qui nous concerne nous ne pouvons renoncer à l’espoir de voir un jour notre aspiration à un enseignement unifié de l’Éthique unifiée, enfin exaucée. Des signes encourageants se manifestent en ce sens dans la littérature théologique contemporaine. Je souhaite donc que cet ouvrage contribue pour sa part à la résolution du problème : Comment arriver à élever l’Éthique au même niveau de perfection que la Dogmatique ?
Cependant, de mon point de vue, quel que soit le souci apporté par la question théorique, ceux que posent le monde et la vie présente le dépassent en importance, et j’ai cherché dans ces pages, à exprimer, au mieux de ma capacité, ce qui a valeur d’enseignement pour la vie, abstraction faite des discussions. Quand pourrai-je compléter ce travail par un volet consacré à la morale spéciale ? cela dépend de circonstances situées en dehors de mon contrôle. Ici, il s’agit seulement de la morale générale, partie complète en elle-même, et qui devra être évaluée et jugée à ce titre. J’ai fait de grands efforts pour essayer d’être aussi intelligible que la nature du sujet le permettait ; et je ne désespère pas d’arriver à intéresser des lecteurs, instruits sinon théologiens, et inclinés à méditer sérieusement les questions graves de la vie.
J’ai confiance finalement que ce travail, poursuivi durant les heures libres laissées par un poste à responsabilité assez prenant, mais qui revigorait alors mon esprit, aura en quelque mesure le même effet sur d’autres, les confortant dans leurs conceptions chrétiennes de la vie, ou bien les préparant à les accueillir, et leur apportant le fruit inséparable produit par de telles vues, une compréhension profonde du rapport véritable unissant le Christianisme et la race humaine.
H. Martensen
Avril 1871
Le traducteur, Gustave Henri Ducros (1823-1899), avait supprimé cette préface de trois pages de l’auteur, en alléguant que l’ouvrage était déjà bien assez volumineux, mais en maintenant toutefois sa propre préface, qui s’étendait sur une douzaine de pages. Tout au long de ce morceau le pasteur réformé exprimait son hostilité envers l’individualisme qui avait cours selon lui dans les églises piétistes (issues du réveil), il leur reprochait de trop s’occuper du salut personnel et pas assez de celui de la société. Mais surtout il concluait par une apologie de ses convictions universalistes, c-à-d de la croyance que tous les hommes finiront par être sauvés, et que l’enfer sera vide dans l’éternité. Ce n’est certes pas ici le lieu pour discuter une opinion eschatologique, qui a été partagée par un petit nombre de théologiens au 19e siècle (George MacDonald notamment), mais comme Martensen, quant à lui, ne cautionnait pas l’universalisme, il ne nous a pas semblé honnête de maintenir la préface du traducteur. Nous l’avons donc remplacée par celle de l’auteur, reprise de la traduction anglaise. Nous ne savons pas du reste si Ducros a traduit Martensen de l’allemand, ou directement du danois. Il semble probable qu’il devait posséder une certaine connaissance de cette dernière langue puisqu’il a, outre la Dogmatique du même auteur, traduit aussi les Lettres de l’Enfer de l’écrivain danois Valdemar Thisted. Gustave Ducros, qui semble avoir tendu vers un certain libéralisme, n’a laissé que peu de traces biographiques. Il n’a apparemment pas eu le temps de traduire ou d’éditer la seconde partie de l’Éthique de Martensen, consacrée à la morale individuelle et sociale. Que la postérité le remercie néanmoins pour le gros travail fourni ici avec ce premier volume, car la verbosité de l’auteur n’a pas rendu sa tâche facilea.
a – Note ThéoTEX