En publiant aujourd’hui une nouvelle édition de ces Mémoires, nous pouvons nous féliciter de l’accueil que le public leur à fait. Quatre mille exemplaires ont été vendus ; une traduction anglaise a été publiée par la Société des Traités religieux de Londres, et des lettres, nombreuses, sont venues nous prouver l’intérêt avec lequel on avait lu ces souvenirs émouvants des souffrances de nos pères. Une de ces lettres, en particulier, nous fut adressée peu de temps après l’apparition des Mémoires d’un protestant. Nous tenons à la citer en entier, parce qu’elle confirme la réalité historique du récit de Jean Marteilhe et fournit d’intéressants détails, sur quelques-uns de ses descendants.
« Monsieur,
« Je viens un peu tard vous fournir quelques renseignements sur Jean Marteilhe, dont vous venez de publier, les Mémoires.
J’ai connu très particulièrement l’un de ses neveux, ancien négociant, place du Palais, à Bordeaux, mort en 1817, à l’âge de quatre-vingt-huit ans. Il avait pris chez lui, après qu’elle eût perdu son père, sa mère et deux vieilles tantes Marteilhe, sa petite nièce, arrière-petite nièce de Jean Marteilhe.
M. Marteilhe m’honorait de son amitié et, en 1812, il m’accorda la main de sa petite nièce. Après sa mort, sa fille unique Anne Marteilhe, épouse René, vint se fixer auprès de nous à Sainte-Foy et y acheta une campagne sur laquelle habite son fils, marié à la sœur de Mme Henriquet. Sa fille épousa mon parent et ami, M. Pauvert. Leur fils est aujourd’hui pasteur à Sainte-Foy.
Il existe plusieurs familles Dupuy, soit à Bergerac, soit à Sainte-Foy, mais j’ignore quelle est celle à laquelle appartenait la compagne de Jean Marteilhe. J’ai marié ma plus jeune fille à l’un de ces Dupuy, et un exemplaire de la première édition des Mémoires se trouvait dans la bibliothèque de son père.
Je pensais les faire réimprimer, et j’avais remis dans ce but cet exemplaire à M. de Pressensé, afin qu’il l’examinât et qu’il m’éclairât de ses conseils, mais ayant appris par M. Vidal, pasteur à Bergerac, que vous en prépariez une nouvelle édition, je crus devoir suspendre toute démarche. Je pensais d’ailleurs que M. Vidal vous fournirait les renseignements nécessaires pour assurer leur authenticité.
Jean Marteilhe ne se fixa pas à Amsterdam. Il revint à Londres, où il établit une maison de commerce. Il a souvent exprimé son désir de revoir son pays et ses parents, mais il n’y est jamais revenu. J’ignore s’il a laissé après lui des enfants et même s’il était marié. J’ai vu autrefois à Sainte-Foy une famille Legras ; je la crois éteinte depuis longtemps. Ma femme avait été élevée sous les yeux des deux tantes, sœurs aînées de M. Marteilhe, de Bordeaux, dans leur vieille maison paternelle, rue Neuve, à Bergerac.
Le nom de Marteilhe n’existe plus dans nos contrées. Je dois cependant vous exprimer la vive reconnaissance de tous ceux qui restent attachés par les liens du sang ou par leurs souvenirs à cette famille, pour les soins que vous avez donnés à la réimpression de ces Mémoires.
Veuillez agréer mes remerciements particuliers.
Mestre
A Bréjon, près Sainte-Foy (Gironde), le 16 janvier avez 1865. »
Nous sommes heureux de compléter ces détails sur la famille Marteilhe par quelques renseignements empruntés à une note de l’édition anglaise des Mémoires. Dès l’année 1758, peu de temps après la première publication des Mémoires d’un protestant en Hollande, une traduction parut en Angleterre. Le traducteur, qui avait pris le pseudonyme de James Willington, disait dans sa préface : « L’auteur de ces Mémoires, qui est encore vivant et connu de bon nombre de personnes, non seulement en Hollande mais à Londres même, s’est abstenu, par des raisons de prudence, de révéler son nom ; c’est par des raisons analogues que nous croyons devoir aussi cacher le nom du traducteur. »
Ce qui donne plus d’intérêt à ce passage, c’est que sous ce nom de Willington, se cachait en effet le nom d’un auteur, qui depuis devint justement, célèbre : Olivier Goldsmith. Il venait à peine de rentrer en Angleterre, après avoir longtemps parcouru le continent ; il en était encore à ses débuts et s’efforçait péniblement d’augmenter son maigre salaire de maître d’études dans une école publique en faisant des travaux de toute sorte pour un libraire. Sans doute, on le voit par son langage même, il avait fait la connaissance de Jean Marteilhe pendant son séjour en Hollande et il ajoutait, dans sa préface, cette phrase caractéristique :
« Quand cet ouvrage n’aurait d’autre résultat que d’apprendre, fût-ce à un seul individu, le prix de la religion évangélique par son contraste avec l’esprit d’intolérance de la religion du Pape ; quand il n’aurait d’autre effet que de lui faire chérir doublement la liberté dont il jouit en lui montrant la situation déplorable de ceux qui dépendent des caprices d’un tyran ; quand, il ne servirait qu’à lui inspirer le désir d’imiter les vertus des martyrs ou d’obtenir justice pour les opprimés, ce livre aurait rempli sa mission et l’auteur n’aurait pas perdu son temps. »
Terminons par quelques détails sur la fin de Jean Marteilhe et le sort de sa famille. Nous les empruntons à un article de la Quarterly Review, n° 239, juillet 1866.
« C’est à Cuylenberga, en 1777, que Jean Marteilhe mourut à l’âge de quatre-vingt-treize ans. Il laissait, une veuve déjà âgée elle-même et une fille qui épousa, à Amsterdam, un officier distingué de la marine anglaise, le vice-amiral Douglas. En 1785, leur fils, M. Douglas et sa femme vinrent en France pour visiter leurs parents du Périgord. »
a – Aujourd’hui Culemborg, aux Pays-Bas. (ThéoTEX)
N’est-il pas intéressant de suivre ainsi, dans l’histoire d’une seule famille, la destinée de beaucoup de familles de réfugiés protestants ? Si Dieu a permis leurs souffrances pour purifier son Église et la relever par l’exemple de leurs vertus, que de fois n’a-t-il pas réalisé, à la lettre, la promesse du Sauveur : « Je vous dis, en vérité, qu’il n’y a personne qui ait quitté maison, ou frères, ou sœurs, ou père, ou mère, ou femme, ou enfants, ou des terres à cause de moi et à cause de l’Évangile, qui ne reçoive dès à présent, cent fois autant, et, dans le siècle avenir, la vie éternelle. » (Marc 10.29-30)
Paris, Décembre 1880.
