Je pense avec mélancolie à tous les livres lus, aux endroits visités, au savoir amassé et qui ne sera plus. Toute la musique, toute la peinture, toute la culture, tant de lieux : soudain plus rien. Ce n’est pas un miel, personne ne s’en nourrira (…), cet ensemble unique, mon expérience à moi avec son ordre et ses hasards (…), nulle part cela ne ressuscitera (…), je mesure avec stupeur à quel point j’ai été flouée.
S. de Beauvoir, La force des choses, p. 686
La mort…
Tôt ou tard surgiront les occasions où nous serons confrontés avec elle…
En attendant ?
Pour la plupart, les hommes restent des enfants pour qui la mort n’est jamais une réalité. Quand les gosses du quartier réinventent à leur manière le western de la télévision, ils ne s’étonnent jamais que le copain cinq fois de suite « descendu » — pan, pan, pan — cinq fois de suite se relève l’instant d’après. « T’es mort », crient-ils à Julien, justement en train de se relever. De la même manière, quand ils jouent à la balle au camp et que le ballon frappe un joueur, le camarade touché peut s’accorder deux vies et même plus pour remplacer tel compagnon absent ou défaillant.
Non pas que l’enfant ignore le fait de la mort. Il sait qu’elle emporte les gens. Mais aussi longtemps qu’elle frappe en dehors de sa propre famille, elle est pour lui une réalité étrangère à ses préoccupations. Cela ne le concerne pas. Ce sont les autres qui meurent. Sur ce plan, beaucoup d’adultes sont restés des enfants. J.-P. Sartre lui-même l’a remarqué :
« Voulez-vous que je vous dise pourquoi vous n’avez pas peur de la mort ? Chacun de vous pense qu’elle tombera sur le voisin. » 1
1 « Le diable et le Bon Dieu » (Gallimard).
Aucun adulte, bien sûr, ne niera que la mort le guette. Cependant, en règle générale, à la manière de ce paysan déjà avancé en âge, ils s’irritent d’avoir à y penser. Sur le banc, devant sa maison, notre homme était installé et se laissait réchauffer par les premiers rayons d’un soleil printanier. Arrive le pasteur de l’endroit. Après l’échange de banalités, prélude à un autre dialogue, l’ecclésiastique lui demande à brûle-pourpoint s’il s’est préparé à affronter la mort, étant donné son âge.
La réponse vint, significative. Toisant le pasteur d’un regard froid, sur un ton qui frisait l’invective, il dit avec force :
— « Ah ! non. s’il vous plait. pas ça… ! J’suis pas encore assez vieux pour faire un mort ! »
Cet incident aurait sa place dans un tract connu appelé :
« Le film de la vie »
Par le dessin accompagné d’un bref commentaire, ce tract rappelle que, du berceau à la tombe, se joue le sort éternel de l’homme.
Mais voilà.
Comme enfant, on n’a pas l’idée de s’en préoccuper.
Au temps de l’école, on est trop insouciant pour y penser.
A l’heure de l’adolescence, le rêve de conquêtes supplante toute autre considération. On est trop sûr de soi pour y penser.
A l’âge d’homme, il y a des tâches immédiates, le bonheur à trouver, à découvrir. La mort ? On est trop occupé pour y penser.
Trente ans, quarante ans ! Les sollicitations sont là. Elles ne tolèrent aucun retard. C’est l’heure d’agir et de réaliser. On est trop affairé pour y penser.
Voilà le demi-siècle. Ça ne joue pas toujours comme on l’entendait. Les problèmes s’accumulent, l’esprit est parfois accablé. On est trop soucieux pour y penser.
Le troisième âge est arrivé. Il serait temps de se reposer, de jouir un peu de la vie. Ce n’est vraiment pas le bon moment pour y penser.
La vieillesse est là. Travail, usure, infirmités, fossé entre générations, dureté des temps. Qu’il fait bon vivre en se souvenant du passé, Ah ! non, je suis trop fatigué pour y penser.
Tiens. Monsieur Durand est mort. Une attaque l’a emporté. Trop tard pour y penser.
