L’explication de l’Ecriture sainte réclame le concours de forces multiples et variées. La connaissance toujours plus exacte des langues dans lesquelles elle a été écrite et l’étude approfondie du milieu historique d’où sont sortis les divers livres qui la composent, sont l’une et l’autre indispensables. Je ne suis pas demeuré étranger à ce travail de la science. Mais il y a encore une autre tâche à remplir, celle de retrouver et d’appliquer à l’instruction et à l’édification de l’Eglise les vérités divines renfermées dans la Bible. C’est à cette dernière que le présent écrit est exclusivement consacré.
On aurait tort de croire que l’Ancien Testament ne se prête pas comme le Nouveau à cet usage, ou que du moins on ne puisse trouver d’édification que dans les Psaumes et dans les écrits des prophètes, à l’exclusion des livres historiques et en particulier du plus antique et du plus admirable de tous, la Genèse. Ce livre, confié à Israël comme un trésor de traditions authentiques et de divines révélations, et soigneusement conservé par les Juifs ainsi que les autres livres de l’ancienne alliance, a été transmis par eux sans altération à l’Eglise chrétienne. Celle-ci a appris de Jésus et des apôtres à envisager l’Ancien Testament comme le document fidèle de la révélation divine, et à ne l’aborder qu’avec respect et avec la plus entière confiance dans son contenu (Matthieu 5.17-49 ; Luc 16.17 ; 24.44-45 ; Jean 10.35 ; 2 Timothée 3.16-17).
Les écrits de l’Ancien Testament sont pour l’Eglise une source inépuisable d’édification ; ils doivent être lus et expliqués dans ses assemblées. C’est ce qui a eu lieu dès les premiers temps, et l’antique liturgie de l’Eglise d’Espagne fait précéder chaque dimanche l’évangile et l’épître du jour d’une section de l’Ancien Testament. Si, comme cela devrait être, l’Eglise se rassemblait quotidiennement devant Dieu, l’Ancien Testament tout entier, à l’exception d’un petit nombre de morceaux, pourrait et devrait être lu et médité dans le culte. Qu’on l’étudie dans un esprit de prière et de respect, avec un désir sincère d’être sanctifié, et l’Esprit de Dieu, qui en a inspiré et guidé les auteurs, saura en rendre le contenu clair et vivant pour l’Eglise et l’attacher aux saints livres ce qu’il peut avoir à lui dire.
Les méditations qu’on va lire sont nées du devoir qui m’était imposé d’expliquer l’Ancien Testament pour l’édification d’une communauté chrétienne. J’ai cherché à rendre, sans phrases ni développements scientifiques, sous une forme simple et accessible à tous, ce que je puis avoir reçu, de lumières sur le plus ancien de nos saints livres, dans le désir d’être utile au-delà du cercle restreint où ces discours ont pris naissance.
Nous allons considérer la Genèse dans sa signification morale et prophétique. Ce double point de vue réclame quelques développements.
L’histoire biblique est riche en contenu édifiant. Quiconque a été appelé à l’enseigner aux enfants ou à l’expliquer aux adultes, s’en est convaincu. Il n’est nullement nécessaire d’ôter aux récits leur sens simple et naturel, pour en faire sortir de nombreuses applications à la vie chrétienne. Les caractères et les actes des personnages sont autant d’exemples à fuir ou à imiter ; les dispensations de Dieu, que la suite des événements révèle, sont une ample source de consolation et d’encouragements. C’est là le point de vue de l’explication morale, qui s’en tient au sens littéral et au contenu historique du texte. C’est de cette manière que Luther a traité la Genèse dans son grand Commentaire, où il a emprunté tant de choses excellentes à Jérôme, à Augustin et à d’autres Pères, et qui peut être envisagé comme le plus mûri et le plus solide de ses ouvrages. On s’apercevra sans peine que je lui dois beaucoup.
