En regardant autour de moi, je me suis demandé quel pourrait être le but spécifique d’une vie humaine et sa valeur par rapport à Dieu, afin de découvrir ce que, de par son donné naturel ou de par l’acquis des sages, une vie d’homme pouvait apporter à notre intelligence de vraiment digne du don divin qui lui a été accordé. Je me rendis compte alors que, selon l’opinion commune, plusieurs biens semblent rendre la vie utile et enviable.
Oui, aujourd’hui comme par le passé, deux valeurs paraissent être l’idéal suprême des mortels : le loisir joint à la richesse. Posséder l’un de ces agréments sans l’autre semblerait plutôt source de maux que de bonheur. Le repos dans la pauvreté ramènerait la vie à une sorte d’exil ; la richesse dépourvue de loisirs engendrerait une tristesse d’autant plus ressentie que l’homme se verrait privé de la jouissance d’avantages si désirés et recherchés.
Ces biens semblent donc contenir les charmes les plus grands et les plus alléchants de la vie. Cependant ils n’apparaissent guère étrangers aux plaisirs habituels des animaux. Ceux-ci, dans leurs courses vagabondes à travers les forêts et les vastes pâturages, s’y trouvent affranchis du travail et se rassasient de nourriture dans les pacages. Si l’on place le but idéal et absolu de notre vie dans le repos et l’abondance, reconnaissons-le : nous partageons ces biens avec les bêtes privées de raison, compte tenu des perceptions sensibles propres à chaque espèce ! A tous, la nature offre la surabondance de ses ressources et la sécurité ; elle leur permet un copieux usage de ses biens, sans leur imposer la peine de les acquérir.
Mais, je le constate, la plupart des hommes ont rejeté ce genre de vie stupide et digne des bêtes ; ils n’en veulent pas pour eux-mêmes et le critiquent chez les autres. Sous l’impulsion même de la nature, ils jugent indigne d’un homme de se croire né uniquement pour satisfaire son ventre et vivre dans la paresse. Ils pensent aussi que nous ne sommes pas venus à la vie simplement pour nous distinguer par quelqu’action d’éclat ou pour nous appliquer à quelque honorable profession ; non, cette vie présente nous a été accordée pour nous avancer vers l’éternité et non pour un simple progrès humain. Sinon c’est avec raison que, sans hésitation, nous refuserions de la regarder » comme un don de Dieu. En effet, désolée par tant d’angoisses, parsemée de tant de revers, elle se consumerait sans autre horizon qu’elle-même, depuis les babillages de l’enfance, jusqu’aux radotages de la vieillesse !
Et c’est pourquoi, en s’élevant par leur enseignement et leurs actions, à certaines vertus de patience, de tempérance, de clémence, des hommes ont jugé que bien agir et bien penser, c’était bien vivre. Non, estiment-ils, un Dieu immortel ne saurait nous donner une vie qui n’aboutit qu’à la mort ! Comment croire que l’Auteur de tous les biens ait déposé en nous la sensation si agréable de vivre, pour la faire déboucher sur la si désolante crainte de la mort !
Je reconnaissais sans difficulté le bien-fondé et l’utilité d’un tel enseignement ; j’admettais qu’il est profitable de garder sa conscience libre de toute faute, de prévoir avec prudence tous les aléas de l’existence humaine, de les éviter avec sagesse si possible, ou bien de les supporter avec patience. Toutefois, ces maîtres-là eux-mêmes, ne me semblaient pas aptes à conduire l’homme vers une vie bonne et heureuse : ils professaient une doctrine qui restait bien banale et terre à terre. Ne pas la comprendre, c’était se ravaler au rang des bêtes ; mais ne pas agir d’une manière conforme à ce que l’on avait compris, me semblait dépasser en stupidité la bêtise animale.
