La Renaissance en Italie. Alliance de l’esprit créateur et de l’esprit d’imitation. Les ducs d’Este protecteurs des lettres. Université de Ferrare. Académies. Hercule II et Renée de France. Caractère de cette princesse. Citation de Brantôme. Un épisode français à la cour. La famille de Soubise. Clément Marot. Calvin. Dispersion de cette société.
C’est un phénomène remarquable dans l’histoire des lettres que l’alliance de l’esprit d’imitation et du génie créateur, aux époques de renaissance, et rien n’est plus propre qu’un tel exemple à prouver cette mystérieuse solidarité des siècles appelés, selon l’expression d’un poète, « à se transmettre de main en main le flambeau de la vieb. » L’enthousiasme de l’antiquité, commentée avec un goût plus pur, fut contemporain en Italie de l’apparition des chefs-d’œuvre qui devaient à la fois créer et fixer la langue italienne. Dante, Pétrarque et Boccace ne furent pas seulement des écrivains inspirés, mais des érudits ingénieux, épris d’amour pour l’étude des anciens dont ils recherchaient les manuscrits avec une ardeur infatigable. Leur exemple trouva, dans le siècle où ils vécurent, un grand nombre d’imitateurs. Les événements contribuèrent à rendre l’impulsion qu’ils avaient donnée aux esprits plus générale et plus vive. La chute de Constantinople enrichit l’Occident des documents précieux, conservés à travers la barbarie raffinée du Bas-Empire, et dont l’imprimerie allait à la fois multiplier et rajeunir les textes. De savants exilés, échappés au désastre de leur patrie, furent les propagateurs d’un réveil dont tout concourait à augmenter l’éclat. L’Italie les accueillit, et, en échange de l’hospitalité généreuse qu’elle leur offrit dans son sein, elle en reçut le don magnifique qu’elle devait transmettre à son tour aux autres peuples, la Renaissance.
b – Et quasi cursores vitaï lampada tradunt.
La révolution qui s’accomplit alors revêtit des caractères analogues dans presque tous les pays où elle pénétra. Elle absorba, pour mieux le féconder, le génie national, dont la réaction plus ou moins lente amena les merveilles du seizième siècle. L’Italie devança les autres peuples dans cette œuvre patiente d’élaboration littéraire que Laurent de Médicis, Politien et les frères Pulci marquèrent de leur nom. Une cause particulière devait rendre d’ailleurs les progrès de la civilisation plus rapides dans ce pays : ce fut la multiplicité des Etats, qui fit naître entre eux une noble émulation favorable au développement des lettres. Les petites cours rivalisèrent de zèle dans la protection qu’elles accordèrent aux sciences et aux arts ; et si l’éclat, la continuité de cette faveur honora particulièrement une famille qui devait léguer son nom au siècle, d’autres maisons eurent aussi leur part de cette gloire. Il suffit de nommer, après les Médicis, les Gonzague de Mantoue, les La Rovère d’Urbin, et surtout les princes de la maison d’Este.
L’histoire de cette famille semble se confondre avec celle des lettres, auxquelles elle doit la meilleure part de sa célébrité. Lionel, marquis d’Este, leur ouvrit un asile dans sa cour. Il cultiva lui-même avec succès la langue latine et la langue italienne, et entretint une correspondance avec ses contemporains les plus distingués. On retrouve son nom dans les recueils épistolaires de Poggio, de Philelphe, de François Barbaro et d’Ambroise le Camaldule. Borso, son héritier, premier duc de Ferrare, marcha sur les traces de son prédécesseur, et fut imité à son tour par son fils Hercule Ier. Ce prince, ami des fêtes, inaugura ces spectacles magnifiques où des comédies grecques et latines, traduites en langue vulgaire, étaient représentées avec la pompe et l’appareil des théâtres antiques. Il traduisit lui-même les Ménechmes de Plaute, pour le divertissement de sa cour. S’il ne fut pas témoin des splendeurs de la poésie épique, réservées au règne suivant, il en vit du moins briller un rayon précurseur dans les écrits du Bojardo et de l’Aveugle de Ferrare. Le nom de l’Arioste suffit à la gloire d’Alphonse Ier.