Mais, à côté de ce sens pratique, je me suis appliqué à relever aussi cet autre sens plus profond de l’histoire et des textes sacrés que l’on appelle le sens mystique, spirituel, typique, — il serait plus exact de dire prophétique. La tentative n’est pas nouvelle. Les écrits des plus anciens Pères prouvent que l’Eglise des premiers siècles a vécu comme dans son élément dans l’interprétation prophétique de l’Ancien Testament. Origène peut avoir erré en mêlant des idées néoplatoniciennes au système chrétien ; il n’en est pas pour cela moins digne de foi quand il nous rapporte les opinions admises de son temps. On sait que dans l’introduction de son livre des Principes, il donne un résumé de ce que toute l’Eglise proclamait comme doctrine apostolique ; il termine cet exposé en énonçant la thèse que les livres saints, outre leur sens littéral et accessible à tous, en ont un autre plus profond, caché à la multitude et que le Saint-Esprit seul peut révélera. On comparait le sens littéral au feuillage du cep, le sens spirituel au fruit qui se cache derrière les feuilles ; en écartant celles-ci, on trouve le fruit exquis.
a – De Principiis, I, 8.
La Bible elle-même nous autorise et nous invite à l’expliquer de cette manière. Les lettres des apôtres sont pleines d’explications prophétiques de l’Ancien Testament, et cela aussi bien à propos des parties purement historiques que des morceaux symboliques par leur nature même. Saint Paul pose le principe de l’interprétation prophétique dans ces paroles que l’on regarde avec raison comme l’une des principales preuves de l’inspiration de l’Ancien Testament : « Demeure ferme dans les choses que tu as apprises, sachant de qui tu les as apprises, et que dès ton enfance tu as la connaissance des saintes lettres qui peuvent t’instruire pour le salut par la foi en Jésus-Christ. Toute Ecriture (toutes les parties de l’Ancien Testament) est divinement inspirée et utile pour enseigner, pour convaincre, pour corriger et pour instruire dans la justice, afin que l’homme de Dieu (le serviteur de Christ appelé à instruire et à guider les autres) soit accompli et propre à toute bonne œuvre » (2 Timothée 3.14-17). D’après ces paroles, l’inspiration de l’Ecriture se démontre par l’édification que le contenu des saints livres procure aux croyants. Le terme théopneustosb, qui proprement se dit d’un homme animé de l’Esprit divin et comme pénétré par le souffle de Dieu, est appliqué ici par extension aux écrits des hommes inspirés. Ainsi, d’après l’idée biblique de l’inspiration, l’Ancien Testament tout entier doit être pour les serviteurs de Christ et pour les troupeaux qui leur sont confiés une source de salutaire instruction. Mais si l’on s’en tient au sens historique et littéral, il s’y rencontre des parties stériles et même des pierres de scandale, dont il ne me semble pas qu’un saint Paul lui-même ait pu tirer parti pour l’édification de l’Eglise autrement qu’en recourant à l’interprétation prophétique. Ces exemples montrent que l’inspiration divine de l’Ancien Testament n’implique pas seulement l’exactitude historique, mais qu’un de ses éléments essentiels est ce sens prophétique et caché dont nous parlons. Je crains que si l’interprétation mystique vient à être négligée ou même entièrement mise de côté, la foi à l’inspiration elle-même ne soit compromise et ne puisse à la longue pas se maintenir.
b – « Inspiré. »
On ne saurait douter que les Psaumes, les prophéties, les cérémonies de la Loi, ne demandent à être expliqués spirituellement ; il en est de même de l’histoire de l’ancienne alliance. Dans ce dernier domaine, nous ne sommes pas tout à fait sans fil directeur : nous n’avons qu’à suivre fidèlement les indications qui nous sont données dans le Nouveau Testament.