Ce refus de la réalité, cette tricherie avec soi-même sont longuement décrits par un psychiatre de l’Université de Harvard, Avery Weissmann, connu par ses exposés au sujet d’une science aujourd’hui prisée en Amérique : la thanatologie ou étude de la mort.
Dans son livre au titre révélateur « Mourir et nier » (en anglais « Dying and Denying »), il examine environ 350 cas de patients qu’il a assistés dans leurs derniers moments. Il relève l’ingéniosité des mourants à leurrer leur entourage.
Exemples : un malade gravement atteint, dira à ses visiteurs : « Mon médecin m’a fait venir ici pour avoir la confirmation que je n’ai rien de grave. »
Tel autre, devant son inquiétante perte de poids, décide de faire un régime amaigrissant qui lui fournit l’alibi dont il a besoin pour expliquer sa maigreur mortelle.
Ce psychiatre dit que, subconsciemment et à des degrés divers, tout homme a la connaissance de la gravité de son état. En parler ouvertement le mettrait dans une grande tension à laquelle il se doit d’échapper. C’est ainsi qu’à l’article de la mort tel patient fait venir une assistante sociale. Il veut discuter avec elle la possibilité de lui trouver une infirmière qui le soignera quand, convalescent, il rentrera chez lui ! Tel autre, recevant de fortes doses de morphine qui soulagent sa douleur, veut à tout prix un autre médicament : celui qui lui était administré à une période antérieure. En le prenant, il retrouverait l’espérance qui était la sienne quand il était moins malade.
Cette tension du mourant pourrait être grandement atténuée si les personnes qui l’entourent étaient elles-mêmes libérées de l’angoisse de la mort. Mais rares sont ceux qui ont dépassé ce cap du refus de la connaître pour ce qu’elle est. Or, devant un mourant, la majorité des personnes pensent à leur propre mort et, tout comme l’agonisant, trichent avec la réalité. Cette mort devient le sujet de leur effroi et cette frayeur oblitère tous les échanges encore possibles.
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Par ailleurs, il est demandé à la science et à la religion de s’entendre en vue d’un escamotage de la réalité. Ce qui fait dire à Ph. Ariès qu’on en arrive même à priver les gens de leur mort. Il écrit :
« Autrefois, le mourant ne devait pas être privé de sa mort. Il fallait aussi qu’il y présidât. Comme on naissait en public, on mourrait aussi en public, et pas seulement le Roi, mais n’importe qui ! La chambre se remplissait de monde, parents, enfants, amis, voisins, membres des confréries. Quand, dans la rue, les passants rencontraient le prêtre qui portait le viatique, l’usage et la dévotion voulaient qu’ils le suivissent dans la chambre du mourant, même s’il leur était inconnu… »
Aujourd’hui il n’en reste plus rien. Ce qui devait être connu est désormais caché. Ce qui devait être solennel est escamoté. Il est entendu que le premier devoir de la famille et du médecin est de dissimuler à un malade condamné la gravité de son état. Le malade ne doit plus savoir que sa fin approche. L’usage nouveau veut qu’il meure dans l’ignorance de sa mort…
Un phénomène énorme s’est produit, qu’on commence seulement à apercevoir : la mort, cette compagne autrefois familière, a disparu du langage, son nom est devenu interdit. A la place des mots et des signes que nos ancêtres avaient multipliés, il s’est répandu une angoisse diffuse et anonyme. 1
1 « La mort inversée » dans La Maison — Dieu N° 101, cité par Fête et Saison N° 259.
Cette tricherie est du reste universelle. Et pour cause ! Marc Oraison dira :
« Tout dans la vie d’un être humain n’est que projet dont la réalisation est toujours incertaine. Seules la naissance et la mort ont un caractère d’absolue certitude, Mais si la naissance est repérable dans le temps comme acquise, la mort, elle, ne l’est pas. L’incertitude d’un fait — comme un voyage — suscite l’impatience éventuellement ; mais la certitude de la date d’un fait certain susciterait plutôt l’angoisse, surtout que la mort est un événement en même temps inexplorable, strictement parlant. Il est absolument autre que toute expérience que je puis avoir. C’est dire qu’aucun point de repère vécu ne peut me servir pour m’en faire la moindre idée. Pour tout autre événement de ma vie — y compris la mort de l’être le plus cher — je dispose d’analogies qui me permettent de m’y préparer, même inconsciemment. Pour celui-là, rien. » ? 2
2 « La mort… et puis après ? » Le Signe Fayard.
