(Mars et avril 1534)
Moment de crise – Le roi condamné à Rome – Deux jours trop tard – Les envoyés anglais et l’évêque de Paris – Mécompte des envoyés anglais – Livre de Henri contre le pape – Le peuple et le clergé contre le pape – Réaction de l’ultramontanisme – Un épileptique – Une scène dans une chapelle – Oracles et miracles – Entreprise politique – La nonne devant le roi – Ses partisans augmentent – Efforts pour gagner Thomas More – La conspiration se forme – Elle trouve de nouveaux alliés – La nonne et les conjurés sont saisis – Contrition de Thomas More – Condamnation des coupables – Mort de la fille du Kent
Le parlement de 1534 avait fait faire un grand pas à la cause de la Réformation. La voix des hommes les plus éclairés de l’Angleterre s’y était fait entendre, avec plus de force encore que dans le parlement de 1529 ; aussi un historien, parlant de l’assemblée de 1534, l’appelle cette grande session du parlementa. Cependant ces hommes éclairés ne formaient qu’une petite minorité, et plusieurs d’entre eux, manquant d’indépendance, ne votaient dans le sens de la liberté, que quand le roi les y autorisait. Cette époque était un moment de crise pour la nation. Elle pouvait également alors reculer vers le pape, ou se porter vers l’Évangile. Suspendue entre le moyen âge et les temps modernes, elle avait à choisir d’être ou de ne pas être. La verrait-on, faisant un puissant effort, atteindre à de salubres hauteurs, comme ces voyageurs qui escaladent les pentes abruptes des Alpes ? Elle semblait trop faible pour un élan si hardi. La masse du peuple paraissait enchaînée, par d’antiques préjugés, aux us et aux erreurs de Rome. Le roi avait sans doute des vues politiques qui le plaçaient au-dessus de son siècle, mais esclave de ses passions et docile disciple de la scolastique, il détestait la vraie Réformation et la vraie liberté. Le clergé était superstitieux, égoïste, irritable, et les conseillers de la couronne n’avaient d’autre règle que la volonté de leur maître. Ce n’était donc par aucun de ces pouvoirs qu’une transformation pouvait s’accomplir. Ce qui devait sauver l’Angleterre, c’était cette main souveraine, cette puissance mystérieuse, qui déjà faisait mouvoir le monde occidental. L’Angleterre commençait à en ressentir les impulsions énergiques. Un souffle nouveau semblait enfler les voiles du navire britannique, et le faire avancer vers le port, à travers de nombreux écueils.
a – Burnet.
La pensée qui occupait principalement alors les hommes les plus intelligents de cette contrée, Cranmer, Cromwell, et leurs amis, c’était la nécessité d’extirper du royaume l’autorité du pape. Il fallait, selon eux, déraciner une herbe étrangère et malsaine, qui avait envahi le sol britannique, et l’extirper si radicalement qu’elle ne pût jamais reparaître. Le parlement avait déclaré que tous les pouvoirs exercés par l’évêque de Rome en Angleterre devaient cesser, et être transférés à la couronne ; que personne, pas même le roi, ne devait s’adresser à Rome, pour quelque dispense que ce fût. Un prélat avait prêché chaque dimanche, à la Croix de Saint-Paul, que le pape n’était pas le chef de l’Église. Le pontife, de son côté, qui comptait sur les explications qu’on lui avait promises, et des propositions satisfaisantes de Henri VIII, voyant que le courrier qu’il attendait de Londres n’arrivait pas, avait solennellement condamné ce prince, le 23 mars 1534b. Mais aussitôt étonné de la hardiesse de son œuvre, Clément s’était demandé, avec angoisse, comment il pourrait réparer ce tort, apaiser le roi. Il l’avait jugé impossible, et s’était écrié dans l’amertume de son cœur : « Hélas ! l’Angleterre est perdue pour nous ! » Deux jours après le fameux consistoire où la condamnation de Henri VIII avait été prononcée, un courrier anglais entrait dans Rome, encore agitée et troublée, et se rendait droit au palais du pape. Que veut-il ? disait-on ; quel mobile peut lui inspirer tant de hardiesse ? L’Anglais venait remettre aux ministres du Vatican, l’acte si longtemps attendu, par lequel le roi d’Angleterre se déclarait disposé à entrer en accommodement avec le pape, pourvu que les cardinaux de la faction impériale fussent éliminésc. Le courrier annonçait en même temps que deux envoyés de Henri VIII, Sir Edouard Carne et Revett, allaient arriver pour terminer l’affaired. Le cardinal Farnèse qui devait bientôt succéder à Clément, sous le nom de Paul III, et les prélats les plus modérés du sacré Collège, se rendirent aussitôt vers le pape, et lui demandèrent d’assembler en toute hâte le consistoire. Clément ne demandait pas mieux. Mais les impériaux, plus furieux que jamais, exigèrent que la sentence qui condamnait Henri VIII fût confirmée, et mirent tout en œuvre pour y parvenir. Des moines ne cessaient de répéter certains contes que leurs confrères d’Angleterre leur envoyaient et qu’ils exagéraient encore. Ils prétendaient que le peuple anglais tout entier allait se soulever contre le roi et se jeter aux pieds du saint-père. Le pape confirma donc sa sentence, et le consistoire, faisant un pas de plus, chargea l’Empereur de l’exécuter.