Paul, dévoilant le sens prophétique de l’histoire d’Agar et de Sara, a employé le mot « allégorie » (Galates 4.24). Il veut dire que le sens apparent du récit n’est pas le seul ; qu’il y en a un autre plus important encore ; que dans cette histoire se reflète un mystérieux dessein de Dieu, lequel ne peut être compris que depuis qu’il s’accomplit en Christ et dans l’Eglise, et grâce à la lumière du Saint-Esprit.
L’explication allégorique a été discréditée par l’abus qu’on en a fait trop souvent. Il ne pouvait guère en être autrement. L’esprit prophétique que l’Eglise a reçu à son origine, devait lui dévoiler le sens profond des Ecritures. Ce don ayant diminué sans qu’on eût pour cela cessé de croire au sens mystique de l’Ecriture et renoncé à le comprendre, la fantaisie prit la place de la prophétie, et l’interprétation allégorique ne fut plus, dans bien des cas, qu’un jeu d’imagination. Mais ici comme ailleurs il convient de se souvenir que l’abus d’une chose ne nous autorise pas à en proscrire l’usage et ne nous défend pas d’en rechercher l’acquisition.
La véritable interprétation prophétique ne sera jamais la négation du sens historique. La prophétie doit, dans l’Eglise, être réglée par l’analogie de la foi (Romains 12.6). Tout développement du sens caché de l’Ecriture doit être en harmonie avec les vérités explicitement enseignées. Non seulement il ne doit pas les contredire, mais il doit se mouvoir entièrement dans les limites de la doctrine positivement révélée et n’introduire aucun élément étranger dans la foi de l’Eglise. La seule interprétation digne de ce nom est celle qui envisage tout en partant du vrai centre : Christ et son Eglise. C’est le plan de Dieu réalisé en Christ et dans l’Eglise que l’interprétation prophétique de l’Ancien Testament a pour but d’éclairer. L’objet des promesses et dés révélations divines, en effet, c’est Christ — j’entends le Christ complet, chef et membres tout ensemble, dont Paul parle 1 Corinthiens 12.12 ; Galates 3.16, — ce « serviteur de l’Eternel » que contemplait Esaïe, — Christus explicatus, comme s’exprime Tertullien.
Le moyen-âge a souvent abusé de l’interprétation allégorique, en cherchant à démontrer par ce moyen des doctrines qui n’ont d’ailleurs aucun fondement dans la Bible. C’est avec raison que Luther repousse l’allégorie comme moyen de démonstration dans les choses de la foi. Il ne veut cependant pas la bannir entièrement ; il admet qu’on puisse s’en servir dans l’exposition de la doctrine biblique ; mais sa place est, selon lui, non dans la dialectique, mais dans la rhétorique.
L’ancienne théologie protestante fit d’abord peu de cas de l’interprétation mystique. Ce furent les théologiens réformés qui les premiers se remirent à cultiver ce champ abandonné. Ils avaient sur les Luthériens cet avantage, que dans leurs Eglises on chantait les Psaumes, et que, n’étant pas lié par les péricopes, on y prêchait plus fréquemment sur des textes de l’Ancien Testament. L’intelligence de l’Ancien Testament et de son sens prophétique se maintint ainsi plus vivante. Coccéius et Vitringa ont fondé parmi les Réformés, Bengel et Crusius chez les Luthériens, une théologie prophétique. Lorsque, plus tard, à la suite de l’aplatissement qui marqua tout particulièrement dans ce domaine le règne du rationalisme, un nouveau réveil se fit sentir, des hommes comme Menken, Hengstenberg, Bähr, Olshausen, Conrad Hofmann, Delitzsch, Michel Baumgarten et d’autres théologiens croyants, ravivèrent et firent progresser l’intelligence des types de l’Ancien Testament et de la relation intime qui existe entre l’histoire et la prophétie.