L’université de Ferrare, illustrée au quinzième siècle par deux savants professeurs, Guarino et Aurispa, disciples d’Emmanuel Chrysoloras, occupa dès lors un rang distingué parmi les plus célèbres universités de l’Italie, et elle sut le conserver au milieu des vicissitudes politiques, fruit inévitable des longues guerres auxquelles la maison d’Este fut mêlée. Elle reçut, non seulement des élèves attirés de toutes les cités de la péninsule, mais encore des étrangers accourus de toutes les contrées de l’Europe, et les étudiants anglais y devinrent si nombreux, qu’ils formèrent une nation distincte dans son sein. Le règne d’Hercule II, qui fit renaître la paix et la sécurité, à peine troublées par des émotions passagères pendant un intervalle de vingt-cinq ans, fut plus favorable encore que le précédent à la culture des lettres. Alors s’élevèrent un grand nombre d’académies qui propagèrent autour d’elles le goût de l’étude. Celle des Elevati, fondée par Alberto Lollio et par Celio Calcagnini, était la plus remarquable. Un discours prononcé par Lollio, devant les membres de cette académie, à l’occasion de l’élection d’un doyen, donne la mesure de l’importance de cette institution littéraire :
« Votre jeunesse encore dans sa fleur, et propre à supporter toutes les fatigues ; vos esprits capables de conceptions à la fois subtiles et profondes ; cette cité heureuse et paisible ; les écoles publiques remplies des hommes les plus doctes et les plus éloquents ; l’abondance des livres grecs, latins et toscans ; la conversation si agréable de tant de beaux esprits étrangers, qui, mus par le désir d’acquérir la vertu, accourent à l’envi dans notre patrie : tels sont les moyens précieux et les nobles encouragements que vous offrez à l’étude. »
Hercule II donnait lui-même l’exemple de ces inclinations élevées, qui semblaient le patrimoine héréditaire des princes de sa famille. Il aimait les savants ; il écrivait avec élégance en prose et en vers. Epris d’une curiosité passionnée pour les souvenirs de l’antiquité, il réunit à grands frais une collection de médailles admirable pour le temps, et il mérita ainsi d’être considéré comme le fondateur du célèbre musée d’Este. Sa générosité, sa magnificence, son enthousiasme éclairé pour les productions de l’esprit ; les palais dont il orna sa capitale, les villas dont il embellit les rives du Pô ; tels sont les titres de ce prince aux éloges de la postérité.
Le cardinal Hippolyte d’Este, son frère, ne se distingua pas moins par ses penchants généreux, et par la noblesse de ses goûts. Pourvu des plus riches bénéfices, évêque de Ferrare, archevêque d’Auch et de Milan, il consacra une partie de ses immenses revenus à l’encouragement des lettres, qui trouvèrent en lui un protecteur non moins ingénieux que délicat. Retiré dans la délicieuse villa de Belriguardo, ou dans ces poétiques jardins de Tivoli qu’il se plut tant à embellir, et dont Michel Ange admirait les fontaines sans cesse jaillissantes, il aimait à s’entourer de savants qui lui composaient une cour à l’image de celle de François Ier, où il avait longtemps vécu. — « La table de ce prince, lui écrivait le docte Muret, ne connaissait pas de concert plus doux que la voix d’un érudit, s’élevant au milieu du silence respectueux des convives. L’assaisonnement de tes banquets, c’est l’entretien à la fois grave, décent, spirituel, de personnages pleins de vertu. Ce monarque célèbre a mérité l’honneur unique parmi les hommes d’être appelé, d’un consentement unanime, le père des lettres. Si j’en crois le témoignage de tous ceux que tu honores de ta faveur, et que tu combles de tes royales largesses, le même titre t’est réservé dans la postéritéc. »
c – Marc. Ant. Mureti, Opera, t. II, p. 183, édit. de Vérone, 1727.
Ces inclinations libérales avaient été de bonne heure encouragées par une princesse illustre, dont le nom appartient à la France, mais dont la destinée s’unit glorieusement à la renaissance des lettres et des arts en Italie.