Henry Paumier
Il y a peu de mes compatriotes, anciens réfugiés dans ces heureuses provinces, qui ne pussent rendre témoignage aux calamités que la persécution dans toutes les provinces de France leur a fait souffrir. Si chacun d’eux en particulier avait écrit des mémoires de ce qui lui est arrivé, tant dans leur commune patrie, que lorsqu’ils furent obligés d’en sortir, et qu’on en eût fait un recueil, il serait non seulement très curieux à cause des différents événements que l’on y aurait rapportés, mais en même temps très instructif pour un grand nombre de bons protestants, qui ignorent la plus grande partie de ce qui s’est passé depuis l’année 1684 dans cette cruelle et sanglante persécution. Divers auteurs en ont écrit en général : mais pas un (du moins qui soit venu à ma connaissance) n’a particularisé les différents genres de tourments, que chacun de mes chers compagnons de souffrance a expérimentés.
Il est fort au-dessus de ma portée d’entreprendre un pareil ouvrage, ne sachant qu’imparfaitement et par tradition un nombre presque infini de faits, que plusieurs de mes chers compatriotes racontent journellement à leurs enfants. Aussi ferai-je seulement part au public, par ces mémoires, de ce qui m’est arrivé à moi-même depuis l’année 1700, jusqu’à 1713, que je fus heureusement délivré des galères de France par l’intercession de la Reine Anne d’Angleterre de glorieuse mémoire.
Je suis né à Bergerac, petite ville de la province du Périgord, en l’année 1684, de parents bourgeois et marchands, qui, par la grâce de Dieu, ont toujours vécu et constamment persisté jusqu’à la mort, dans les sentiments de la véritable religion réformée, s’étant conduits de façon à ne s’attirer aucun reproche, élevant leurs enfants dans la crainte de Dieu, et les instruisant continuellement dans les principes de la vraie religion, et dans l’éloignement des erreurs du papisme.
Je n’ennuierai pas mon lecteur en rapportant ce qui m’est arrivé pendant mon enfance et jusqu’en l’année 1700, que la persécution m’arracha du sein de ma famille, me força de fuir hors de ma patrie, et de m’exposer, malgré la faiblesse de mon âge, aux périls d’une route de deux cents lieues, que je fis pour chercher un refuge dans les Provinces-Unies des Pays-Bas. Je raconterai seulement avec brièveté, et dans la pure vérité, ce qui m’est arrivé depuis ma douloureuse séparation d’avec mes parents, que je laissai livrés aux fureurs et aux vexations les plus cruelles.
Avant d’en venir au détail de ma fuite hors de ma chère patrie, il est nécessaire de rapporter ce qui l’occasionna, et alluma en 1700 le feu de la persécution la plus inhumaine dans la province où je naquis.
Pendant la guerre qui fut terminée par la paix de Ryswick, les jésuites et les prêtres, qui n’avaient pu avoir le plaisir de faire dragonner les réformés de France, par le besoin que le Roi avait de ses troupes sur les frontières de son royaume, ne virent pas plutôt la paix conclue, qu’ils voulurent se dédommager du repos qu’ils avaient été contraints de nous donner pendant la guerre. Ces impitoyables et acharnés persécuteurs firent donc sentir toute leur rage dans les provinces de France où il y avait des réformés. Je me bornerai à faire le détail le mieux circonstancié qu’il me sera possible de ce qui se passa particulièrement dans celle du Périgord.
En l’année 1699, le Duc de la Force, qui témoignait, du moins extérieurement, n’être aucunement dans les sentiments de ses illustres ancêtres par rapport à la religion réformée, sollicita, à l’instigation des jésuites, la permission d’aller dans ses terres du Périgord, qui sont grandes et considérables, pour (comme il s’exprimait) convertir les huguenots. Il flattait trop en cela les vues et les principes de la cour, pour ne pas obtenir un si honorable et si digne emploi. Il partit en effet de Paris, accompagné de quatre jésuites, de quelques gardes et de ses domestiques. Arrivé à son château de la Force, distant d’une lieue de Bergerac, il commença, pour donner une idée de la douceur de sa mission et de l’esprit de ses conseillers, à exercer des cruautés inouïes contre ses vassaux de la religion réformée, envoyant chaque jour enlever les paysans de tout sexe et de tout âge, et leur faisant souffrir, en sa présence et sans autre forme de procès, les tourments les plus affreux, portés contre quelques-uns jusqu’à la mort, pour les obliger, sans autre connaissance de cause que sa volonté, d’abjurer sur-le-champ leur religion. Il contraignit donc, par des moyens aussi diaboliques, tous ces pauvres malheureux à faire les serments les plus affreux de rester inviolablement attachés à la religion romaine. Pour témoigner sa joie et la satisfaction qu’il ressentait de ses heureux succès, et terminer son entreprise d’une façon qui fut digne du motif et des conseils qui le faisaient agir, il fit faire des réjouissances publiques au bourg de la Force où est situé son château, et allumer un feu de joie d’une magnifique bibliothèque, composée de livres pieux de la religion réformée, que ses ancêtres avaient soigneusement recueillis. Il en usa de la même manière à Tonneins en Gascogne, fort fâché sans doute que ses ordres eussent resserré son zèle dans les terres de sa domination. La ville de Bergerac pour cette fois fut exemple de la persécution, ainsi que plusieurs villes des environs ; mais ce repos n’était qu’une bonace, qui devait être suivie de la plus terrible tempête. Avant d’en venir au détail de ce que les réformés de cette province eurent à souffrir, le lecteur ne sera pas fâché que je le régale d’un fait assez divertissant, arrivé au château de la Force, tandis que le Duc s’y reposait de ses fatigues, et pour fruit de son heureuse expédition, recevait l’encens et les éloges, que lui venaient prodiguer les prêtres et les moines de ces cantons. Un avocat de Bergerac, nommé Grenier, qui avait beaucoup d’esprit, mais à la vérité un peu timbré, n’ayant pas même beaucoup de religion, quoiqu’il fût né réformé ; cet avocat, dis-je, voulut aussi faire briller son esprit et se mettre sur les rangs des flatteurs, en haranguant le Duc. Il lui en fit demander la permission, qui lui fut aisément accordée. Le Duc, assis sur son siège de cérémonie, ayant à ses côtés ses quatre jésuites, admit à son audience Grenier, qui commença sa harangue en ces termes : « Monseigneur, votre grand-père était un grand guerrier ; votre père un grand dévot, et vous, Monseigneur, vous êtes un grand chasseur. » Le Duc l’interrompit pour lui demander comment il savait qu’il était un grand chasseur, puisqu’en effet ce n’était pas là sa passion dominante. « J’en juge, repartit Grenier, par vos quatre limiers qui ne vous quittent pas, en lui montrant les quatre jésuites. » Ces pères, en bons chrétiens, commençaient à demander qu’on punît Grenier de son insolence ; mais on représenta au Duc que Grenier était aliéné de son esprit, et le Duc se contenta de le chasser de sa présence.
Je reprends le fil de mon histoire, et vais expliquer ce qui donna lieu à ma fuite, pour tâcher de sortir du royaume.