C’est pendant les années 1835 à 1837 que je fus initié à la théologie prophétique par mes maîtres, Olshausen et Conrad Hofmann. Les principes qu’ils m’ont enseignés et pour lesquels je leur suis reconnaissant, sont d’une manière générale ceux que je professe encore aujourd’hui. Plus tard, étant entré en relation avec les communautés apostoliques, j’y ai trouvé une mesure plus abondante d’intelligence prophétique, en même temps que la vraie constitution de l’Eglise. Je désire faire part ici, en ce qui concerne la Genèse, des lumières que j’ai reçues peu à peu par ces diverses voies ; non, cela va sans dire, en reproduisant servilement, mais en m’appropriant et élaborant librement ce que j’ai reçu. La responsabilité de ce livre m’appartient donc tout entière. Les lecteurs jugeront, par le plus ou moins de valeur de mes explications, si les maîtres que j’ai suivis étaient bien ceux qu’il fallait écouter.
On objectera peut-être que ce livre renferme bien des choses qui ne sont plus de l’explication, mais de l’application. J’en conviens. J’avoue ne pouvoir en bien des cas fixer la limite précise qui les sépare l’une de l’autre. Mais je ne crois pas qu’il en résulte des inconvénients. L’explication d’un écrit quelconque prétend déterminer exactement le sens que l’auteur a lui-même attaché à ses paroles ; elle s’en tient là et écarte toute application étrangère à l’intention de l’auteur. Ce principe est aussi celui qui régit l’interprétation grammaticale et historique de la Bible, laquelle s’en tient strictement au sens que l’auteur humain de tel ou tel livre a voulu exprimer. Mais l’Ecriture présente une particularité qui lui est propre : c’est que souvent l’Esprit divin a exprimé dans le texte sacré plus que l’intelligence de l’auteur humain ne pouvait saisir au moment où il écrivait (1 Pierre 1.10-12). C’est la tâche de la théologie chrétienne de retrouver ce sens plus profond, d’où découlent beaucoup d’applications prophétiques étrangères, il est vrai, aux préoccupations de l’écrivain sacré, mais voulues de l’Esprit qui sonde toutes choses et voit le futur comme s’il était déjà présent, lorsqu’il guidait les hommes de Dieu dans la composition des saints livres. Nous avons donc, comme théologiens chrétiens, le devoir de comprendre les paroles d’un Moïse d’une manière plus profonde que lui-même ne l’a fait. Si l’interprétation doit se proposer de développer ce qu’un auteur a voulu mettre dans son texte, toute application de l’Ecriture conforme à l’intention du Saint-Esprit méritera aussi, dans un sens large, le nom d’explication.
A mesure que je suis entré plus avant dans la signification prophétique de l’Ancien Testament, le lien intime qui l’unit au Nouveau m’est apparu toujours plus clairement, et j’ai senti s’affermir ma conviction de l’inspiration et par là même de la crédibilité de l’Ecriture sainte. Je voudrais que, ces méditations sur la Genèse pussent servir à fortifier chez quelques-uns cette conviction, aujourd’hui attaquée de tant de côtés.
Dans l’histoire de l’humanité primitive sont déjà préfigurés les desseins de Dieu qui nous ont été pleinement révélés par Christ. La vie des patriarches présente de nombreux types de la nouvelle alliance, et celle de Joseph entr’autres offre un admirable parallèle de l’histoire de Jésus et de son règne. Une harmonie si profonde ne saurait être due à un simple jeu du hasard. Il faut reconnaître et révérer l’action de la Providence divine dans ces faits typiques et dans la manière dont ils nous sont rapportés.