Or mon âme se sentait pressée non seulement de faire ce dont l’omission aurait été criminelle et douloureuse, mais elle désirait aussi connaître Dieu, l’Auteur d’un si grand don. Elle se devait d’être toute à lui ; j’estimais m’ennoblir en me mettant à son service, je reportais sur lui tout mon espoir, au milieu des malheurs de la vie présente, je me reposais en sa bonté comme en un port accessible et très sûr.
Mon cœur brûlait donc d’un désir très ardent de m’instruire à son sujet et de le connaître.
De fait, bien des hommes admettent l’existence de nombreuses et vagues divinités ; ils introduisent chez elles la notion de famille et supposent chez les êtres divins un sexe masculin et un sexe féminin ; ils prétendent que les dieux proviennent d’autres dieux par voie de naissance, selon la descendance. D’autres les proclament grands ou petits, en fonction de leur puissance. Quelques-uns affirment même qu’il n’y a pas de Dieu, et ils vénèrent la nature, résultat d’évolutions et de circonstances fortuites. Beaucoup, il est vrai, partagent l’opinion commune et professent l’existence d’un Dieu, mais ce Dieu, déclarent-ils, reste indifférent aux affaires humaines et n’en a nul souci. Certains adorent même des formes corporelles de créatures, telles qu’on en voit parmi les éléments de la terre et du ciel. D’autres enfin localisent leurs dieux dans des statues d’hommes, d’animaux, de bêtes sauvages, d’oiseaux, de serpents, et confinent le Maître de l’univers et le Créateur de l’infini dans les limites étroites du métal, de la pierre ou du bois.
Il n’était donc pas question de considérer comme des garants de la vérité, des hommes qui professaient ces doctrines ridicules, honteuses et impies, et qui ne s’entendaient même pas entre eux sur le fondement de leurs théories chimériques.
Au milieu de cette confusion, mon esprit inquiet s’efforçait de repérer la route à suivre, le chemin qui lui permettrait de connaître son Seigneur. Jugeant qu’il n’était pas digne de Dieu de négliger les œuvres créées par Lui, il pensait également qu’une nature toute-puissante et incorruptible n’a que faire du sexe des dieux, de la lignée de leurs ancêtres et de la liste de leur progéniture. Il tenait au contraire pour certain que celui-là seul est divin et éternel qui est unique et sans sexe. Car un être qui serait par lui-même, devrait être Fauteur de son être ; et forcément, il ne pourrait exister hors de lui personne d’autre qui lui soit supérieur. La Toute-puissance et l’éternité ne pouvaient appartenir qu’à un seul, car la Toute-puissance exclut tout degré de force et de faiblesse, et l’éternité ne connaît ni avant ni après. Or ce qu’il y a précisément d’adorable en Dieu, c’est son éternité et sa Toute-puissance.
Je ruminais ces pensées et bien d’autres du même genre, lorsque je tombai sur les livres que la foi des Hébreux tient pour avoir été écrits par Moïse et les prophètes. Je lus le témoignage que le Dieu Créateur se rend de lui-même en ces termes : « Je suis celui qui est » (Exode 3.14), et encore : « Voici ce que tu diras aux fils d’Israël : celui qui est m’a envoyé vers vous » (Exode 3.14).
Une définition si parfaite de Dieu me remplissait d’admiration : dans un langage parfaitement adapté à l’intelligence humaine, elle traduisait l’incompréhensible connaissance de la nature divine. En effet, il n’est pas d’attribut qui convienne mieux à Dieu que l’être, parce que ce qui « est » ne peut s’entendre ni de ce qui finira un jour, ni de ce qui aurait commencé. Non, celui qui dure à jamais dans la puissance d’un bonheur inaltérable, n’a pas pu ne pas être et ne pourra jamais ne plus être ! Car un être divin ne saurait ni finir, ni commencer. Et comme l’éternité de Dieu est inséparable de lui-même, il lui suffit d’affirmer qu’il « est « pour donner l’assurance de son éternité incorruptible.