b – Voir volume IV, 6.21.
c – Pallavicini, Concil. Trid., lib. I.— Herbert, p. 397. — Bumet, 1, p. 131. — Collyer, II, p. 80.
d – Carne et Revett à Henri VIII. (State papers, VII, p. 553.)
On a dit qu’un retard de deux jours fut cause de la Réformation de l’Angleterre. C’est une erreur. Cette Réformation vint de la sainte Écriture, de Dieu, de sa grâce puissante, et non des princes, de leurs passions ou de leurs délais. Quand même la cour pontificale aurait enfin accordé à Henri le divorce qu’il demandait, ce prince n’eût probablement pas renoncé aux droits qu’il avait acquis, et qui l’avaient rendu le seul et vrai monarque de l’Angleterre. L’eût-il fait, il est douteux qu’il se fût trouvé assez fort pour arrêter la Réforme. Le peuple était en marche, la vérité chrétienne reparaissait dans son sein ; ni les agitations, ni les concessions pontificales ne pouvaient suspendre le courant rapide qui remportait dans les eaux vives et pures de l’Évangile.
Cependant les envoyés de Henri VIII, Sir Edouard Carne et William Revett, arrivaient en Italie, pleins d’espérance, et se faisaient forts, écrivaient-ils au roi, de réconcilier la papauté et l’Angleterre, conformément aux désirs de Sa Majestée. » Ayant appris, en entrant dans Bologne, que l’évêque de Paris, chargé de les appuyer, s’y trouvait, ils coururent chez lui pour connaître l’exact état des choses. L’évêque était du nombre de ces catholiques éclairés, qui pensaient que le parti extrême des ultramontains exposait la papauté à de grands périls, et qui eussent voulu prévenir le schisme dans l’Église, en donnant quelque satisfaction à l’Angleterre et à l’Allemagne. Aussi les députés de Henri VIII trouvèrent-ils ce prélat triste et embarrassé. « Tout est fini, leur dit-il, le pape a prononcé sa sentence contre Sa Majesté. » Carne et Revett furent accablés sous le coup ; cela leur semblait inouï, le fardeau était trop lourd pour euxf. « Quoi, disaient-ils, toutes nos espérances s’évanouissent en un moment ? » Du Bellay leur assurait qu’il n’avait pas omis une seule démarche propre à empêcher un acte si précipité, si imprudent, de la part d’un papeg. « Mais les impériaux, disait-il, ont remué ciel et terre, et contraint Clément VII à rendre une sentence opposée à ses propres convictions. » L’ambassadeur de François Ier ajoutait qu’il y avait pourtant encore une lueur d’espoir. « Raince, secrétaire de l’ambassade française à Rome, se donne au diableh, disait-on un peu lestement, si notre saint-père ne rhabille tout ce qui a été gâté. » Les Anglais voulaient se rendre immédiatement auprès du pape, afin d’empêcher l’exécution de la sentence. « Gardez-vous-en bien, dit l’évêque français ; n’allez à Rome, sous quelque prétexte que ce soiti. » Peut-être du Bellay voulait-il savoir auparavant, ce que son maître pensait de cette affaire. Carne, ne sachant qu’aviser, expédia un courrier au roi Henri pour lui demander ses ordres ; puis dix jours après, voulant pourtant faire quelque chose, il en appela de l’évêque de Rome mal informé, à l’évêque de Rome mieux informéj.
e – « Of that good hope… where we thought to bring every thing to your Highness purpose. » (Carne et Revett à Henri VIII, State papers, VII, p. 553.)
f – « It was to our great heaviness. » (Carne et Revett à Henri VIII, State papers, VII, p. 553.)
g – Du Bellay au roi. (Le Grand, Preuves du Divorce, p. 634.)
h – » Ibid.
i – State papers, VII, p. 553.
j – Carne et Revett à Henri VIII. (Ibid., p. 655.)