Renée de France, fille de Louis XII, devenue duchesse de Ferrare par son mariage avec Hercule d’Este (28 juin 1528), apporta dans cette cour les dons les plus brillants de l’esprit, avec l’élégance et l’urbanité qu’elle avait puisées à la cour de François Ier et de Marguerite de Navarre. Née dans un siècle où le goût du savoir ne connaissait pas de limites, elle apprit dès l’enfance les langues, l’histoire, la philosophie et les mathématiques. Elle ne dédaigna pas, s’il faut en croire des témoignages contemporains, les chimères érigées en science par Nostradamus et Luc Gauric. Elle alla plus loin encore : elle étudia la théologie, science longtemps inaccessible, dont les problèmes mystérieux, popularisés alors par la Réforme, exerçaient une attraction puissante sur les âmes simples, comme sur les intelligences d’élite. Durant sa jeunesse écoulée à Paris ou à Nérac, elle connut les Réformateurs qu’elle honora comme des savants, avant d’adopter leurs symboles particuliers. Le spectacle des premiers bûchers allumés pour le maintien de l’orthodoxie catholique en lutte avec l’esprit nouveau, ne contribua pas peu à détacher cette âme généreuse, et à fortifier ses sympathies pour les croyances proscrites, qui devaient se transformer plus tard, à la voix de Calvin lui-même, en une conviction sincère. Son patriotisme survécut à son ancienne foi, et ne changea pas avec sa destinée. Elle demeura Française loin de la France, et ne cessa pas de montrer sur le trône ducal de Ferrare, les vertus d’Anne de Bretagne sa mère, associées à la bonté de Louis XII. Ce dernier trait n’a pas échappé à l’observation naïve de Brantôme :
« Or, si ceste princesse estoit habile, sage, spirituelle et vertueuse, elle estoit accompagnée d’autant de bontés qu’elle estendoit si bien sur les sujets de son mary, que je n’ay vu aucun dans Ferrare qui ne s’en contentast, et n’en dist tous les biens du monde ; car ils se ressentoient surtout de sa charité qu’elle a eu tousjours en recommandation, et principalement sur les François. Car elle a eu cela de bon, que jamais elle a n’a oublié sa nation ; et bien qu’elle en fust très loing, elle l’a tousjours fort aymée. Jamais François, passant par Ferrare, ayant nécessité et s’adressant à elle, qu’elle ne luy donnast une ample aumosne et bon argent pour gagner son pays et sa maison ; et s’il estoit malade, et qu’il n’eust pu cheminer, elle le faisoit traitter et guérir très soigneusement, et puis luy donnoit moyen pour se retirer en France… Et quand les intendants de sa maison luy en remonstroient la despense excessive, elle ne leur disoit autre chose, sinon : que voulez-vous, ce sont pauvres François de ma nation, lesquels seroient maintenant tous mes sujets… si ceste méchante loi salique ne me tenoit trop de rigueurd. »
d – Brantôme, Dames illustres, disc. V, art. 5.
L’union d’Hercule II avec une princesse du sang royal de France, répandit un nouvel éclat sur la cour de Ferrare, qui n’avait alors d’égale en Italie que celle des Médicis. L’heureux génie qui devait associer la maison d’Este à l’immortalité de son nom, l’Arioste, vivait encore ; et il consacrait à l’amusement de cette noble famille les dernières inspirations de la muse qui avait dicté Roland Furieux. La maison du poète, ornée de l’élégante inscription qu’il y avait lui-même placéee, s’élevait dans un faubourg, à l’extrémité de la ville, non loin de celle qu’habitait Celio Calcagnini, et dont le prince lui-même payait le loyer. La bibliothèque du savant, occupé à déchiffrer une inscription antique ou à composer des élégies dans le goût de Catulle, était quelquefois visitée par un étranger, poète lui-même, et fixé à la cour comme secrétaire de la duchesse. C’était Bernardo Tasso, père du Tasse. Ce nom, synonyme de génie et de malheur, retentit de bonne heure dans une cour dont il devait être à la fois le châtiment et la gloire !
e – Parva, sed apta mihi, sed nulli obnoxia, sed non
Sordida, parta meo sed tamen ære domus.
Ferrare n’était pas seulement une cité privilégiée par le culte de la science et de la poésie ; c’était aussi un asile ouvert aux témérités de la pensée et aux proscrits de l’opinion. C’était un autre Nérac, plus brillant et plus sûr, au delà des Alpes. Deux réfugiés, célèbres à des titres bien divers, et poursuivis à la même époque pour les hardiesses de la foi et les indiscrétions aventureuses du talent, vinrent y chercher un abri que la France leur refusait (en 15.35 et 1536). Ils y portèrent l’un et l’autre, presque en même temps, l’esprit français dans ses applications fortes et sévères, dans sa grâce moqueuse, fine et enjouée. Ces deux hommes, représentants d’une double révolution, ne pouvaient passer inaperçus dans l’exil : il suffit de nommer Clément Marot et Calvin.
Le séjour du poète à Ferrare est marqué, dans ses vers, en traits pleins de naturel et de sentiment. On y trouve des détails du plus haut intérêt sur les événements intimes de la cour, sur les relations qui unissaient entre eux les membres de cette société choisie dont la duchesse aimait à s’entourer, et qui recomposaient pour elle comme une image de la patrie. C’était madame de Soubise, dame d’honneur de la reine Anne de Bretagne ; Anne de Parthenay, sa fille, aussi distinguée par sa beauté que par ses talents ; Jean de Parthenay, seigneur de Soubise, qui joua plus tard un rôle important dans les guerres de religion ; enfin, Antoine de Pons, son gendre, comte de Marennes, et le baron de Mirambeau. Il ne faut pas oublier Anne de Beauregard, ravie sous un ciel étranger par une mort prématurée, qui inspira au poète cette épitaphe pleine de mélancolie :
De Beauregard Anne suis qui d’enfance,
Laissay parents, pays, amis et France,
Pour suivre icy la duchesse Renée,
Laquelle j’ay depuis abandonnée,
Futur époux, beauté, fleurissant aage,
Pour aller veoir au ciel mon héritage ;
Laissant le monde avec moindre soucy,
Qu’en laissant France alors que vins icy.