Le Duc de la Force, fier des belles conversions qu’il avait faites, en fut rendre compte à la cour. On peut juger si lui et ses jésuites exagérèrent l’effet que leur mission avait produit. Quoi qu’il en soit, le Duc obtint de revenir en Périgord en l’année 1700, pour convertir par une dragonnade impitoyable les Huguenots des villes royales de cette province. Il vint donc à Bergerac, où il établit son domicile, accompagné de ses quatre mêmes jésuites et d’un régiment de dragons, dont la mission cruelle, chez les bourgeois, où ils furent mis à discrétion, fit bien plus de nouveaux convertis que les exhortations des jésuites. Car, en effet, il n’y eut cruautés inouïes que ces missionnaires bottés n’exerçassent pour contraindre ces pauvres bourgeois d’aller à la messe et faire leur abjuration, avec des serments horribles, de ne jamais plus abandonner l’exercice de la religion romaine. Le Duc avait un formulaire de ce serment, rempli d’imprécations contre la religion réformée, qu’il faisait signer et jurer, de gré ou de force, à ces pauvres bourgeois martyrisés. On mit chez mon père à discrétion vingt-deux de ces exécrables dragons. Mais je ne sais par quelle politique le Duc fit conduire mon père en prison à Périgueux. On se saisit de deux de mes frères et de ma sœur, qui n’étaient que des enfants, et on les mit dans un couvent. J’eus le bonheur de me sauver de la maison, si bien que ma pauvre mère se vit seule de sa famille au milieu de ces vingt-deux scélérats, qui lui firent souffrir des tourments horribles. Et après avoir consumé et détruit tout ce qu’il y avait dans la maison, ne laissant que les quatre murailles, ils traînèrent ma désolée mère chez le Duc, qui la contraignit, par les traitements indignes qu’il lui fit, accompagnés d’horribles menaces, de signer son formulaire. Cette pauvre femme, pleurant abondamment et protestant contre, ce qu’on lui faisait faire, voulut encore que sa main accompagnât les lamentables protestations de sa bouche ; car le Duc lui ayant présenté le formulaire d’abjuration pour le signer, elle y écrivit son nom, au bas duquel elle ajouta ces mots : la Force me le fait faire, faisant sans doute allusion au nom du Duc. On la voulut contraindre d’effacer ces mots, mais elle n’en voulut constamment rien faire ; et un des jésuites prit la peine de les effacer.
Cependant (octobre 1700) je m’étais échappé de la maison, avant que les dragons y entrassent ; j’avais seize ans accomplis pour lors. Ce n’est pas un âge à avoir beaucoup d’expérience, pour se tirer d’affaire, surtout d’un si mauvais pas. Comment échapper à la vigilance des dragons, dont la ville et les avenues étaient remplies pour empêcher qu’on ne s’enfuît ? J’eus néanmoins le bonheur, par la grâce de Dieu, de sortir de nuit sans être aperçu, avec un de mes amis, et, ayant marché toute la nuit dans les bois, nous nous trouvâmes le lendemain matin à Mussidan, petite ville à quatre lieues de Bergerac. Là nous résolûmes, quelques périls qu’il y eût, de poursuivre notre voyage jusqu’en Hollande, nous résignant à la volonté de Dieu pour tous les périls qui se présentaient à notre esprit, et nous prîmes, en implorant la protection divine, une ferme résolution de n’imiter pas la femme de Lot, en regardant en arrière, et que, quel que fut l’événement de notre périlleuse entreprise, nous resterions fermes et constants à confesser la véritable religion réformée, même au péril du supplice des galères ou de la mort. Après cette résolution, nous implorâmes le secours et la miséricorde de Dieu, et nous nous mîmes gaiement en chemin sur la route de Paris. Nous consultâmes notre bourse, qui n’était pas trop bien fournie. Environ dix pistoles en faisaient le capital. Nous formâmes un plan d’économie pour ménager notre peu d’argent, en ne logeant tous les jours que dans les médiocres auberges, pour y faire moins de dépense. Nous n’eûmes, Dieu merci, aucune mauvaise rencontre jusqu’à Paris, où nous arrivâmes le dix novembre 1700. Notre plan, en partant du pays, était, qu’étant à Paris, nous verrions quelques personnes de notre connaissance qui nous indiqueraient le passage le plus facile et le moins périlleux aux frontières. En effet, un bon ami et bon protestant nous donna une petite route par écrit, jusqu’à Mézières, ville de guerre sur la Meuse, qui pour lors était frontière du Pays-Bas espagnol, et au bord de la formidable forêt des Ardennes. Cet ami nous instruisit que nous n’aurions d’autres périls à éviter que celui d’entrer dans cette dernière ville ; car pour en sortir on n’arrêtait personne, et que la forêt des Ardennes nous favoriserait pour nous rendre à Charleroi, distante de six à sept lieues de Mézières ; et qu’étant à Charleroi nous serions sauvés, puisqu’alors nous serions absolument hors des terres de France. Il ajouta qu’il y avait aussi à Charleroi commandant et garnison hollandaise, ce qui nous mettait à l’abri de tout danger. Cependant cet ami nous avertit d’être prudents et de prendre de grandes précautions pour entrer dans la ville de Mézières, parce qu’on y était extrêmement exact à arrêter à la porte tous ceux qu’on soupçonnait d’être étrangers ; qu’on les menait au gouverneur et de la en prison, s’ils se trouvaient sans passe-port. Enfin nous partîmes de Paris pour Mézières. Nous n’eûmes aucune fâcheuse rencontre pendant cette route ; car dans le royaume de France on n’arrêtait personne. Toute l’attention n’était qu’à bien garder tous les passages sur la frontière. Nous arrivâmes donc une après-midi, sur les quatre heures, sur une petite montagne à un quart de lieue de Mézières, d’où nous pouvions voir entièrement cette ville et la porte par où nous devions entrer. On peut facilement juger de notre saisissement, en considérant le prochain péril qui se présentait à nos yeux. Nous nous assîmes un moment sur cette montagne pour tenir conseil sur notre entrée dans la ville. Et en considérant la porte, nous vîmes qu’un long pont sur la Meuse y aboutissait, et comme il faisait assez beau temps, un nombre de bourgeois se promenaient sur ce pont. Nous jugeâmes qu’en nous mêlant avec ces bourgeois, et nous promenant avec eux sur ce pont, nous pourrions entrer pêle-mêle avec eux dans la ville sans être connus pour étrangers par la sentinelle de la porte. Nous étant arrêtés à cette entreprise, nous vidâmes nos havre-sacs de quelques chemises que nous y avions, les mettant toutes sur notre corps, et les havresacs dans nos poches. Nous décrottâmes ensuite nos souliers, peignâmes nos cheveux, et enfin prîmes toutes les précautions requises pour ne paraître pas voyageurs. Notez que nous n’avions pas d’épées, étant défendu en France d’en porter. Ainsi appropriés, nous descendîmes la montagne et nous nous rendîmes sur le pont, nous y promenant avec les bourgeois jusqu’à ce que le tambour rappelât pour la fermeture des portes. Alors tous les bourgeois s’empressèrent pour rentrer dans la ville, et nous avec eux, la sentinelle ne s’apercevant pas que nous fussions étrangers. Nous étions ravis de joie d’avoir évité ce grand péril, croyant que c’était là le seul que nous avions à craindre ; mais nous comptions, comme on dit, sans notre hôte. Nous ne pouvions sortir sur-le-champ de Mézières, la porte à l’opposite de celle par où nous étions entrés étant fermée. Il nous fallut donc loger dans la ville. Nous entrâmes dans la première auberge qui se présenta. L’hôte n’y était pas ; sa femme nous reçut. Nous ordonnâmes le souper, et pendant que nous étions à table, sur les neuf heures, le maître du logis arrive. Sa femme lui dit qu’elle avait reçu deux jeunes étrangers. Nous entendîmes de notre chambre que