Le roi d’Angleterre, en recevant le message de son envoyé, eut peine à contenir sa colère. Au moment où il venait de faire une concession, qui lui semblait le comble de la condescendance, Rome le traitait avec mépris, le sacrifiait à Charles-Quint ! La nation même fut émue. Le pape, disait-on, charge un prince étranger de faire exécuter ses décrets, des soldats récemment levés en Allemagne, tout pleins d’injures et de menaces, s’apprêtent à débarquer dans la Grande-Bretagnek ! L’orgueil national mit le peuple du côté du roi. Henri n’hésita plus ; son honneur offensé demandait réparation ; une rupture complète pouvait seule le satisfaire. Il écrivit un traité qu’il intitula : « Du pouvoir des rois chrétiens, dans leurs Églises, contre la tyrannie et l’horrible impiété du papel. » Ce livre contre le pape, et l’écrit fort différent qu’il avait composé jadis contre Luther, sont les deux titres de ce prince à la gloire théologique. Ne consultant que ses intérêts, il se jetait tantôt d’un côté et tantôt de l’autre. Plusieurs écrivains l’appuyèrent. « Le pape, dit le Dr Samsons, doyen de la chapelle royale, n’a pas plus de pouvoir en Angleterre que n’en a dans Rome l’archevêque de Cantorbéry. Ce n’est que par un consentement tacite que le pape s’est glissé dans ce royaume ; mais c’est par un consentement exprès que nous entendons maintenant l’en bannirm. » Les deux chambres étaient presque unanimes dans le même sens. Le conseil secret proposa de demander au lord maire que la doctrine antiromaine fût enseignée dans toutes les maisons de Londres. Enfin, le peuple fit de l’opposition à sa manière, et se livra à des jeux et des mascarades où figurait tantôt un cardinal et tantôt un pape. Quand on voulait dire à quelqu’un de grandes injures, on l’appelait « papiste » ou « prêtre du papen. » Le clergé lui-même se prononça contre Rome. Le 31 mars, la chambre basse de la convocation cléricale examina si le pontife romain avait en Angleterre, d’après l’Écriture, une juridiction supérieure à celle d’un autre évêque étrangero. Trente-quatre voix répondirent non ; quatre seulement dirent oui. Le roi envoya aussitôt cette même question à toutes les corporations ecclésiastiques de son royaume. Les amis de l’Évangile tressaillaient de joie. Le pape avait fait une grande faute quand, suivant l’antique mode romaine, il avait lancé les foudres du Vatican, comme autrefois Jupiter celles du Capitule. Une grande révolution semblait devoir s’accomplir sans obstacle dans cette île, si longtemps asservie aux pontifes romains. Il n’y avait dans ce moment rien à craindre du dehors ; Charles-Quint était alors surchargé d’affaires ; le roi d’Ecosse était en meilleurs rapports, avec son oncle d’Angleterre, et François Ier se préparait à une entrevue amicale avec Henri VIIIp. Toutefois, jamais le danger n’avait été plus grand ; mais la mine fut découverte, en mars 1534, avant qu’on y eût mis le feu.
k – Vaughan à Cromwell. (State papers, VII, p. 511.)
l – « De potestate christianorum regum in suis Ecclesiis, contra pontificis tyrannidem et horribilem impietatem. » (Strype, Records, I, p.23O.)
m – Ibid., p. 178.
n – Raumer’s Briefe, II, p. 63.
o – « An romanus pontifex habeat aliquam majorem jurisdictionem, etc. » (Wilkins, Concilia, III, p. 769.)
p – Henri VIII à François Ier. (State papers, VII, p. 562.)
Une dangereuse conspiration politique et cléricale s’organisait depuis quelque temps en silence dans les cellules des couvents. On trouvait sans doute, çà et là, dans les cloîtres, des moines instruits, pieux, loyaux ; mais la plupart étaient ignorants, fanatiques et fort alarmés des dangers qui menaçaient leur ordre. Leur arrogance, leur grossièreté, leurs mauvaises mœurs irritaient la partie la plus éclairée de la nation ; leurs biens, leurs dotations, leur luxe, excitaient les convoitises des nobles. Une transformation religieuse et sociale s’opérait en cette époque mémorable, et les moines comprenaient que ce serait eux qui seraient les premières victimes de cette révolution. Aussi étaient-ils décidés à combattre à outrance pro aris et focis. Mais qui ferait le premier pas dans cette entreprise hasardeuse ? qui donnerait le signal ?