Les membres de la famille Soubise professaient en secret les doctrines de la Réformation, dont le plus énergique propagateur allait bientôt paraître à Ferrare, dans la personne de Calvin lui-même.
L’historien de Renée de France aurait à éclaircir le mystère qui environne le séjour du réformateur dans cette cour célèbre, et à marquer l’influence qu’il y exerça. Il suffit à notre dessein de rappeler qu’il y vécut dans l’activité d’un apostolat obscur, mais non sans fruit, durant plusieurs mois. Présenté au duc sous le nom de Charles d’Espeville, qu’il avait adopté dans le cours de ses périlleux voyages ; accueilli avec Louis du Tillet, alors son ami, comme ces savants qui, de toutes les contrées de l’Europe, allaient visiter les brillantes cités de l’Italie, il eut souvent l’occasion de s’entretenir avec la duchesse, de l’encourager et de l’affermir dans sa nouvelle foi. Il s’éloigna enfin de Ferrare, laissant dans l’âme de la fille de Louis XII un sentiment profond de respect pour son caractère et ses talents, et « tousjours depuis, dit Théodore de Bèze, tant qu’il a vescu, elle l’a aimé et honoré comme un excellent organe du Seigneurf. »
f – Vie de Calvin, par Théodore de Bèze.
On aime à se représenter ces scènes intimes de la cour de Ferrare, ces entretiens consacrés aux plus grandes questions de philosophie religieuse et morale, agitées d’une main si ferme dans le livre de l’Institution chrétienne ; ces conférences secrètes du réformateur et de sa royale néophyte, qui n’eurent pour témoins que les familiers de la duchesse, avec Louis du Tillet et Clément Marot, dont la muse légère semblait emprunter à ces graves débats un ton plus religieux. On s’étonne de retrouver dans une cour d’Italie, vassale du saint-siège, tant de liberté d’esprit, de hardiesse et d’indépendance ; on s’attriste des ombrages naissants du duc, et de ses défiances, qui devaient coûter le bonheur à une princesse d’une âme si noble et d’un esprit si distingué ; et puis, quand cette société d’élite est dispersée ; quand il n’en reste plus qu’un souvenir au cœur de la duchesse, séparée de ses plus chers amis, isolée dans une cour étrangère, en butte aux injustes rigueurs de son mari ; on déplore les funestes effets de ce dissentiment, qui doit s’aggraver avec les années, et on s’associe à l’invocation du poète confident et témoin de ces muettes douleurs :
Ha ! Marguerite, escoute la souffrance
Du noble cueur de Renée de France ;
Puis comme sœur plus fort que d’espérance,
Console-la.
Tu sais comment hors son pays alla,
Et que parents et amis laissa là,
Mais tu ne sais quel traitement elle a
En terre estrange.
Elle ne voit ceulx à qui se veult plaindre,
Son œil rayant si loing ne peut attaindre,
Et puis les monts pour ce bien lui estaindre
Sont entre deuxg.
g – A la royne de Navarre, 1536, œuvres de Clément Marot, t. II, p. 317.
Ces vers, expression de peines longtemps contenues, qui devaient trouver un écho dans l’âme sympathique d’un poète, sont plus que la révélation des chagrins secrets de la duchesse et de ses épreuves domestiques. Ils sont comme la plainte mélancolique de cette société d’élite si tôt dispersée par la rigueur des temps, et dont l’apparition compose une période brillante, mais courte, un épisode en quelque sorte français dans l’histoire de la cour de Ferrare. Les événements que nous nous proposons de retracer auront moins d’éclat. Les grands acteurs dont nous avons prononcé le nom, ont disparu de la scène à l’époque où nous devons nous placer, et dont l’an 1539 est la date. L’Arioste n’est plus ; Clément Marot, un moment réfugié à Venise, a repris le chemin de la France ; Calvin est exilé à Strasbourg, après un premier essai de réforme à Genève. Reléguée au fond de son palais, et soumise à la plus rigoureuse surveillance, la duchesse voit naître et grandir autour d’elle une jeune génération dont elle retrouve l’image dans ses enfants. C’est auprès d’eux, dans le cercle le plus intime de la cour d’Este, que commence l’épisode à la fois historique et littéraire dont nous allons retracer les diverses phases dans la vie d’Olympia Morata.