son mari lui demanda si nous avions un billet de permission du gouverneur. La femme lui ayant répondu qu’elle ne s’en était pas informée : « Carogne, lui dit-il, veux-tu que nous soyons ruinés de fond en comble ? Tu sais les défenses rigoureuses de loger les étrangers sans permission. Il faut que j’aille tout à l’heure avec eux chez le gouverneur. » Ce dialogue, que nous entendions, nous mit la puce à l’oreille. Enfin l’hôte entre dans notre chambre et nous demande fort civilement si nous avions parlé au gouverneur. Nous lui dîmes que nous n’avions pas cru que cela fût nécessaire pour loger une nuit seulement dans la ville. « Il m’en coûterait mille écus, nous dit-il, si le gouverneur savait que je vous eusse logé sans sa permission. Mais avez-vous un passe-port pour pouvoir entrer dans les villes frontières ? nous demanda-t-il. Nous lui répondîmes fort hardiment que nous en étions bien munis. « Cela change l’affaire, dit-il, pour empêcher que j’encoure le blâme de vous avoir logés sans permission ; mais cependant il faut que vous veniez avec moi chez le gouverneur pour lui montrer vos passeports. » Nous lui répondîmes que nous étions las et fatigués, mais que le lendemain au matin nous l’y suivrions très volontiers. Il en fut content. Nous achevâmes de souper et nous nous couchâmes tous deux dans un lit qui était fort bon, mais qui ne fut pourtant pas capable de nous inciter à dormir, tant l’inquiétude du prochain péril s’était saisie de nous. Combien de conseils ne tînmes-nous pas toute cette longue nuit ! Combien d’expédients ne nous proposions-nous pas sur la réponse que nous ferions aux demandes du gouverneur ! Mais, hélas ! c’étaient tous conseils et expédients sans conclusion. N’en voyant aucun qui nous garantît d’aller de chez le gouverneur dans la prison, nous passâmes le reste de la nuit en prières pour implorer le secours de Dieu dans un si pressant besoin, et pour lui demander, à quelque épreuve que sa divine volonté nous exposât, la fermeté et la constance nécessaires pour confesser dignement la vérité de l’Évangile. La pointe du jour nous trouva dans ce pieux exercice. Nous nous levâmes promptement et descendîmes dans la cuisine, où l’hôte et sa femme couchaient. En nous habillant, il nous vint un expédient dans la pensée, pour n’être pas obligés à comparaître devant le gouverneur, lequel expédient nous mîmes en pratique et qui nous réussit admirablement bien. Le voici :
Nous formâmes le dessein de sortir clandestinement de ce logis avant que l’hôte fût levé et en état de nous observer. Lorsqu’il nous vit de si grand matin dans sa cuisine, il nous demanda la raison de cette diligence. Nous lui dîmes qu’avant d’aller chez le gouverneur avec lui, nous voulions déjeuner, afin qu’en sortant de chez le gouverneur, nous pussions poursuivre notre route. Il approuva notre dessein, et ordonna à sa servante de mettre des saucisses sur le gril pendant qu’il se lèverait. Cette cuisine était à plain-pied de la porte de la rue, qui en était tout près. Ayant aperçu que la servante avait ouvert la porte de la rue, nous prétextâmes un besoin. L’hôte ne se méfiant de rien, nous sortîmes de ce fatal cabaret, sans dire adieu, ni payer notre écot ; car il nous était absolument nécessaire de faire cette petite friponnerie. Étant dans la rue, nous trouvâmes un petit garçon, à qui nous demandâmes le chemin de la porte de Charleville, qui était celle par où nous devions sortir. Nous en étions fort près, et comme on ouvrait cette porte, nous en sortîmes sans aucun obstacle. Nous entrâmes dans Charleville, petite ville sans garnison ni porte, qui n’est éloignée de Mézières que d’une portée de fusil. Nous y déjeunâmes promptement, et en ressortîmes pour entrer dans la forêt des Ardennes. Il avait gelé cette nuit-là, et la forêt nous parut épouvantable, les arbres étant chargés de verglas : outre qu’à mesure que nous avancions dans cette spacieuse forêt, il se présentait un grand nombre de chemins, et nous ne savions lequel tenir pour nous rendre à Charleroi. Étant dans cet embarras, un paysan vint à notre rencontre, à qui nous demandâmes le chemin de Charleroi. Ce paysan nous répondit en haussant les épaules, qu’il voyait bien que nous étions étrangers, et que l’entreprise que nous faisions d’aller à Charleroi par les Ardennes était très dangereuse, attendu qu’il voyait bien que nous ne savions pas les chemins, et qu’il était presque impossible que nous suivissions le véritable, puisque, plus nous avancerions, plus il s’en présenterait ; et que n’y ayant ni village dans ce bois, ni maison, nous courions risque de nous y égarer tellement, que nous y errerions pendant douze ou quinze jours ; qu’outre les animaux voraces dont cette forêt était remplie, si la gelée continuait, nous y péririons de froid et de faim. Ce discours nous alarma, ce qui fit que nous offrîmes un louis d’or à ce paysan, s’il voulait nous servir de guide jusqu’à Charleroi. « Non pas, quand vous m’en donneriez cent, nous dit-il ; je vois bien que vous êtes huguenots, et que vous vous sauvez de France ; et je me mettrais la corde au cou, si je vous rendais ce service. Mais, nous dit-il, je vous donnerai un bon conseil : laissez les Ardennes ; prenez le chemin que vous voyez sur votre gauche ; vous arriverez dans un village (qu’il nous nomma) ; vous y coucherez, et demain matin, continuez votre route en tenant la droite de ce village. Vous verrez ensuite la ville de Rocroy, que vous laisserez sur votre gauche ; et en poursuivant votre chemin, toujours sur la droite, vous arriverez à Couvé, petite ville. Vous la traverserez, et en sortant vous trouverez un chemin sur votre gauche ; suivez-le, il vous mènera à Charleroi sans péril. La roule que je vous indique, continua ce paysan, est plus longue que celle par les Ardennes, mais elle est sans aucun danger. » Nous remerciâmes ce bon homme, et suivîmes son conseil. Nous arrivâmes le soir au village dont il nous avait parlé ; nous y couchâmes, et le lendemain matin, nous trouvâmes le chemin sur la droite, qu’il nous avait indiqué. Nous le prîmes, et laissâmes Rocroy sur notre gauche. Mais le bon paysan ne nous avait pas dit, peut-être par ignorance, que ce chemin nous conduisait droit à une gorge entre deux montagnes, qui était fort étroite, et où il y avait un corps de garde de Français, qui arrêtaient tous les étrangers qui y passaient sans passe-port, et les menaient en prison à Rocroy. Nous, comme de pauvres brebis égarées, nous marchions à grands pas vers la gueule du loup. Cependant, sans voir ni savoir l’inévitable danger que nous courions, nous l’évitâmes par le plus favorable hasard du monde ; car en entrant dans cette gorge nommée le Guet du Sud, la pluie tomba si abondamment, que la sentinelle qui se tenait sur le chemin, devant le corps de garde, y rentra pour se mettre à couvert, et nous passâmes fort innocemment sans en être aperçus, et poursuivant notre chemin nous arrivâmes à Couvé. Pour le coup, nous étions sauvés, si nous avions su que cette petite ville était hors des terres de France. Elle appartenait au prince de Liège, et il y avait un château muni d’une garnison hollandaise. Mais, hélas ! nous n’en savions rien pour notre malheur, car si nous l’avions su, nous nous serions rendus à ce château, dont le gouverneur donnait des escortes à tous les réfugiés qui en demandaient pour être conduits jusqu’à Charleroi. Enfin Dieu permit que nous restassions dans cette ignorance pour mettre notre constance et notre foi à l’épreuve pendant treize années de la plus affreuse misère, dans les cachots et sur les galères, comme on le verra dans la suite de ces mémoires.