Ainsi, devant l’angoisse de la mort, les hommes trichent. Ils s’organisent dans une défense d’eux-mêmes qui a parfois des aspects enfantins.
Au niveau de sa connaissance, l’enfant déclarerait volontiers que ce sont les adultes qui meurent. Ils ne seraient pas morts s’ils n’étaient pas devenus vieux. Conclusion : Restez jeunes, et vous éviterez de mourir !
Ce sophisme facétieux a l’oreille d’un très grand nombre de nos contemporains. A tout prix et de mille manières, ils s’emploient, sinon à rester jeunes, au moins à le paraître. Tout cela, dira Albert Finet, « parce que mes contemporains détestent envisager la mort. Détester n’est d’ailleurs pas le mot juste : ils veulent l’ignorer ». A l’appui de cette affirmation, ce propos de Françoise Sagan :
« Ce que je trouve infect, c’est de mourir un jour. Sincèrement, je ne trouve pas ça convenable. On vous donne plein de cadeaux qui sont la vie, les arbres, le soleil, le printemps, les enfants, et l’on sait qu’un jour on va vous les enlever. Ce n’est pas gentil, ce n’est pas bien, ce n’est pas honnête. Mon désespoir vient de là en grande partie… » 3
3 Paru dans « Match », août 1973, sous la plume d’André Halimi.
En des pages d’une amère saveur, la littérature contemporaine apporte la démonstration de ce désespoir. Il y a ce que dit Ionesco :
« A 4 ou 5 ans, je me suis rendu compte que je deviendrais de plus en plus vieux, que je mourrais. Vers 7 ou 8 ans, je me disais que ma mère allait mourir un jour et j’étais effrayé par cette idée… A 15 ans, 16 ans, c’était fini, j’étais dans le temps, dans la fuite et le fini. Le présent avait. disparu, il n’y eut plus pour moi qu’un passé et qu’un demain senti comme déjà passé. J’essaye depuis, tous les jours, de m’accrocher à quelque chose de stable, j’essaye désespérément de retrouver un présent, de l’installer, de l’élargir. Je voyage pour retrouver un monde intact sur lequel le temps n’aurait pas de prise. Un monde nouveau, toujours nouveau, un monde de toujours, jeune pour toujours, c’est cela le paradis. » 4
4 Découverte du temps. « Livres de France », Octobre 1963, p. 12.
Il y a la manière imaginée par Aldous Huxley. Dans son « Meilleur des mondes », on drogue les malades par des pilules de soma. Jusqu’à la dernière minute de leur lucidité, on les distrait par la télévision :
« Linda était étendue dans le dernier lit de la seconde rangée, contre le mur. Calée par des oreillers, elle regardait les demi-finales du Championnat sud-américain de Tennis, qui se déroulaient en reproduction silencieuse et réduite sur l’écran de la boîte à télévision au pied du lit. Les petites silhouettes se précipitaient çà et là sur leur carré de verre illuminé, tels des poissons dans un aquarium, habitants silencieux mais agités d’un autre monde.
» Linda contemplait le spectacle, souriant vaguement et sans comprendre. Son visage pâle et bouffi avait une expression de bonheur imbécile. A chaque instant ses paupières se fermaient et, pendant quelques secondes, elle paraissait sommeiller. Puis, avec un petit sursaut, elle se réveillait — se réveillait aux jeux d’aquarium des champions de tennis, à l’audition par Wurlitzeriana Super-Vox de « Presse-moi, blesse-moi, caresse-moi sans cesse », à la bouffée tiède de verveine soufflée par le vasistas au-dessus de sa tête — elle se réveillait à toutes ces choses ou plutôt à un rêve dont ces choses transformées et embellies par le soma qu’elle avait dans le sang, étaient les constituants merveilleux, et souriait de nouveau de son sourire brisé, décoloré, de contentement infantile. » 5