Cette parole : « Je suis celui qui est » (Exode 3.14) me semblait suffire à exprimer l’infinité de Dieu ; mais il me restait encore à comprendre ce qui faisait sa grandeur et sa puissance. Car, bien qu’il ait l’être en propre, lui qui, tout en subsistant à jamais, n’a pas eu de commencement dans le passé, il nous fait encore entendre à son sujet une phrase digne du Dieu éternel et incorruptible : « Il enserre le ciel de sa main et la terre de son poing » (Ésaïe 40.12) ; et cette autre : « Le ciel est mon trône et la terre mon marchepied ; quelle maison me bâtirez-vous, ou quel sera le lieu de mon repos ? N’est-ce pas ma main qui a fait toutes ces choses ? » (Ésaïe 66.1-2).
L’immensité du ciel tient donc dans la main de Dieu et la terre entière est enserrée de son poing ! Mais la parole de Dieu, quelque profitable qu’elle soit lorsqu’elle est saisie par la bonne foi d’un cœur aimant, contient malgré tout plus de sens encore si on l’examine au-dedans de soi-même par l’intelligence, que si l’on se contente de la recueillir simplement par l’oreille. En effet, ce ciel qui est contenu dans la main de Dieu est en même temps son trône, et cette terre qu’enserre son poing lui sert aussi de marchepied.
Ne comprenons pas ces termes : « trône » et « marchepied » comme une substance corporelle s’étendant sous l’être divin, tels ces objets sur lesquels on a coutume de s’asseoir, puisque ce Dieu infini et puissant enserre également de sa main et de son poing ce qui est pour lui trône et marchepied. Non, voici ce que la parole de Dieu veut nous faire entendre par ces expressions : par rapport à tout ce qui est à la source des créatures (le ciel et la terre), Dieu est à la fois à l’intérieur et à l’extérieur ; il domine et il pénètre ; c’est-à-dire : le même être est tout à la fois autour et au-dedans de tout : la main qui enserre signifie la puissance de sa nature sur ce qui lui est extérieur, tandis que le trône et le marchepied sur lesquels il s’assied nous montrent qu’il est à l’intérieur des êtres qui lui sont extérieurs ; de sorte qu’assis à l’intérieur de ce qui lui est extérieur, il enferme en même temps de l’extérieur ce qui lui est intérieur.
Ainsi, lui-même est tout et il contient tout, à la fois au-dedans et au-dehors de lui ; bien qu’infini, il est présent en toutes choses, et toutes choses sont incluses en son infini.
Mon esprit, lancé à la poursuite du vrai, se plaisait à méditer des pensées si élevées sur Dieu. En effet, rien d’autre ne me semblait digne de Dieu, si ce n’est d’affirmer qu’il dépasse les limites de l’intelligence humaine : autant il est loisible à l’esprit humain de se déployer à l’infini en allant par sa pensée toujours au-delà, autant l’infinité de Dieu qui possède une éternité sans bornes, dépasse-t-elle les capacités de l’intelligence qui le cherche. Ce qu’une réflexion attentive à Dieu nous fait entrevoir, le prophète l’exprime clairement par ces mots : « Où irais-je loin de ton esprit, où fuirais-je loin de ta face ? Si je monte au ciel, tu es là ; si je descends dans l’enfer, tu y es encore. Si je prenais des ailes avant le lever de l’aurore et si j’allais demeurer tout au bout de la terre, là aussi ta main me conduirait et ta droite me soutiendrait » (Psaumes 139.7-10). Pas de lieu sans Dieu, tout lieu est en Dieu ! Il est dans les cieux, il est dans les enfers, il est au-delà des mers. Il est au-dedans et il est au-dehors ; il possède tout en étant possédé ; il n’est pas seulement en quelque endroit, il est partout !