Nous arrivâmes donc, comme j’ai dit, à Couvé. Nous étions mouillés jusqu’à la peau. Nous entrâmes dans un cabaret pour nous y sécher et y manger. Nous étant mis à table, on nous apporta un pot de bière à deux anses sans nous donner des verres. En ayant demandé, l’hôte nous dit qu’il voyait bien que nous étions Français, et que la coutume du pays était qu’on buvait au pot. Nous nous y conformâmes, mais cette demande de verres, qui ne paraît en elle-même qu’une vétille et sans conséquence, fut, humainement parlant, la cause de notre malheur ; car il se trouva dans la chambre où nous étions, deux hommes, l’un bourgeois de la ville, l’autre un garde-chasse du prince de Liège, Ce dernier ayant remarqué que l’hôte nous avait dit qu’il voyait bien que nous étions Français, porta toute son attention à nous examiner, et s’émancipa jusqu’à nous accoster ; et son compliment fut, qu’il gagerait bien que nous n’avions pas de chapelets dans nos poches. Mon compagnon, qui râpait une prise de tabac, lui montrant sa râpe, lui dit fort imprudemment, que c’était là son chapelet. Cette réponse acheva de confirmer ce garde-chasse dans la pensée que nous étions protestants, et que nous sortions de France. Et comme la dépouille de ceux qu’on arrêtait appartenait au dénonciateur, il forma le dessein de nous faire arrêter, si, étant sortis de Couvé, nous passions par Mariembourg, terre de France, à une lieue de là. Ce n’était pas notre dessein ; car, suivant l’instruction du bon paysan, en sortant de Couvé, nous devions prendre un chemin sur la gauche qui nous aurait fait éviter de passer sur aucune terre de France. Mais qui peut éviter son destin ? En sortant de Couvé, nous enfilâmes bien le chemin qui était sur la gauche ; mais, ayant aperçu de loin une espèce d’officier à cheval, qui venait vers nous, comme la moindre chose augmente la peur, nous craignîmes que cet officier ne nous arrêtât, ce qui nous fit rebrousser et prendre le chemin fatal qui nous conduisait à Mariembourg. Cette ville est petite et n’a qu’une porte, par conséquent elle n’est d’aucun passage. Nous le savions, et nous formâmes la résolution de la laisser sur notre droite, et d’aller à Charleroi en tenant la gauche, suivant que nous nous étions orientés. Mais nous ne savions pas que le perfide garde-chasse nous suivait de loin pour nous faire mettre la main sur le collet. Enfin nous arrivons devant Mariembourg, et comme il était presque nuit, et que nous vîmes un cabaret vis-à-vis de la porte de la ville, nous conclûmes de nous y arrêter pour y passer la nuit. En effet nous y entrâmes : on nous mit dans une chambre, et nous étant fait faire un bon feu pour nous sécher, nous n’y avions pas resté une demi-heure, que nous vîmes entrer un homme que nous crûmes être l’hôte du logis, qui, nous ayant salués fort civilement, nous demanda d’où nous venions et où nous allions.