5 Le meilleur des mondes (Plon 1953, pp. 196-197).
Pourquoi ne pas citer également ces lignes de Jean-Paul Desbiens :
« C’est quoi, la surprise de mourir ? La liturgie que j’ai connue, avant les discothèques actuelles, disait, dans cette langue mystérieusement nourricière : vita mutatur, non tollitur. La vie est transformée, elle n’est point enlevée. Je crois à cela. Du moins, j’espère que j’y crois. Quand même, j’ai peur. Mon père n’avait point peur. En tout cas, rien n’indiquait qu’il avait peur. En novembre, il me disait : « C’est ma maladie pour mourir. » Il disait ça tranquillement, sans commentaire. Moi, je n’osais pas creuser la question avec lui. J’aurais peut-être dû le faire.
» On croit à la survie et on se demande où est son père. Un ami me disait l’autre jour : six par deux, c’est ça la vérité. Six par deux, les dimensions d’un cercueil. Peut-être, avant d’insulter qui que ce soit, faudrait-il l’imaginer mort. On perdrait le goût d’être méchant. On perdrait bien des goûts. » 6
6 La mort d’un Seigneur (La presse, Montréal, 2.2.1971).
Soljenitsyne est plus réaliste encore :
« Depuis qu’Ephrim vivait… il y avait toujours eu pour lui, comme pour les autres, une réponse claire à la question : Qu’est-ce qu’on demande à un homme ? Ce qu’on demande à un homme, c’est ou bien une bonne spécialisation, ou bien une solide poigne dans la vie. Quand on a l’une ou l’autre, l’argent vient tout seul. D’ailleurs, quand les hommes lient connaissance, après la question « comment t’appelles-tu ? » vient tout de suite « que fais-tu ? combien gagnes-tu ? » Et si un homme ne réussit pas à gagner de l’argent, ça veut dire que c’est un benet, ou un type qui n’a pas de chance, de toute façon un minus. La vie comprise comme ça, ça allait tout seul… Et ça se tenait, tout ça était valable tant que les gens n’avaient pas le cancer ou une autre maladie mortelle. Mais quand la maladie venait, ni la spécialisation, ni la poigne dans la vie, ni la fonction occupée, ni le salaire reçu n’étaient plus rien. Et à leur façon d’être tout de suite désemparés, au désir forcené qui les prenait tous de se mentir à eux-mêmes, de se persuader qu’ils n’avaient pas le cancer, il devenait clair que c’était tous des mauviettes et que tous avaient négligé quelque chose dans leur vie. Mais quoi ?
» En allant et venant dans la salle d’hôpital, Ephrim se remémorait la façon qu’avaient de mourir les vieux, là-bas, sur la rivière Kama. Sans fanfaronnade, sans faire d’histoires, sans se vanter qu’ils ne mourraient pas, tous ils admettaient la mort paisiblement. Non seulement ils ne retardaient pas le moment des comptes, mais ils s’y préparaient tout doucement et à l’avance…
» Ici, au contraire, à la clinique, les types étaient déjà collés à leur ballon d’oxygène, c’est à peine s’ils remuaient encore les yeux, mais leur langue continuait d’affirmer : Je ne mourrai pas ! Je n’ai pas le cancer !
» De vraies poules, quoi ! Les poules ont beau savoir que chacune d’elles aura le couteau en travers de la gorge, elles n’en continuent pas moins à glousser et à grattouiller pour trouver leur nourriture. Et on peut bien en prendre une pour l’égorger, ça n’empêchera pas les autres de grattouiller… » 7
7 Pavillon des Cancéreux. Ed. Juillard, p. 145.
Et pourtant, un jour ou l’autre, sonne l’heure des interrogations.