Ce fut, comme aux jours de la Pucelle d’Orléans, une jeune fille qui emboucha la trompette et sonna la charge. Mais, si la première avait été une héroïne, la seconde fut une extatique et même une fanatique.
On remarquait au village d’Aldyngton, dans le Kent, une jeune fille d’une apparence étrange. Quoiqu’elle fût d’un âge qui se distingue d’ordinaire par la fraîcheur et l’éclat du teint, sa face était blême et son œil hagard. On la voyait tout à coup trembler de tout son corps, perdre l’usage de ses membres, de son intelligence, prononcer des phrases étranges, incohérentes, et tomber roide et inanimée sur le sol. Elle était du reste de mœurs exemplaires. Le peuple criait au miracle, et le recteur de la paroisse, Master, prêtre avide et fourbe, voyant ces attaques d’épilepsie, résolut d’en profiter pour acquérir de l’honneur et de l’argent. Il insinua à la pauvre malade que les paroles extraordinaires prononcées par elle, provenaient d’une inspiration céleste, et lui déclara qu’elle serait coupable, si elle tenait secrète cette œuvre merveilleuse de Dieu. Un moine de Cantorbéry, nommé Bocking, se joignit au prêtre, dans le dessein d’exploiter cette maladie au profit du parti romain. Ils représentèrent à Elisabeth Barton (c’était le nom de la fille du Kent) que la cause de la religion courait de grands dangers en Angleterre ; qu’on voulait congédier les moines et les prêtres ; mais que Dieu, dont la main défend son Église par les plus humbles instruments, l’avait suscitée en ce jour néfaste pour soutenir cette arche sainte que le roi, ses ministres et son parlement voulaient renverser. Ce discours plut à la jeune fille ; sur la foi des prêtres, elle vit dans ses crises des transports divins ; un sentiment d’orgueil la saisit ; elle accepta le rôle qu’on lui assignait. Soudain son imagination s’échauffa : elle annonça qu’elle avait des communications avec les bienheureux, avec les anges, avec le diable même. Etait-ce chez elle simple imposture, était-ce enthousiasme ? Il y avait de l’un et de l’autre ; le but, d’ailleurs, sanctifiait à ses yeux les moyens. Elle affectait, en parlant, des tournures étranges, des figures incompréhensibles, une langue poétique, et revêtait ses visions de rimes grossières, qui faisaient sourire les gens instruits, mais qui répandaient ses oracles parmi le peuple. Bientôt elle se mit sans scrupule au-dessus de la vérité, et animée d’une fiévreuse énergie, ne craignit pas d’exciter le peuple à l’effusion du sang.
Il y avait dans la paroisse, quelque part au milieu des champs, une vieille et pauvre chapelle, depuis longtemps abandonnée, où une grossière image de la Vierge se trouvait suspendue. Le prêtre Master résolut d’en faire un lieu de pèlerinage lucratif. Il fit agréer cette pensée à Elisabeth, et bientôt celle-ci déclara que c’était dans ce saint édifice, consacré à Dieu, que la Vierge la guérirait de sa maladie. On l’y porta avec un certain appareil, et on l’y plaça dévotement devant l’image. Alors une crise la saisit. On vit tout à coup sa langue lui pendre hors de la bouche, ses yeux sortir de leurs orbites, et l’on entendit une voix rauque et caverneuse parler des terreurs de l’enfer ; puis par une transformation étrange, une voix douce et céleste décrire les joies du cielq. Enfin, l’extase finit, Elisabeth revint à elle-même, se déclara parfaitement guérie, et annonça que Dieu lui ordonnait de se faire nonne et de prendre Bocking pour confesseur. La prophétie de la fille du Kent, touchant sa guérison, étant ainsi accomplie, son crédit en fut augmenté.
q – A voice speaking within her belly. » (Cranmer’s Letters and Remains, p. 273.)