Nous lui dîmes que nous venions de Paris, et que nous allions à Philippeville. Il nous dit qu’il fallait aller parler au gouverneur de Mariembourg. Nous crûmes l’endormir comme nous avions fait notre hôte de Mézières. Mais nous nous trompions ; car il nous répartit sur-le-champ et assez brusquement, qu’il fallait l’y suivre dans le moment. Nous fîmes contre fortune bon cœur, et sans témoigner aucune crainte, nous nous préparâmes à le suivre. Je dis en patois à mon compagnon, pour que cet homme ne l’entendît pas, que, la nuit étant obscure, nous nous échapperions de notre conducteur dans la distance qu’il y avait du cabaret à la ville. Enfin nous suivîmes notre homme que nous prenions pour le maître de la maison ; mais c’était un sergent de la garde de la porte, avec un détachement de huit soldats, la baïonnette au bout du fusil, que nous trouvâmes dans la cour de ce logis. A leur tête était le perfide garde-chasse de Couvé. Ces soldats se saisirent de nous de manière qu’il nous fut impossible de nous échapper. Nous fûmes conduits chez le gouverneur nommé M. Pallier, qui nous demanda de quel pays nous étions, et où nous allions. Sur la première question, nous lui dîmes la vérité ; mais sur la seconde, nous la palliâmes, lui disant, qu’étant des garçons perruquiers, nous faisions notre tour de France ; que notre dessein était d’aller à Philippeville, de là à Maubeuge, Valenciennes, Cambrai, etc., pour retourner dans notre patrie. Le gouverneur nous fit examiner par son valet de chambre, qui était un peu perruquier, et qui s’attacha par bonheur à mon compagnon qui l’était effectivement. Il fut convaincu que nous étions de cette profession. Le gouverneur nous demanda ensuite, de quelle religion nous étions. Nous lui dîmes franchement que nous étions de la religion réformée, nous faisant un scrupule de conscience de déguiser la vérité sur cet article. Plût à Dieu, que nous eussions dit la pure vérité sur les autres demandes que ce gouverneur nous fit ; car, quand on veut faire profession de la vérité, il ne faut, selon la morale chrétienne, jamais mentir. Enfin telle est la faiblesse de la nature humaine, qui n’exerce jamais parfaitement une bonne œuvre. Le gouverneur nous ayant demandé si nous n’avions pas le dessein de sortir du royaume, nous le niâmes. Après cet examen, qui dura une bonne heure, le gouverneur ordonna au major de la place de nous conduire sûrement en prison ; ce qu’il fit avec l’escorte qui nous avait arrêtés. Dans la distance du gouvernement à la prison, ce major, nommé M. de la Salle, me demanda s’il était vrai que nous fussions de Bergerac, je lui dis que c’était la vérité. « Je suis aussi né à une lieue de Bergerac, me dit-il », et m’ayant demandé mon nom et ma famille : « Bon Dieu ! s’écria-t-il, votre père est le meilleur de mes amis ; consolez-vous, ajouta-t-il, mes enfants ; je vous retirerai de cette mauvaise affaire, et vous en serez quittes pour deux ou trois jours de prison. » En discourant ainsi nous arrivâmes à la prison. Le garde-chasse pria le major de nous faire fouiller pour avoir sa curée, croyant que nous avions beaucoup d’argent. Mais tout notre capital consistait environ dans une pistole, que le major nous dit de lui remettre sans nous faire fouiller. Ce major, qui était touché de compassion de notre malheureux sort, et qui nous voulait rendre service, craignait que nous n’eussions beaucoup plus d’argent, et que cette circonstance nous nuirait, et formerait un indice, que nous voulions sortir du royaume ; car on sait bien que des garçons de métier, qui battent la semelle, comme on dit communément, ne sont pas fort chargés d’argent. D’ailleurs il craignait que ce méchant garde-chasse, pour lequel il avait une parfaite horreur, à cause qu’il nous avait fait arrêter, ne reçut une récompense trop lucrative de sa perfidie par notre dépouille. Le major donc, dans cette crainte, ne nous fit pas fouiller, mais garda le peu d’argent que nous lui avions mis en main pour le remettre au gouverneur. Le garde-chasse, voyant qu’on ne nous fouillait pas, eut l’impudence de dire au major que ce n’était pas de cette façon qu’on visitait les huguenots qui s’enfuyaient en Hollande. « Je saurai bien trouver leur argent », dit-il, en voulant se jeter sur nous pour nous fouiller lui-même. « Coquin, lui dit le major, je ne sais à quoi il tient que je ne te fasse rosser. Crois-tu m’apprendre mon devoir ? » Et en même temps il le chassa de sa présence. Voilà la récompense que ce misérable eut de ses peines pour nous faire arrêter ; outre que peu de jours après le prince de Liège, à la sollicitation du gouverneur hollandais du château de Couvé, le chassa de son service, et le bannit de tout son pays pour l’action qu’il avait faite de nous faire arrêter. Digne salaire d’un si indigne sujet ! Cette visitation étant faite, on nous fit entrer dans un cachot affreux. Alors nous nous récriâmes en disant au major la larme aux yeux : « Quel crime avons-nous fait, Monsieur, pour nous voir traiter comme les scélérats qui ont mérité la potence et la roue ? — Ce sont mes ordres, mes enfants, nous dit le major, tout attendri ; mais vous ne coucherez pas dans ce cachot, ou j’y perdrai mon latin. » En effet, il fut sur-le-champ rendre compte au gouverneur, de son expédition, lui disant qu’il nous avait fait fouiller très exactement, et qu’il n’avait trouvé sur nous qu’environ une pistole ; ce qui prouvait bien que nous n’avions pas le dessein de sortir de France, sans compter les autres indices que nous en avions donnés en sa présence, et qu’il croyait qu’il serait juste de nous élargir. Mais par malheur ce soir-là était jour de courrier pour Paris ; et pendant qu’on nous avait conduits en prison, le gouverneur avait écrit en cour notre détention. Ce contre-temps fit qu’il ne pouvait plus nous délivrer sans ordre de ladite cour. Le major fut mortifié de cet obstacle, et pria le gouverneur de nous faire sortir de cet affreux et infâme cachot, et de nous donner toute la maison du geôlier pour prison ; qu’il poserait une sentinelle à la porte pour nous observer, et qu’il répondait sur sa tête, que nous ne nous évaderions pas. Le gouverneur y acquiesça, et nous n’avions pas resté une heure dans ce cachot, que le major revint à la prison avec un caporal et une sentinelle, à laquelle il nous consigna, et ordonna que nous fussions libres dans toute la maison du geôlier ; nous choisissant lui-même une chambre pour y coucher. De plus il donna le peu d’argent que nous lui avions remis au geôlier, lui ordonnant de nous nourrir, pour autant que cet argent durerait, ne voulant pas, pour notre avantage, et pour que nous parussions n’être pas criminels, qu’on nous donnât le pain du roi, en attendant le tour que notre affaire prendrait. Il nous annonça, en nous témoignant son chagrin, que le gouverneur avait déjà écrit en cour notre détention ; mais qu’il travaillerait de son mieux avec le gouverneur, de qui il en avait parole, à ce que notre procès-verbal nous fût favorable. Ce bon traitement du major nous consola en quelque manière.