Les enfants ne sont pas les seuls à se poser des questions. Il arrive qu’à l’âge adulte nous soyons interpellés, et avec quelle brutalité, lorsque la mort s’en prend soudain à nos propres enfants. André Miquel a vu, un jour, son petit garçon boiter anormalement. Cette claudication devait révéler bien autre chose qu’une foulure. Elle était le symptôme d’une maladie sans remède. Ce père cruellement affligé en a retracé les épisodes successifs dans le livre que nous citons :
« Pourquoi la terre ne s’est-elle pas, au moins un instant, arrêtée de tourner ? Ce mardi 22 septembre, un peu avant six heures du soir, mon fils irremplaçable, mon amour, mon miracle est mort…
» Ce jour d’entre les jours, le ciel étant au beau impitoyable et l’été épuisé, Vers six heures moins dix, ta sœur venant tout juste de rentrer de classe, tu es mort comme tu avais vécu, humblement, sans déranger personne, éteint.
» Jusqu’au bout nous avons fait les sourires, les grimaces et les pitreries qui, longtemps, t’amusaient. Et toi, peut-être, tu auras cru que nous ne voyions rien.
» Tu n’as appelé personne, ni ta mère, ni moi. Personne, mon amour, mon délicat, mon humble, mon modeste qui es parti sur la pointe d’un souffle.
» Voilà, tu es mort. Comment croire ? L’instant d’avant, tu vis. et puis tu meurs. Vingt fois peut-être, sur tous les tons, ta mère et moi avons redit la phrase maudite, interrogeant, niant, désespérant, constatant, refusant, insistant, que sais-je encore ? Tu es mort, tu es mort, tu es mort. » 8
8 André Miquel, « Le fils interrompu ». Flammarion, p-129-136.
Quand les enfants posent cette question, ils ne se contentent pas d’un silence. Ils veulent une réponse, surtout si c’est à leur foyer ou à leur école que la mort a frappé.
Que leur répondent les hommes ?
Il arrive qu’ils soient honnêtes. Ils disent ne pas savoir. Mais cette honnêteté ne paie pas. Et l’enfant est tenace. Ce départ inattendu, cette absence inexpliquée, intolérable, ce silence d’une personne aimée et soudain sans regard, cette main inerte et froide, c’est quoi ? Expliquez-moi.
Alors, même si l’on ne sait pas, même si l’on ne croit pas, on invente des phrases, plus souvent on répète ce que d’autres ont dit :
— « Il est parti… » « Il est au ciel… » « C’était sa destinée… »
Anne Philippe, veuve de l’inoubliable acteur français Gérard Philippe, « n’avait jamais été intéressée par la mort » lorsque, brusquement comme elle l’écrit, elle découvrit le malheur, et toutes les questions qu’il pose, et toutes celles qu’il nous pose par la bouche des enfants :
« Le condamné à mort, avant chaque aube, écoute si l’on dresse la guillotine, Mais tu dormais profondément au petit matin tandis qu’éveillée, je vivais l’heure de ma plus grande faiblesse. Désespoir de ce qui était, désespoir de ce qui serait. Je ne pouvais ni perdre conscience, ni me résoudre à quitter notre lit. Le seul point lumineux était tes cheveux que je distinguais sur l’oreiller blanc et ton corps que je savais étalé. Je sentais ta chaleur. Je l’ai sentie le matin de ta mort. Tu reposais calmement pendant que la maladie préparait sa dernière attaque. Quand j’ai refermé la porte de notre chambre, je ne savais pas que je venais de te voir pour la dernière fois. Avant midi on parlerait de toi à l’imparfait. Il aimait, il voulait, il travaillait, il craignait. Imparfait : verbe de la mort. Je ne sais qui, des médecins, des amis accourus, ou de moi, l’a employé le premier. Peut-être est-ce moi qui ai dit : « Je savais. » Chaque fois que j’entends mes enfants réciter le verbe être à tous les temps de l’indicatif, je pense à cette démarcation définitive que l’imparfait a, pour moi, un certain matin signifiée. Il ETAIT, sous-entendu, il ne sera plus jamais. Fini. Terminé. Tapez-vous la tête contre les murs, hurlez, restez pétrifié, agissez comme si de rien n’était, mordez, priez, révoltez-vous, acceptez, vous ne changerez rien : il était, donc il n’est plus. Le monde entier et vous-mêmes avez le droit, l’obligation de parler de lui à l’imparfait. Vous venez de commencer à user de la conjugaison qui, désormais, sera la sienne…
Rien n’est plus sérieux que les conversations des enfants. Ils osent poser et résoudre les questions primordiales, ils vont au cœur même des choses. Nous parlions souvent de la mort avec eux. Je ne savais pas que, très vite, elle les toucherait de si près. Quelques mois plus tard, ils découvraient ce que signifie « jamais plus » et celui d’entre eux qui souffrait le plus, parce qu’il en mesurait mieux la signification, me disait en parlant de toi :
— Donne m’en un autre si celui-là est mort, j’en veux un qui lui ressemble. J’essayais d’expliquer, expliquer quoi ? Que l’amour…
— Mais on ne peut pas aimer un mort, puisqu’on ne le verra plus jamais, me répondait-on. Et où était-il maintenant ? Est-ce qu’il nous voit ?