Les complices d’Elisabeth croyaient qu’il fallait à la nouvelle prophétesse un théâtre plus grand que les campagnes d’Aldyngton, ils espéraient qu’établie dans la métropole ecclésiastique de l’Angleterre, elle verrait ses adhérents croître dans tout le royaume. Aussitôt après sa guérison, la ventriloque entra dans le couvent du Saint-Sépulcre, à Cantorbéry, auquel Bocking appartenait. Une fois dans cette ville primatiale, ses oracles et ses miracles se multiplièrent. Tantôt, au milieu de la nuit, la porte de son dortoir s’ouvrait miraculeusement : c’était un appel de Dieu qui l’invitait à se rendre à la chapelle pour y converser avec lui. Tantôt une lettre, en caractères d’or, lui était apportée par un ange du cielr. Les moines enregistraient ces merveilles, ces oracles ; ils en firent un choix, et Master plaça sous les yeux de l’archevêque Warham ce miraculeux recueil, sainte Écriture de ces fanatiques. Le prélat parut croire à l’inspiration de la nonne ; il présenta le document au roi, celui-ci le remit à Thomas More, et ordonna de noter avec soin les paroles de la fille du Kent et de les lui communiquer. Il y avait probablement dans cet acte de Henri VIII plus de curiosité et de défiance que de crédulité.
r – Cranmer’s Letters and Remains, pp. 65, 274.
Elisabeth et ses conseillers s’y trompèrent et crurent pouvoir entrer dans une phase nouvelle, où ils comptaient recueillir les fruits de leur imposture. La pucelle d’Aldyngton passa d’un rôle purement religieux à un rôle politique. « Par malheur, dit un écrivain ultramontain, elle quitta le ciel pour la terre et s’occupa de choses mondainess. » C’était à cela que ses conseillers voulaient en venir. Tous ceux qui prétendaient rétablir le règne de la papauté, fallût-il même pour cela mettre fin à la vie du roi — le moine Bocking, en particulier, se mirent à maudire devant elle la tolérance de Henri à l’égard de l’hérésie et le nouveau mariage que ce prince voulait contracter. Elisabeth entra énergiquement dans cette opposition factieuse : « Si Henri épouse Anne Boleyn, dit-elle à l’évêque Fisher, dans sept mois, il ne sera plus roi d’Angleterre. » Aussitôt le cercle de ses relations s’agrandit. Le parti romain se mit avec elle. Abel, agent de la reine Catherine, entra dans la conspiration ; deux fois Elisabeth parut devant les légats du pape ; Fisher l’appuyait, et Thomas More, l’un des plus beaux esprits du siècle, peu disposé d’abord en sa faveur, admettait un peu plus tard la vérité de ses sottes et coupables révélations.
s – M. Audin.
Une chose manquait encore, et c’était l’essentielle aux yeux des fauteurs du mouvement ; il fallait qu’Elisabeth parût devant Henri VIII, comme Élie devant Achab ; ils se promettaient de grands résultats d’une telle entrevue. A la fin ils l’obtinrent, et la fille du Kent s’y prépara par des exercices qui l’exaltèrent. Introduite devant le prince, elle resta d’abord muette et immobile, mais bientôt ses regards s’animèrent et parurent lancer l’éclair ; sa bouche se tordit, s’agranditt, et de ses lèvres tremblantes s’échappèrent des paroles entrecoupées : « Satan me tourmente pour les péchés de mon peuple, s’écria-t-elle, mais notre bien-heureuse Dame me délivre par sa puissante main… O temps ! ô mœurs ! — Abominables hérésies, impies innovations !… Roi d’Angleterre ! gardez-vous de toucher à la puissance du saint-père… Extirpez les nouvelles doctrines… Brûlez dans tout le royaume le Nouveau Testament en langue vulgaire… — Henri ! abandonne Anne de Boleyn, et reprends Catherine pour femme… Si tu ne fais pas toutes ces choses, tu ne seras pas roi plus d’un mois, et tu ne le seras pas aux yeux de Dieu plus d’une heure. Tu mourras de la mort d’un infâme et ce sera Marie, fille de Catherine, qui portera la couronneu. »
t – « Draw her mouth awry toward the one ear. » (Cranmer’s Letters and Remains, p. 65).
u – Fisher’s Letter to the house of Lords. — Collyers, VI, p. 87. — Strype, Sanders, Hall, etc.