Bientôt après, le gouverneur envoya en cour le procès-verbal, qui était fort en notre faveur. Mais la déclaration que nous avions faite, que nous étions de la religion réformée, anima si fort contre nous le marquis de la Vrillière, ministre d’État, qu’il ne voulut faire aucune attention sur les apparences qui étaient contenues dans ce procès-verbal, que nous n’avions aucun dessein de sortir du royaume, et qu’il ordonna au gouverneur de Mariembourg de nous faire notre procès pour nous condamner aux galères, comme nous étant trouvés sur les frontières sans passe-port ; que cependant le curé de Mariembourg ferait tous ses efforts pour nous ramener au giron de l’Église romaine ; que, s’il y réussissait, après qu’on nous aurait instruits et fait faire abjuration, on pourrait, par grâce de la cour, nous élargir et nous faire reconduire à Bergerac. Le major nous fit lire l’original même desdits ordres du marquis de la Vrillière. « Je ne vous conseillerai rien, nous dit-il, sur ce que vous devez faire ; votre foi et votre conscience vous doivent déterminer. Tout ce que je puis. vous dire, c’est que votre abjuration vous ouvrira la porte de votre prison ; sans cela vous irez certainement aux galères. » Nous lui répondîmes que nous mettions toute notre confiance en Dieu et que nous nous résignions à sa sainte volonté ; que nous n’attendions aucun secours humain et que nous ne renierions jamais, moyennant la grâce de Dieu, que nous implorions sans cesse, les principes divins et véritables de notre sainte religion ; qu’il ne fallait pas qu’on crût que c’était par entêtement ou opiniâtreté que nous tenions ferme ; que c’était, Dieu merci, par connaissance de cause, et que nos parents avaient pris tous les soins possibles de nous instruire de la vérité de notre religion et des erreurs de la religion romaine, pour professer l’une et éviter de tomber dans les précipices de l’autre ; nous le remerciâmes très affectueusement des peines qu’il s’était données pour nous rendre ses bons offices, et l’assurâmes que ne pouvant par d’autres moyens lui en témoigner notre gratitude, nous prierions toujours Dieu pour lui. Ce bon major, qui était dans le fond du cœur protestant comme nous, mais avec un extérieur romain, nous embrassa tendrement, nous avouant qu’il se sentait moins heureux que nous, et se retira pleurant à chaudes larmes, et nous priant de ne pas trouver mauvais qu’il ne nous vît plus, n’en ayant pas le courage. Cependant notre pistole, qui avait été remise au geôlier, finit. On nous mit à une livre et demie de pain par jour, qui est le pain du roi. Mais le gouverneur et le major nous envoyaient tous les jours, tour à tour, suffisamment à boire et à manger. Le curé, qui espérait de nous faire prosélytes, et les religieuses d’un couvent qui était dans la ville, nous envoyaient aussi très souvent à manger ; si bien qu’à notre tour nous nourrissions le geôlier et sa famille. Le curé nous venait visiter presque tous les jours, et nous donna d’abord un catéchisme de controverse, pour prouver la vérité de la religion romaine. Nous lui opposâmes le catéchisme de M. Drelincourt, que nous avions. Ce curé n’était pas fort habile, et nous ayant trouvés, comme on dit, ferrés à glace, il désista bientôt de l’entreprise qu’il avait faite de nous convaincre ; car nous ayant donné l’alternative de disputer par la tradition ou par l’Écriture sainte, et ayant choisi l’Écriture sainte, notre homme n’y trouva pas son compte, et après deux ou trois conférences, il quitta la partie. Il se borna dès lors à nous tenter par les avantages temporels. Il avait une nièce jeune et belle, qu’il amena un jour sous prétexte d’une visite charitable. Ensuite il me la promit en mariage avec une grosse dot, si je voulais me rendre à sa religion ; se promettant que, s’il me gagnait, mon compagnon suivrait d’abord mon exemple. Mais j’avais tous les prêtres et leur race en si grande haine, que je rejetai son offre avec mépris, ce qui l’outragea si fort, qu’il s’en fut aussitôt déclarer au gouverneur et au juge, qu’il n’y avait rien à espérer pour notre conversion ; que nous étions des obstinés, qui ne voulaient écouter ni preuve ni raison, et que nous étions des réprouvés dominés par le démon. Sur sa déposition il fut résolu de nous faire notre procès, ce qui s’exécuta bientôt. Le juge du lieu et son greffier nous vinrent juridiquement interroger dans la prison, et deux jours après on nous vint lire notre sentence, laquelle portait en substance : « Que nous étant trouvés sur la frontière sans passe-port de la cour, et qu’étant de la religion prétendue réformée, nous étions atteints et convaincus d’avoir voulu sortir du royaume, contre les ordonnances du Roi qui le défend ; et pour réparation, nous étions condamnés à être conduits sur les galères de Sa Majesté, pour y servir de forçat à perpétuité, avec confiscation de nos biens, etc. »
Notre sentence lue, le juge nous demanda si nous voulions en appeler au Parlement de Tournai, auquel la ville de Mariembourg est ressortissante. Nous lui répondîmes que nous n’appelions de son inique sentence qu’au tribunal de Dieu ; que tous les hommes étaient passionnés contre nous et que nous ne réclamions que Dieu seul, en qui nous établissions notre confiance et qui était juste juge. « Ne m’attribuez pas, dit-il, je vous prie, la rigueur de votre sentence ; ce sont les ordres du Roi qui vous condamnent. Mais, lui dis-je, Monsieur, le Roi ne sait pas si je suis atteint et convaincu de vouloir sortir du royaume, et l’ordonnance ne porte pas que pour être de la religion, on soit mis aux galères ; il n’y a que la conviction de vouloir sortir du royaume qui condamne à ce genre de supplice ; cependant, vous, Monsieur, vous mettez dans la sentence : atteint et convaincu de vouloir sortir du royaume, sans non seulement en avoir aucune preuve, mais même sans avoir examiné s’il y en avait. — Que voulez-vous ? nous dit-il, c’est une formalité requise, pour obéir aux ordres du Roi. — Ne vous qualifiez donc plus de juge, lui dis-je, mais de simple exécuteur des ordres du Roi. — Appelez-en au Parlement, dit-il. — Nous n’en ferons rien, lui répondîmes-nous, sachant bien que le Parlement est dévoué aux ordres du Roi, et qu’il n’examinera pas plus les preuves qui sont en notre faveur, que vous. — Eh bien ! nous dit-il, il faut nécessairement que j’en appelle pour vous. » Nous le savions bien ; car aucun juge subalterne ne peut exécuter de sentence où il y a punition corporelle, sans la faire vérifier au Parlement. « Ainsi préparez-vous, nous dit ce juge, à partir pour Tournai. — Nous sommes prêts à tout, » lui dîmes-nous. Le même jour on nous fit resserrer dans le cachot, et nous n’en sortîmes que pour partir pour Tournai, avec quatre archers, qui nous mirent les ceps aux mains et nous lièrent tous les deux l’un à l’autre avec des cordes. Notre route à pied fut fort pénible. Nous la fîmes par Philippeville, Maubeuge, Valenciennes, et de là à Tournai. Tous les soirs on nous mettait dans les plus affreux cachots qu’on pouvait trouver, au pain et à l’eau, sans lit ni paille pour nous reposer, et quand nous aurions mérité la roue, on ne nous aurait pas plus cruellement traités. Enfin, arrivés à Tournai, on nous mit dans les prisons du Parlement. Nous étions sans sou ni maille, et cette prison n’étant abordée d’aucune personne charitable pour assister les prisonniers, contre l’usage des autres prisons, et n’ayant que notre livre et demie de pain chacun par jour, nous fûmes bientôt réduits à mourir presque de faim.
Pour surcroît, le curé de la paroisse obtint du Parlement qu’on ne travaillerait pas à la révision de notre procès, qu’il ne nous eût fait auparavant sa mission, espérant, comme il disait, de nous convertir. Mais ce curé, soit par paresse, soit pour nous prendre par famine, ne venait nous voir que tous les huit ou quinze jours, et encore nous parlait-il i peu de religion, que nous n’avions pas la peine de nous défendre, et lorsque nous voulions lui dire nos sentiments sur les vérités de la religion réformée, il coupait tout court. « A une autre fois », disait-il, et s’en allait. Cependant nous devînmes si maigres et si exténués, que nous ne pouvions plus nous soutenir ; et bien nous en prenait d’être couchés sur un peu de paille pourrie et remplie de vermine auprès de la porte de notre cachot, par le guichet de laquelle on nous jetait notre pain, comme à des chiens ; car si nous eussions été éloignés de la porte, nous n’aurions pas eu la force de l’aller prendre, tant nous étions faibles. Dans cette extrémité, nous vendîmes au guichetier, pour un peu de pain, nos justaucorps et vestes, de même que quelques chemises que nous avions, ne nous réservant que celle que nous avions sur le corps, qui fut bientôt pourrie et en lambeaux. Dans cet état, le plus misérable qu’on puisse imaginer, nous ne voyions personne que le curé, qui venait quelquefois nous rendre visite, plutôt pour se moquer de nous, que pour en avoir compassion. L’essentiel de sa mission était de nous demander si nous n’étions pas encore las de souffrir, et de nous dire que nous n’étions pas à plaindre, puisque notre délivrance et notre bien-être dépendaient de nous, en renonçant aux erreurs de Calvin. A la fin, ses discours nous parurent si plats, que nous ne daignâmes plus lui répondre.