Comprendre cette réalité si merveilleuse et inexplicable me remplissait de joie : ainsi je pouvais adorer l’infini d’une éternité sans limites dans mon Père et mon Créateur ! Et pourtant, poussé par une ferveur encore plus intense, mon esprit cherchait à scruter la beauté même de son Seigneur infini et éternel, car, il en était convaincu, cette immensité sans bornes se révélerait à lui parée de la beauté de l’intelligence. Bien qu’enfermée encore dans les ténèbres de sa faiblesse, mon âme aimante découvrit une phrase remarquable sur la beauté de Dieu dans ces paroles prophétiques : « La grandeur et la beauté des créatures font par analogie contempler l’Auteur des générations » (Sagesse 13.5).
Oui, le Créateur ces créatures les plus grand : oses se laisse entrevoir en des œuvres si magnifiques, et l’Auteur des créatures les plus belles se laisse apercevoir en des ouvrages si merveilleux ! Et comme l’œuvre dépasse l’entendement, l’artiste, lui aussi, surpasse forcément toute pensée.
Le ciel, l’air, la terre, la mer, tout l’univers est donc beau ; et il semble bien que ce soit du fait de la splendeur dont il est revêtu, que vient ce nom de « cosmos » c’est-à-dire : « monde », qu’il a plu aux Grecs de lui donner. Nous pouvons en effet, apprécier par une sorte d’intuition naturelle la beauté des choses, lorsque tombe, par exemple, sous notre regard l’éclat ce certains oiseaux et animaux ; et si la parole est impuissante à traduire cette beauté, la pensée qui la saisit n’a pas besoin de s’exprimer. Et pourtant, puisque toute parole a sa source dans une pensée, cette pensée peut se traduire d’une manière intelligible par cette question : n’est-il pas normal que le Seigneur qui a créé une telle beauté soit encore plus beau que toute beauté ? Et si l’éclat de sa splendeur éternelle[1] échappe à toute perception de notre intelligence, cette splendeur ne laisse-t-elle pas pourtant une impression dans l’intelligence qui la saisit ? C’est ainsi qu’il nous fait proclamer Dieu merveilleusement beau. Et si l’intelligence parfaite de cette beauté nous échappe, nous en avons du moins le pressentiment.
[1] En grec, « Cosmos » veut dire à la fois : « Monde », et « Parure, Ornements ». Ici : « Ornatus ». Ce mot : « Ornatus » a un sens dérivé qui signifie : « Gloire ».
Hilaire joue sur ces différents sens : à la fin du paragraphe, le mot : « Ornatus » a le sens de : « gloire ». Pour respecter, autant que possible, sinon le jeu de mots dans son intégrité, au moins l’emploi d’un même mot, nous traduisons ici : « Ornatus » par : « Splendeur ».
Pénétré de ces réflexions toutes orientées vers Dieu, et imprégné de la doctrine qui en découlait, mon esprit se reposait en silence dans la contemplation de la pensée magnifique qui se présentait à lui : il réalisait que, de par sa nature, le grand devoir, le grand hommage qu’il pouvait rendre à son Créateur, était de comprendre seulement qu’il existe, qu’il est tel qu’il ne peut être saisi par l’intelligence, mais qu’il peut l’être par la foi. Si la foi se sert de l’intelligence dans sa nécessaire recherche religieuse, celle-ci doit céder le pas devant l’infini de l’éternelle puissance.
A la racine de ces découvertes, se trouvait un désir bien naturel : voir la profession de ma foi nourrir quelque espérance d’un bonheur inaltérable ; telle la solde d’un soldat victorieux, celui-ci m’aurait été mérité par des convictions solides sur Dieu et par une vie sans reproche. A quoi bon, en effet, des convictions solides sur Dieu si toute conscience était détruite par la mort, abolie par la ruine d’un être humain qui disparaît ? Oui, la raison elle-même m’en donnait l’assurance, il ne serait pas digne de Dieu d’avoir amené l’homme en cette vie où il trouve pour compagne la réflexion et la sagesse, tout en le maintenant sous la loi d’une vie qui s’éteint et d’une mort définitive ! Celui qui n’existait pas aurait alors vu le jour uniquement pour que n’existât plus celui qui venait de voir le jour ! De fait, pour notre intelligence, la création de l’homme a pour seule raison : donner un début d’existence à ce qui n’existait pas et non pas faire en sorte que n’existe plus ce qui avait reçu un début d’existence !