Cette scène à grand fracas ne fit aucun effet sur le prince. Henri, si prompt à punir, ne voulut pas répondre aux sottises d’Elisabeth, et se contenta de hausser les épaules. Mais la fanatique ne se découragea pas ; si l’on ne pouvait convertir le roi, il fallait soulever le peuple ; elle répétait ses menaces dans les couvents, les châteaux, les campagnes du Kent, théâtre de ses fréquentes pérégrinations. Elle les variait suivant les circonstances. Le roi devait tomber ; mais une fois, c’était sous les coups de ses sujets ; une autre, sous ceux des prêtres ; une troisième, sous un jugement de Dieu. Un seul point était invariable dans ses discours : Henri Tudor doit périr. Bientôt, comme prophétesse, élevée au-dessus des ministres ordinaires de Dieu, elle réprimanda le souverain pontife lui-même. Elle le trouvait trop timide ; aussi lui faisant la leçonv, elle lui annonça que s’il ne mettait pas à néant les desseins de Henri, de grands coups, déjà suspendus sur sa tête, le frapperaient infailliblementw.
v – Bishop Bale’s Works, p. 640.
w – « He would avoid the great stroke of God, winch then hanged over his head. » (Cranmer’s Letters and Remains, p. 273.)
Cette hardiesse augmenta ses partisans. Des religieux, des nonnes, des prêtres, des chevaliers, des gentilshommes, des savants étaient entraînés après elle. Des jeunes gens, des hommes de peu de culture embrassaient surtout avec ardeur cette cause insensée. Il y avait pourtant aussi des hommes distingués qui ne craignaient pas de se faire ses défenseurs. L’évêque Fisher lui-même fut gagné ; il crut être certain de la piété de la jeune fille. Doué d’un caractère mélancolique, d’une tendance mystique, ami du merveilleux, il pensa que l’âme d’Elisabeth pouvait bien avoir un commerce surnaturel avec l’essence infinie. Il dit à la chambre des pairs : « Comment soupçonner de fraude une religieuse, à la sainteté de la quelle tant de prêtres rendent témoignage ? » Les catholiques romains triomphaient. Une prophétesse s’était levée en Angleterre, comme jadis Débora en Israël.
Un catholique éminent, d’un grand esprit, Thomas More, avait cependant quelques doutes ; aussi les moines, conseillers d’Elisabeth, mettaient-ils tout en œuvre pour le gagner. Le père Risby, franciscain de Cantorbéry, arriva un soir à Chelsea (Noël 1532) pour y passer la nuit. Après souper : « Quelle sainte, dit-il, que la nonne du Kent ! C’est une chose merveilleuse que de voir tout ce que Dieu opère par elle. — J’en rends grâces à Dieu, répondit More froidement. C’est elle qui, par sa médiation, a sauvé l’âme du cardinal, » ajouta le moine. La conversation n’alla pas plus loin. Mais quelque temps après, nouvelle tentative ; le père Rich, franciscain de Richmond, vint raconter à Thomas More l’histoire de la lettre écrite en caractères d’or et apportée par un ange. « Ah ! mon père, dit le chancelier, je crois que la nonne de Kent est une fille a vertueuse, et que Dieu fait par elle de grandes chosesx ; mais, des histoires comme celles que vous me dites, ne font pas partie de notre Credo et pour les raconter, il faut en être bien sûr. » Cependant le clergé soutenait généralement Elisabeth et More ne pouvait supporter l’idée de faire secte à part ; il alla voir la prophétesse au monastère de Sion. Elle lui fit une histoire ridicule d’une apparition du diable métamorphosé en un oiseau « affreuxy. » More se contenta de donner à la visionnaire un double ducat, et de se recommander à ses prières. L’ancien chancelier, comme d’autres nobles esprits parmi les catholiques, était prêt à admettre certaines superstitions ; mais il eût voulu que la nonne restât dans la sphère religieuse ; il avait peur de la voir toucher à la politique : « Ne parlez pas des affaires des princes, lui dit-il. Les rapports que le feu duc de Buckingham eut avec un saint moine, furent en grande partie la cause de sa mort. » More avait été chancelier d’Angleterre et peut-être craignait-il le sort de Buckingham.
x – « That God worketh some good and great things by her » (More à Cromwell. (Burnet, Records, II, p. 262.)
y – « Suddenly changed into such a strange ugly fashioned bird. » (Ibid., p. 260).
Elisabeth ne profita pas de cette leçon. Elle annonça de nouveau que, d’après les révélations de Dieu, nul n’enlèverait à la princesse Marie le droit qu’elle tenait de sa naissance, et prédit son prochain avènement. Le père Goold porta aussitôt à Catherine cette grande nouvelle. La nonne et ses conseillers, qui ne reprenaient le pape que par zèle pour la papauté, eurent des communications avec le nonce ; ils jugeaient nécessaire qu’il entrât dans la conjuration. On convint de la marche à suivre : à un moment donné, des moines devaient se mêler au peuple et provoquer un mouvement séditieux 1. Elisabeth et ses complices réunirent ceux qui devaient être les instruments de leur coupable desseinz. Dieu vous a élus, disait la nonne à ces religieux, afin de restaurer en Angleterre la puissance du pontife de Rome. » Les moines se préparaient à cette œuvre méritoire par des pratiques dévotes ; ils portaient des cilices sur leurs corps ; ils s’appliquaient sur la peau des chaînes de fer ; ils jeûnaient, veillaient, priaient longuement. Ils mettaient, tout leur sérieux à renverser l’ordre social et la Parole divine.
z – « Much perillous sedition and also treason. » (Cranmer à l’archidiacre Hawkins, Letters and Remains, p. 274.) Un manuscrit qui se trouve dans le Record office contient divers détails.