Ma croyance à l’inspiration de l’Ancien Testament ut la méthode d’interprétation à laquelle elle me conduit, sont en contradiction avec la conception mythique aujourd’hui si répandue, mais non pas avec les résultats de la science historique et critique. Il ne faut pas marchander à celle-ci la place à laquelle elle a droit. Il est de notre devoir d’étudier toujours mieux les langues originales de la Bible ; il n’est pas moins légitime et nécessaire de rechercher avec soin les circonstances historiques dans lesquelles sont nés les livres bibliques. Tout fait nouveau mis au jour doit être accueilli avec reconnaissance. Toutefois qu’on nous permette de distinguer entre ce qui est fait bien constaté et ce qui est pure hypothèse. On sait combien sont subjectives et fragiles, dans la plupart des cas, les opinions des critiques. On n’ignore pas combien aisément les savants perdent de vue la limite entre les faits observés et la simple conjecture. Comme on s’exagère volontiers la valeur d’une idée à laquelle vous a conduit une étude laborieuse ! Tant de temps et de travail resteraient-ils donc sans résultat ? Dans l’assurance avec laquelle bien des critiques soutiennent leurs hypothèses, il y a quelque chose de la prédilection naturelle que l’on éprouve pour l’enfant délicat qui vous a coûté beaucoup de soins et de peines. Seulement la critique devrait comprendre qu’elle ne peut réclamer de nous pour ses produits les mêmes sentiments maternels.
Si on laisse à leurs auteurs les nombreuses hypothèses, soit positives, soit négatives, pour s’en tenir à ce qui est sûrement démontré, la crédibilité de l’Ecriture ne court aucun danger sérieux. Pour ce qui concerne la Genèse et les diverses sources auxquelles son auteur a puisé, les résultats de l’analyse critique, bien compris, ne sont nullement en contradiction avec l’inspiration. Je puis, sur ce point important, m’en référer à Delitzsch, avec qui je suis heureux de me sentir en complet accord.
La conception mythique ne repose pas sur des preuves historiques ; elle n’a d’autre fondement que l’opinion préconçue que même dans les âges primitifs il ne peut y avoir eu ni révélation surnaturelle ni intervention directe de Dieu ; en d’autres termes, ni miracle ni prophétie. Nous n’avons jamais songé à condamner les recherches philologiques ou historiques ; ce que nous repoussons, c’est l’intrusion de ces présuppositions erronées.
Ce point de vue mythique est en étroit rapport avec la manière profane de traiter l’Ancien Testament qui a prévalu chez les théologiens protestants, et à laquelle se prêtent même des hommes qui veulent retenir encore quelque chose du contenu divin du Nouveau Testament.
Je n’ai point qualité pour décider quelle part de responsabilité tel ou tel peut avoir dans de pareils errements. Ce qui est incontestable, c’est que la principale cause de ces écarts est l’état général de l’Eglise et particulièrement de l’Eglise protestante d’Allemagne. Pour sentir vivement le contenu divin de l’Ancien Testament, il faut lire saintement les saints livres ; il faut s’asseoir humblement aux pieds du Maître et avoir soif de la lumière et de la sainteté dont lui seul est la source. Je n’ai pas besoin de dire combien rares sont ceux qui lisent l’Ancien Testament dans cet esprit et qui en font le seul usage qui soit agréable à Dieu et vraiment béni. Il y a des théologiens qui ne l’ont jamais lu pour leur édification. Toutes les fois qu’ils s’en sont occupés, ils l’ont fait dans un esprit profane et dans un tout autre but que celui de grandir dans la connaissance de Dieu et de sa volonté. Le contenu divin du saint livre ne peut être compris qu’à la lumière du sanctuaire. Plusieurs, peut-être la plupart de nos exégètes et de nos critiques, ne l’ont jamais considéré qu’à la lumière de leur pauvre lampe d’étude. Il n’est pas surprenant qu’une intelligence vivante et spirituelle, et par là même une juste appréciation de l’Ancien Testament, leur fasse défaut. Ils ressemblent à un botaniste qui — à supposer que ce cas pût exister — n’aurait jamais vu une plante vivante et ne connaîtrait le monde végétal que par les exemplaires séchés dans un herbier. L’un des caractères distinctifs de l’Ecriture, c’est qu’elle se révèle vivante, vivifiante et lumineuse à l’âme qui connaît la vie en Dieu, tandis qu’elle demeure une lettre morte pour qui est spirituellement mort, qu’elle reste fermée à l’indifférent, et que l’orgueilleux se sent repoussé par elle. On peut lui appliquer ce que le Psaume 18 dit de Dieu : « Avec celui qui est pur, tu te montres pur ; mais avec le pervers, tu agis selon sa perversité. »