Toutefois mon âme restait obsédée d’une certaine crainte pour elle-même et aussi pour son corps. Certes, elle conservait sa conviction profonde qui lui venait de son adhésion aimante à Dieu, et pourtant elle demeurait inquiète pour elle-même et restait en souci pour cette demeure corporelle qui, semblait-il, devait périr avec elle. C’est alors qu’après s’être instruite de la loi et des prophètes, elle prit connaissance des enseignements de l’évangile et de l’Apôtre :
« Au commencement était le Verbe, et le Verbe était près de Dieu, et le Verbe était Dieu. Il était au commencement près de Dieu ; tout a été fait par lui, et rien n’a été fait sans lui. Ce qui a été fait en lui est vie, et la vie était la lumière des hommes, et la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont pas compris.
Il y eut un homme envoyé de Dieu qui s’appelait Jean. Il vint pour servir de témoin, pour rendre témoignage à la lumière. Il n’était pas la lumière, mais il vint pour rendre témoignage à celui qui était la lumière.
Le Verbe était la vraie lumière qui illumine tout homme venant en ce monde. Il était dans le monde et le monde a été fait par lui et le monde ne l’a pas connu. Il est venu chez lui, et les siens ne l’ont pas reçu. Mais à tous ceux qui l’ont reçu, il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu ; à ceux qui croient en son nom, eux qui ne sont point nés du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l’homme, mais de Dieu. Et le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous ; et nous avons vu sa gloire, gloire comme celle du Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité » (Jean 1.1-14).
Ici, mon esprit dépassait les limites de ses capacités naturelles, et il apprit sur Dieu plus qu’il ne pouvait l’imaginer. Il comprit que son Créateur était Dieu, né de Dieu. Il entendit : le Verbe est Dieu et il est près de Dieu, dès le commencement. Il saisit que la lumière du monde demeure dans le monde, mais n’est pas perçue par le monde. Oui, le Verbe de Dieu est venu chez lui, et les siens ne l’ont pas reçu ; mais il comprit aussi que ceux qui le reçoivent deviennent fils de Dieu, de par le mérite de leur foi ; ils sont nés de Dieu, et non de l’étreinte des corps, de la conception du sang ou d’un plaisir sensuel. Il apprit enfin que « le Verbe s’est fait chair » ; il habita parmi nous et nous permit de contempler sa gloire, gloire qui est celle du Fils unique du Père, parfaite « en grâce et en vérité ».
Et voilà que mon âme inquiète et anxieuse trouve une espérance qui dépasse toute attente ! Elle s’est d’abord imprégnée de la connaissance de Dieu le Père. Une intuition naturelle lui avait fait pressentir l’éternité, l’infinité, la beauté de son Créateur ; et maintenant, elle le sait : ces qualités sont aussi l’apanage du Fils de Dieu. Non, elle ne dilue plus sa foi parmi des dieux multiples, car elle entend : « Dieu, né de Dieu ». Elle ne s’égare pas au point d’attribuer une diversité de nature à ce « Dieu, né de Dieu », car elle apprend : « Il est Dieu, né de Dieu, plein de grâce et de vérité ». Il ne lui apparaît pas absurde que ce Dieu soit né de Dieu, puisqu’elle l’a découvert : Dieu est « près de Dieu, dès le commencement ».