Le violent Henri VIII, une fois débonnaire dans sa vie, persistait dans son indifférence. Les sept mois fixés par la prophétesse s’étaient écoulés, et le poignard dont elle l’avait menacé ne l’avait pas atteint. Il était en bonne santé, avait l’approbation du parlement, voyait la nation prospérer sous son règne et avait la femme qu’il avait passionnément désirée. Tout semblait lui réussir. Cela déconcertait les fanatiques. Elisabeth, pour raffermir leur foi, disait : « Ne vous y trompez pas ; Henri n’est déjà plus réellement roi, et ses sujets sont déjà déliés de toute obligation envers lui. Mais il est comme le roi Jean qui, quoique rejeté de Dieu, semblait encore roi aux yeux du mondea. »
a – « Henricum non amplius esse regem. » (Sanders, p. 74.)
Les intrigues redoublèrent ; non contents de s’allier avec Catherine, les conspirateurs entrèrent en rapport avec Marguerite Plantagenet, comtesse de Salisbury, nièce d’Edouard IV, qui, avec ses enfants, représentait en Angleterre le parti de la Rose blanche. Cette dame s’était abstenue jusqu’alors de politique ; mais son fils, Reginald Pole, s’étant uni au pape et brouillé avec Henri VIII, on lui insinua d’apporter à la princesse Marie, dont elle dirigeait la maison, les forces du parti dont elle était le chef.
Les conjurés se croyaient près de la victoire ; mais au moment où ils s’imaginaient être sur le point de relever en Angleterre la papauté, leur échafaudage s’écroula tout d’un coup. Le trône était en danger ; il fallait y pourvoir ; Cromwell et Cranmer furent les premiers à discerner l’orage qui s’approchait. Cantorbéry, ville archiépiscopale du primat, était le foyer des pratiques criminelles de la fille du Kent. Un jour, la mère prieure du Saint-Sépulcre reçut un billet de Cranmer ainsi conçu : « Venez à mon manoir, vendredi prochain ; amenez avec vous votre nonne ; n’y manquez pasb. Les deux femmes arrivèrent ; la tête tournait tellement à Elisabeth qu’elle ne voyait dans tout ce qui lui arrivait que l’occasion d’un nouveau triomphe ; cette fois-ci elle se trompait. Le prélat l’interrogea ; elle soutint avec entêtement la vérité de ses révélations ; mais sans toucher Cranmer, qui la fit conduire chez Cromwell, lequel l’envoya à la Tour, ainsi que cinq autres nonnes de sa secte. Elisabeth persista d’abord orgueilleusement dans son rôle de prophétesse ; mais la prison, les strictes questions des juges, la tristesse qu’elle éprouvait en voyant ses mensonges découverts lui firent à la fin perdre courage. Cette malheureuse fille, aveugle instrument des prêtres, n’était pas dénuée de quelques bons sentiments. Elle commença à comprendre sa faute, même à s’en repentir ; elle confessa tout : « De ma vie je n’ai eu de vision, dit-ellec ; tout ce que j’ai dit était de ma propre imagination ; je l’inventais pour faire plaisir à ceux qui m’entouraient et pour m’attirer les hommages du monde. » La maladie, qui avait affaibli sa tête, était pour beaucoup dans son égarement. Master, Bocking, Goold, Deering et d’autres, plus coupables qu’elle, comparurent dans la chambre étoilée. Les aveux d’Elisabeth rendaient leurs dénégations impossibles ; ils reconnurent avoir cherché à susciter une insurrection dans le but de rétablir la papauté. On les condamna à rétracter publiquement leurs impostures, et l’on fixa pour cela le dimanche suivant, à Saint-Paul. L’évêque de Bangor prêcha ; la nonne et ses complices, qui se trouvaient rangés devant lui sur une estrade, confessèrent leurs fautes devant le peuple ; puis ils furent reconduits à la Tourd.
b – Cranmer’s Letters and Remains, p. 252.
c – « That she never had vision in her life. » (Ibid., p. 274
d – Cranmer’s Letters and Remains, p. 274.