Voilà la situation où nous fûmes dans les prisons du Parlement de Tournai pendant près de dix semaines, au bout desquelles, un matin sur les neuf heures, le guichetier nous jeta par le guichet un balai, en nous disant de bien balayer notre cachot, parce que dans le moment on y amènerait deux gentilshommes, qui nous tiendraient compagnie. Nous lui demandâmes de quoi ils étaient accusés. « Ce sont, dit-il, des huguenots comme vous, » et nous quitta. Un quart d’heure après, la porte de notre cachot s’ouvrit, et le geôlier et quelques soldats armés d’épées et de mousquetons y conduisirent deux jeunes messieurs, galonnés de la tête aux pieds. Dès que cette escorte eut fourré ces messieurs dans notre cachot, ils fermèrent la porte et s’en allèrent. Nous reconnûmes d’abord ces deux messieurs, étant deux de nos compatriotes, fils de notables bourgeois de Bergerac, avec lesquels nous étions grands amis, ayant été camarades d’école. Pour eux, ils n’avaient garde de nous reconnaître ; la misère où nous étions nous rendait absolument méconnaissables. Nous fûmes les premiers à les saluer, les nommant par leur nom. L’un s’appelait Sorbier, l’autre Rivasson. Mais ils s’étaient gentilhommisés ; Sorbier se faisait appeler Chevalier, et Rivasson Marquis, titres qu’ils avaient pris pour favoriser leur sortie de France. Je crois que mon lecteur aura du plaisir à lire ici leur histoire ; mais avant de la faire, il faut continuer ce qui nous arriva à leur entrée dans notre cachot.
S’entendant nommer en notre patois, ils nous demandèrent qui nous étions. Nous leur dîmes notre nom et notre patrie. Ils furent fort étonnés, et nous dirent que nos parents et amis, depuis six à sept mois que nous étions partis de Bergerac, n’ayant eu aucune nouvelle de nous, nous croyaient morts ou assassinés en chemin. Il est vrai que depuis notre détention il ne nous avait pas été permis d’écrire. Enfin nous nous embrassâmes tous quatre, en versant des larmes en abondance sur la situation où nous nous trouvions. Ces messieurs nous demandèrent si nous avions quelque chose à manger, car ils avaient faim. Nous leur présentâmes notre pauvre morceau de pain destiné pour la journée, et un seau d’eau pour notre boisson. « Jésus Dieu ! s’écrièrent-ils, serons-nous traités de cette manière ? Et pour de l’argent ne peut-on pas avoir à manger et à boire ? — Oui bien, leur dis-je, pour de l’argent, mais c’est là la difficulté. Nous n’avons vu ni croix ni pile depuis près de trois mois. — Ho, ho, nous dirent-ils, si on peut avoir ce qui est nécessaire pour de l’argent, à la bonne heure. »
En même temps ils décousirent la ceinture de leurs culottes et les semelles de leurs souliers, et en sortirent près de quatre cents louis d’or, qui valaient vingt livres pièce. J’avoue que je n’avais jamais ressenti une si grande joie que celle que la vue de cet or me causa, me persuadant que nous mangerions notre réfection et que nous ne languirions plus de faim. En effet, ces messieurs me mirent un louis d’or en main, en me priant de faire venir quelque chose à manger. Je heurte de toute ma force au guichet. Le guichetier vient et nous demande ce que nous voulions. « A manger, lui dis-je, pour de l’argent, et lui donnai en même temps le louis d’or. — Fort bien, Messieurs, dit-il, que souhaitez-vous avoir ? Voulez-vous la soupe et le bouilli ? — Oui, oui, lui dis-je, une bonne grosse soupe et un pain de dix livres et de la bière. — Vous aurez tout cela dans une heure, dit-il. — Dans une heure ? dis-je, que ce temps est long ! » Ces deux messieurs ne purent s’empêcher de rire de mon empressement à vouloir manger. Enfin l’heure tant désirée arriva. On nous apporta une grosse soupe aux choux, dont six Limousins des plus affamés se seraient rassasiés ; de plus, un plat de viande bouillie et un grand pain de dix livres. Ces deux messieurs mangèrent fort peu : ils avaient, comme on dit, encore les poulets dans le ventre. Pour moi et mon compagnon, nous nous jetâmes sur cette soupe, dont nous mangeâmes tant que nous pensâmes en mourir. Moi surtout, qui peut-être avais mangé plus immodérément que mon compagnon, je fus sur le point d’étouffer. Le mal venait de ce que mes intestins s’étaient resserrés par la diète forcée que j’avais faite. On fit venir l’apothicaire, qui me donna un vomitif ; sans quoi, suivant les apparences, j’étais mort.
Après m’être remis, ces deux messieurs me demandèrent par quel sort nous étions réduits à cette grande misère. Je leur racontai tout ce qui s’était passé depuis notre départ de Bergerac, jusqu’à l’heure que je leur parlais, comme on le peut lire dans ces mémoires. Ils se mirent à pleurer de leur propre faiblesse, nous avouant qu’ils ne pouvaient en être les maîtres et qu’ils étaient résolus à faire abjuration plutôt que de se faire condamner aux galères. « Quel exemple, dis-je, Messieurs, nous apportez-vous ici ? Nous souhaiterions plutôt ne vous avoir jamais vus, que de vous voir dans des sentiments si opposés à l’éducation que vos parents vous ont donnée, et à la connaissance de la vérité dont ils vous ont instruits. Ne frémissez-vous pas de crainte des justes jugements de Dieu, qui déclare que ceux qui savent la volonté du Maître et ne la font pas, seront battus de plus de coups que ceux qui l’ignorent ? — Que voulez-vous ? nous répondirent-ils, nous ne pouvons nous résoudre à aller aux galères. Vous êtes heureux de pouvoir le faire et nous vous en louons ; mais ne parlons plus de cela, notre résolution est prise. » Que pouvions-nous faire, que soupirer et gémir de leur faiblesse et prier Dieu qu’il les ramenât de leur égarement. Nous les priâmes de nous conter leur histoire depuis leur départ de Bergerac et de quelle manière ils avaient été arrêtés ; ce que Rivasson fit de la manière suivante.