Certes, elle le sait : la foi en cette doctrine, source de salut, est une chose très rare, mais cette foi mérite une récompense sans égale. Car ceux qui étaient siens n’ont pas tous reçu le Fils de Dieu ; mais ceux qui le reçoivent sont élevés au rang de fils de Dieu par une naissance qui ne provient pas de la chair, mais de la foi. A cela, aucune nécessité, mais c’est une possibilité, un don proposé à tous par Dieu ; il n’est pas transmis par génération naturelle, mais accepté par la volonté, et c’est pour elle une récompense.
Mais cette capacité même donnée à chacun d’être fils de Dieu risquerait de créer un obstacle pour la faiblesse d’une foi timorée ; car lorsqu’on espère très violemment une chose qui, en soi, semble difficile à obtenir, plus on la souhaite et moins on croit pouvoir la saisir un jour. Aussi, Dieu le Verbe, s’est-il fait chair pour que, par le Verbe Dieu fait chair, la chair elle-même s’élevât jusqu’au Verbe de Dieu.
Et pour bien nous montrer que le Verbe fait chair n’est autre que Dieu le Verbe, et que sa chair est un corps semblable au nôtre, Jean ajoute : « Il habita parmi nous » : s’il habite, c’est qu’il est Dieu, capable de durer dans l’existence ; s’il « habite parmi nous », c’est que ce Dieu s’est bien fait chair de notre chair. En daignant assumer notre chair, il ne s’est pas appauvri de ses biens : plein de grâce et de vérité, il apparaît parfait dans sa nature et vrai dans la nôtre.
Mon âme accueillit avec joie cet enseignement sur le mystère divin. La chair lui permettait donc d’avancer vers Dieu, et la foi l’appelait à une nouvelle naissance : il lui était possible de renaître d’en haut ! Je connaissais maintenant quel soin mon Créateur et Père avait pris de moi, et je ne pensais plus devoir être réduit à néant par celui qui, du néant, m’avait appelé à l’être.
Si ces mystères dépassent les limites de l’intelligence humaine, c’est que la raison qui en reste au niveau du commun, ne peut comprendre les desseins célestes ; elle ne perçoit de la nature des choses que ce qu’elle en comprend d’elle-même, ou ce qu’elle peut en saisir par ses propres forces. Or les merveilles que Dieu accomplit par la grandeur de sa puissance éternelle, ne s’apprécient pas au moyen de la raison, mais par la foi en un Dieu infini. C’est pourquoi mon âme ne s’est pas refusée à croire en ce Dieu qui « au commencement était près de Dieu », en ce « Verbe fait chair » qui « habita parmi nous », sous prétexte qu’elle ne pouvait comprendre ce mystère : elle s’est rappelée qu’elle pouvait le comprendre si elle le croyait.
Et pour ne pas s’attarder dans les errements de quelque prudence humaine, mon âme ajouta encore à la foi très ferme procurée par cette reconnaissance aimante des bienfaits de Dieu, l’enseignement de l’Apôtre qui lui parvint dans ces paroles divines : « Prenez garde que personne ne vous dépouille par la philosophie, et la creuse duperie qui découle de la tradition des hommes, des éléments du monde, et non du Christ. Car en lui habite corporellement toute la plénitude de la divinité. En lui aussi, vous avez été circoncis d’une circoncision qui n’est pas faite de main d’homme, par l’ablation d’un morceau de chair de votre corps, mais de la circoncision du Christ : ensevelis avec lui par le baptême, avec lui aussi, vous êtes ressuscités, parce que vous avez cru à l’action de Dieu qui l’a ressuscité d’entre les morts. Et vous qui étiez morts par suite de vos fautes et de votre chair incirconcise, il vous a fait revivre avec lui, après vous avoir pardonné toutes vos offenses. Il a effacé le document accusateur que les commandements retournaient contre nous ; il l’a fait disparaître en le clouant à la croix, après s’être dépouillé de la chair ; il a livré les Puissances en spectacle et a triomphé d’elles en son propre corps, par sa confiance. » (Colossiens 2.8-15.)