Des personnages plus illustres étaient en cause. Ce n’était pas seulement d’une épileptique et de quelques moines qu’il s’agissait ; les noms de Fisher et de Thomas More étaient dans le bill d’accusation. Cromwell invita l’évêque et l’homme d’État à demander au roi leur pardon, les assurant qu’ils l’obtiendraient. « Oh ! bon maître Cromwell, s’écria Thomas More, fort ému et honteux de sa crédulité, mon pauvre cœur est transpercé à la pensée que Sa Majesté peut me croire coupable… Oui, je l’avoue, j’ai cru la nonne inspirée ; mais j’ai repoussé loin de moi toute pensée de trahison. A l’avenir, ni moine, ni nonne, ne seront capables de me rendre infidèle à mon Dieu et à mon roi. » Cranmer, Cromwell et le chancelier obtinrent de Henri VIII que le nom de Thomas More fût rayé du bill. La peine capitale, dont il était menacé, était épargnée à l’illustre humaniste. Sa fille Marguerite Roper, transportée de joie, vint l’annoncer à son père : « Ma chère Megg, lui dit More en souriant : quod differtur non auferture. Ce qui est différé, n’est pas perdu. »
e – More’s Life, p. 430.
Le cas de l’évêque de Rochester était plus grave ; il avait été dans des rapports intimes avec tous ces fourbes, et ce clerc honnête mais fier et superstitieux ne voulait reconnaître aucun tort. Cromwell, désirant sauver le vieillard, le conjura de renoncer à se défendre ; mais Fisher écrivit au contraire à la chambre des lords qu’il n’avait vu aucune ruse dans la nonne. Le nom de l’ancien gouverneur du roi fut donc maintenu sur l’acte d’accusation.
Le bill apporté à la chambre des lords le 21 février, reçut le consentement royal le 21 mars. Les prisonniers furent réunis dans la chambre étoilée, pour entendre leur jugement. Leurs amis avaient encore quelque espoir ; mais la sentence que le pape rendit contre Henri VIII le 23 mars mettant en danger l’ordre de succession, vint rendre difficile toute indulgence. Le roi et ses ministres crurent devoir prévenir, par un exemple sévère, la rébellion que les partisans du pontife fomentaient dans le royaume. L’arrêt de mort fat prononcé contre les coupables. Pendant ce temps, l’infortunée Elisabeth voyait s’élever contre elle, dans la prison, tous les maux qu’elle avait faits ; elle était agitée, angoissée, s’indignait contre elle-même, tremblait à la pensée des peines temporelles et éternelles qu’elle avait méritées. La mort allait terminer ce drame fanatique. Le 20 avril, |a fausse prophétesse fut conduite à Tyburn avec ses complices, au milieu d’une grande foule de peuple. Parvenue sur l’échafaud, elle dit : « Je suis cause non seulement de ma propre mort, que j’ai bien méritée, mais aussi de celle de tous ces gens qui vont périr avec moi. Hélas ! je n’étais qu’une pauvre ignorantef ; mais les éloges des clercs qui m’entouraient m’ont égarée, et j’ai cru pouvoir débiter tout ce qui me passait par la tête. Maintenant je crie à Dieu et j’implore le pardon du roi. » Ce furent ses dernières paroles. Elle tomba, elle et ses complices avec elle, sous les coups de la loi.
f – « I was a poor wench without learning, etc. » (Hall, p. 814 ; Burnet, édition de 1816, p. 280.)
Tels étaient les moyens auxquels de fervents disciples de Rome avaient recours en Angleterre pour combattre la Réformation. De telles armes se tournent contre ceux qui les emploient. Les partisans les plus aveugles de l’Église des papes continuèrent à regarder cette femme comme une prophétesse, et, sous le règne de Marie et de Philippe II, son nom fut en grande faveur. Mais les catholiques romains les plus éclairés se gardent maintenant de défendre son impostureg. Cet épisode fanatique ne fut pas inutile ; il fit comprendre au peuple ce que c’étaient que ces prétendues visions, et ces faux miracles, grâce auxquels les ordres religieux avaient acquis tant d’influence, et il contribua ainsi pour sa part à la suppression des monastères, dans le sein desquels cette misérable déception avait été fomentée.
g – L’historien catholique romain Lingard en reconnaît la fausseté.