Le récit mosaïque des origines du monde est aujourd’hui l’objet d’attaques très vives. La littérature allemande semble prendre en général, à l’égard de l’Ancien Testament, une attitude analogue à celle de la littérature française au temps de Voltaire. On s’autorise des progrès des sciences naturelles pour porter les jugements les plus méprisants sur la cosmogonie biblique. Et cependant nous avons pleinement le droit de maintenir tout ce que la Genèse enseigne sur la création, l’unité de la race humaine, le paradis, la chute, le déluge, la dispersion des peuples. On prétend y substituer des notions toutes différentes et même opposées sur les origines de la terre et de l’humanité : notre devoir est d’examiner avec soin si elles reposent sur des faits ou sur de simples hypothèses. Nous saluons avec reconnaissance toute donnée qui est le fruit de l’observation et de l’expérience, comme un enrichissement de la connaissance que nous avons des œuvres de Dieu. Ce n’est pas seulement un droit, c’est un devoir pour l’homme d’étudier sans relâche la nature. En disant aux premiers hommes : « Assujettissez la terre, » Dieu ne les invitait pas seulement à se l’asservir par le glaive et par la charrue, mais à s’en rendre maîtres en appliquant à la comprendre toutes leurs facultés naturelles, tout l’effort de leur intelligence et de leurs sens. Nous sommes reconnaissants aux naturalistes pour tous les faits nouveaux qu’ils découvrent. Qu’ils nous permettent seulement de mettre leurs hypothèses à la place qui leur convient, c’est-à-dire dans le domaine de l’incertain ! Car, en vérité, l’imagination ne joue pas un moindre rôle dans les théories récentes sur la formation de la terre et l’origine de l’homme que dans la critique de l’Ancien Testament. Quiconque a suivi, depuis vingt ou trente ans, le mouvement des idées à cet égard, sait combien vite une théorie est remplacée par une autre exactement contraire. Il n’en est psychologiquement que plus inexplicable qu’en dépit de ces expériences chaque théorie nouvelle soit à son tour accueillie avec la même confiance et le même enthousiasme. En se renfermant strictement dans les limites de notre connaissance actuelle de la nature et dans celles de la connaissance humaine en général, on ferait preuve de plus de rigueur de pensée et de culture philosophique qu’en acceptant, avec la précipitation qui est de mode aujourd’hui, les solutions les moins mûries de l’énigme de l’univers.
L’étude vraiment scientifique de la nature ne peut causer aucun dommage à la révélation ni à la foi en la révélation. Elle reconnaît, au contraire, un domaine sur lequel la lumière nous fait défaut et ne peut nous être communiquée que par révélation. Ici encore le danger n’est pas dans les progrès de la science, mais dans les préjugés philosophiques qu’on y mêle. Les fausses théories sur la formation du monde, de la terre et des organismes, et sur l’origine de la race humaine, ont leur source dans les préventions qui existent contre la croyance à la création et au Créateur. Et cependant, sans cette croyance, on ne réussira jamais à se faire du commencement des choses une idée satisfaisante pour la pensée. On croit pouvoir se passer de l’acte créateur en expliquant tout par l’évolution et en assignant à celle-ci un nombre incalculable de siècles. Mais tout développement, si lent qu’il puisse être, suppose un point de départ, — qu’on se le représente sous la forme de la nébuleuse primitive tournant sur elle-même, ou sous n’importe quelle forme, — et à ce point de départ se retrouve toujours le même miracle créateur auquel on voulait échapper. Pour être reculé de quelques millions d’années, le mystère de l’apparition de la vie et de la formation des premiers organismes au sein de la nature inorganique, n’en demeure pas moins sans solution. Les gnostiques, qui mettaient au point de départ un monde de lumière et de perfection, pensaient expliquer l’origine du mal dans le monde actuel par l’interposition d’une série indéfinie d’émanations de moins en moins parfaites. L’énigme n’était pas résolue pour cela. Nos savants tombent dans une illusion toute semblable, quand ils croient, par leurs incommensurables périodes de développement, avoir écarté le miracle créateur. Supposer un commencement qui renfermerait en germe tout cet univers, avec l’infinie richesse de vie et de formes qui s’y déploie, c’est admettre un miracle tout aussi grand que celui de la formation du monde dans une période relativement courte par la parole du Tout-Puissant.