Oui, une foi solide rejette les faux problèmes de la philosophie ; elle ne cède pas devant les mensonges inventés par la sottise humaine ; la vérité ne se laisse pas dépouiller par l’erreur ; elle n’enferme pas son Dieu dans les idées que s’en fait la foule, elle ne juge pas le Christ selon les principes qui régissent le monde, car elle le sait : en lui habite corporellement la plénitude de la divinité.
Puisque réside en lui l’infini de la puissance éternelle, la puissance de cet éternel infini échappe aux prises de notre intelligence terrestre. Dieu nous attire à lui, nous donnant part à sa nature divine ; de ce fait, il nous dispense de l’observance matérielle des préceptes, il ne nous forme plus par l’ombre de la Loi aux rites de la mutilation de la chair, mais il a voulu qu’une circoncision spirituelle de nos vices, procurée par une purification du péché, nous délie de toute obligation naturelle concernant notre corps.
Nous sommes ensevelis dans sa mort par le baptême pour retrouver une vie qui ne finira plus ; puisque cette nouvelle naissance à la vie doit être une mort qui prend source dans la Vie, il nous faut renaître à l’immortalité en mourant à nos vices. Car, bien qu’immortel, le Christ est mort pour nous, afin qu’avec lui, nous ressuscitions de la mort à l’immortalité. Il a pris sur lui notre chair de péché pour nous pardonner par ce moyen nos péchés, puisque par son union avec la chair, il prend la nature humaine et non le péché. Par sa mort, il efface la sentence de mort et de la sorte, il abolit le verdict du décret antique en créant à nouveau en lui notre race. S’il se laisse attacher à la croix, c’est pour y clouer toutes les malédictions qui nous condamnaient, en les effaçant par la malédiction de la croix : il a souffert jusqu’au bout comme homme pour couvrir de honte les puissances (infernales). Dieu, il devait mourir selon les Ecritures et triompher par sa confiance, de tous les ennemis qui remportaient sur lui ; immortel et ne pouvant être vaincu par la mort, il lui fallait pourtant mourir pour assurer l’immortalité aux mortels.
Aussi tous ces hauts-faits de Dieu qui dépassent l’intelligence de l’homme, ne tombent-ils pas sous les prises des saisies naturelles de notre esprit ; car l’œuvre d’un Dieu infini et éternel exige peur être mesurée, une pensée infinie. Que Dieu se fasse homme, que l’Immortel meure, que l’Eternel soit enseveli, tout cela n’est pas considération de l’intelligence, mais exception consentie par la puissance divine. De même, mais en sens inverse, c’est le fruit, non de la raison, mais d’une puissance infinie, qu’un Dieu naisse de l’homme, qu’un être immortel vienne d’un mort et qu’un être éternel sorte du tombeau.
C’est donc bien nous que Dieu ressuscite dans le Christ, par sa mort. Et, puisque dans le Christ habite la plénitude de la divinité, nous avons là le signe que nous sommes ressuscités par Dieu le Père, dans la mort de son Fils ; et par ailleurs, nous reconnaissons que le Christ Jésus n’est autre que Dieu dans la plénitude de sa divinité.
Ainsi, dans cette paix qui lui venait de se savoir en sécurité, mon âme se reposait donc avec joie dans ses espérances : je craignais si peu l’intervention de la mort que je la considérais comme le chemin vers la vie éternelle. Loin de me paraître pénible et triste, la vie en ce corps me semblait être ce que sont les lettres de l’alphabet pour les enfants, le remède pour les malades, la nage pour les naufragés, l’éducation pour les adolescents, le métier des armes pour les futurs officiers : bref, il fallait supporter ce qui arrivait aujourd’hui pour cheminer vers la récompense de la bienheureuse immortalité.
De plus, en vertu du ministère sacerdotal qui m’avait été confié, je prêchais aussi aux autres ces vérités, objet de ma foi personnelle ; j’élargissais ainsi ma tâche jusqu’à prendre en charge le salut de tous.