L’astronomie nous a donné des dimensions de l’univers une idée bien plus grande que celle que s’en faisait l’antiquité et qui s’exprime dans la Bible elle-même. Il n’y a rien là non plus qui puisse mettre en péril l’autorité de l’Ecriture. En éclairant l’homme par la révélation sur son essence et ses desseins, Dieu lui a laissé le soin de déchiffrer la nature, pour autant du moins qu’elle peut être pénétrée par l’intelligence de la créature. L’éloignement, la grandeur, les mouvements des astres, la formation de la terre, la place qu’elle occupe dans le système du monde, — ce sont là autant de sujets dont l’étude est abandonnée à l’homme. Un enseignement surnaturel qui aurait anticipé les résultats de cette étude, n’aurait probablement pas contribué au salut éternel de l’homme et peut-être n’aurait pas même réussi à se faire accueillir. Mais, à côté de ce domaine de la nature, il y en a un autre, sur lequel nous demanderions en vain la lumière à notre raison ou à nos sens. Ce qu’est Dieu, pourquoi il a créé l’homme, ce qu’il réclame de nous, quels sont ses sentiments à notre égard, ce qu’il veut faire pour nous et comment il se propose de nous conduire à notre éternelle destination, — voilà des questions que toute l’intelligence des intelligents est impuissante à résoudre. Le plan de Dieu pour notre salut est l’objet propre de la révélation, et la Genèse aussi est principalement destinée à nous éclairer à cet égard. Nos opinions sur l’organisation du monde visible peuvent se modifier, sans que les vérités révélées soient remises en question, ou que notre foi dans la véracité, la justice et l’amour de Dieu, et dans notre salut et notre gloire à venir, soit ébranlée. Si les miracles de la création nous apparaissent aujourd’hui plus grands qu’autrefois, les miracles de la grâce et de la rédemption se révèlent aussi à nous plus grands et plus merveilleux. Les antiques hymnes de louange, Psaumes 8 et 19, n’ont pas pour cela perdu leur valeur : ils reçoivent au contraire une signification nouvelle et plus profonde.
Je ne puis terminer sans dire encore un mot de la doctrine qui forme le contraste le plus absolu avec la vérité biblique, je veux dire le matérialisme moderne. La conception matérialiste n’est pas le fruit d’un progrès, mais d’un arrêt de la pensée philosophique. Loin de nous apporter des lumières nouvelles, le matérialisme renonce à toute espèce d’explication des mystères qui nous entourent de toutes parts dans la nature et dans la vie. La propagation des idées matérialistes n’annonce point un effort vigoureux de la pensée ; elle est bien plutôt le symptôme d’un affaissement des esprits. Le matérialisme dégrade l’homme non seulement, comme cela saute aux yeux, sous le rapport moral, mais aussi sous le rapport intellectuel. Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’animalisation de l’homme est mise en pratique. Ce qui est relativement nouveau, ce qui est dangereux, c’est qu’on ose la poser en théorie et qu’on cherche à tuer par là dans les âmes le sentiment de la dignité humaine.
Phénomène étrange et sinistre ! Ce sont ceux-là mêmes qui font sortir l’homme de l’animalité par une évolution graduelle, qui proclament aussi très haut cette autre hérésie : que l’homme, au lieu d’être une créature, est lui-même l’être suprême. Ils placent ainsi, dans leur pensée, l’animal sur le trône de la divinité ; et le temps viendra sans doute où l’on voudra faire passer dans les faits ces conceptions morbides d’une raison obscurcie, et où, tout en faisant de l’homme un animal, on réclamera pour lui des honneurs divins ! C’est ainsi que ces théories viennent confirmer, sans que leurs auteurs s’en doutent, la Parole de Dieu qu’elles prétendent anéantir. Car ce terme effrayant, auquel doit aboutir la révolte de l’humanité contre le Christ, est depuis longtemps prédit dans les livres prophétiques. Jean ne contemple-t-il pas l’homme de péché, l’Antéchrist des derniers temps, sous la forme d’une bête féroce qui se met à la place de Dieu et reçoit l’adoration des habitants de la terre (Apocalypse 12.1-9 ; 2 Thessaloniciens 2.3-12) ?
Les erreurs du matérialisme sont des inspirations de l’esprit malfaisant, qui incessamment travaille à la destruction du bien et qui se fait de tant d’esprits des instruments en les poussant vers un terme dont la plupart jusqu’ici n’ont pas conscience. En regard de ces tendances, le prix inestimable de la vérité révélée nous apparaît plus clairement que jamais. L’homme n’est pas dieu, il est créature ; il dépend de Dieu comme un faible enfant dépend de son père ; — l’homme n’est pas un animal, il y a entre lui et les créatures inférieures une différence essentielle : il est créé à l’image de Dieu ; Dieu veut se révéler en lui et par lui ; il est appelé à une destinée éternelle. Cette doctrine est la seule qui sauvegarde la dignité de l’homme, tout en établissant sa responsabilité. N’oublions pas à qui nous devons ces vérités. La seule doctrine de la création, qui soit digne à la fois de Dieu et de l’homme, est celle qu’enseigne la Genèse, ce « document le plus antique du genre humain. »
Herder tentait il y a un siècle de prouver, contre l’incrédulité de son temps, quel trésor nous possédons dans ce document ; il montrait la beauté poétique et la profonde vérité psychologique des premiers chapitres de la Genèse ; son travail conserve aujourd’hui encore toute sa valeur. Mais il ne s’était point proposé de montrer l’accord entre le récit mosaïque de la création et les résultats de l’astronomie et de la géologie. Ce dernier point de vue a suscité de nombreux travaux dans ces derniers temps. Il suffit de rappeler les ouvrages d’A. Wagner, de Rougemont, de Kurtz, de Delitzsch, de Reusch et de tant d’autres.
On peut comparer la Genèse à un temple devenu presque inaccessible, grâce aux décombres que l’incrédulité, l’ignorance et le préjugé ont accumulés tout à l’entour. Il faut quelque effort pour écarter ces obstacles, aplanir l’entrée, purifier le seuil et faire paraître l’édifice dédaigné dans sa beauté et son harmonie premières. Cela fait, il faut savoir se souvenir de la véritable destination du temple et entrer dans le sanctuaire, pour y goûter et y adorer la présence de Dieu. Le travail pénible et parfois désagréable du déblaiement est celui qu’accomplissent les savants, polémistes ou exégètes. Qui ne leur en serait reconnaissant ? Mais il faut aussi que d’autres, à côté d’eux, soient là pour inviter à entrer dans le sanctuaire, et pour aider ceux qui y sont disposés à reconnaître et à admirer le plan divin qui s’y révèle. Telle est la tâche à l’accomplissement de laquelle je désire contribuer pour ma part. Puisse mon travail n’être pas trouvé sans valeur et sans fruits ; et Dieu veuille l’accueillir avec faveur comme une faible contribution à la gloire de son nom !
Augsbourg, jour de la Toussaint, 1869.