— Non, je crois qu’il ne nous voit pas. C’est nous qui le voyons dans notre souvenir.
— Mais son corps, tu l’as enterré où ?
Je répondais :
— Sur la colline… Je n’arrivais pas à dire : dans le cimetière. » 9
9 Le temps d’un soupir. Juillard. p. 88-89, 96-97.
L’enfant s’accroche aux mots. Même s’ils n’ont pas de sens pour lui. Au reste, devant la mort, y a-t-il une chose qui ait un sens ?
Bien sûr… il y a eu un bel enterrement. L’enfant se souvient de tous les détails. Ils étaient impressionnants. Les fleurs… le cercueil tout neuf. le nickel du corbillard brillant comme de l’argent… un monsieur qui a fait un discours. un autre qui portait un drapeau… l’affluence des accompagnants…
Quand les adultes parlent de la mort, eux aussi sont des enfants. Ils parlent de l’homme qui n’est plus… et de son enterrement. Mais de la mort elle-même… ? Ils s’attachent aux détails extérieurs et ils en restent là. De cet événement littéralement formidable, ils ne tirent aucune déduction. Comme des enfants, ils se contentent de quelques sentences qu’ils répètent devant les autres, comme s’ils avaient besoin de se rassurer par des mots.
— Il est en paix. Ses souffrances sont finies. C’était quand même trop tôt. C’était son heure… Il n’avait pas mérité ça… Il est au ciel… Il a trouvé le repos… Dieu l’a repris…
Cela revient à dire — et c’est effarant ce qu’ils supposent ainsi — Dieu et la mort, c’est un peu la même chose. Dieu et la mort, ce sont des associés. Le défunt, à partir de son décès, a vraiment affaire avec Dieu. La mort, c’est une étape… un passage obligé qui ouvre vers une autre vie, meilleure, plus belle. On aime à le croire ; à la manière de ce soldat américain tué lors du débarquement en 1942 en Afrique du Nord. Sur son corps on a trouvé ce texte :
Ecoute, mon Dieu !
Jamais encore je ne t’ai parlé ;
Mais maintenant je désire te dire :
« Comment vas-tu ? »
Ecoute, mon Dieu,
ils m’ont dit que tu n’existais pas,
Et, comme un sot, je l’ai cru.
L’autre soir, du fond d’un trou d’obus,
j’ai vu ton ciel.
Du coup, j’ai vu qu’ils m’avaient
dit un mensonge.
Si j’avais pris le temps de regarder les choses
que tu as faites,
J’aurais bien vu que ces gens refusaient
d’appeler un chat un chat.
Je me demande, Dieu, si tu consentirais
à me serrer la main…
Et pourtant, je sens que tu vas
comprendre.
Curieux qu’il m’ait fallu venir
à cette infernale place
Avant d’avoir le temps de voir ta face.
Je t’aime terriblement, voilà ce que je veux que tu saches.
Il va y avoir maintenant un horrible combat.
Qui sait ? Il se peut que j’arrive chez toi
ce soir même…
Nous n’avons pas été camarades jusqu’ici
et je me demande,
mon Dieu, si tu m’attendras à la porte.
Tiens, voilà que je pleure !
Moi, verser des larmes ! Ah ! si je t’avais connu plus tôt…
Allons, il faut que je parte !
C’est drôle, depuis que je t’ai rencontré,
Je n’ai plus peur de mourir.
Au revoir ! 10
10 Anonyme, Cité dans « Promesse » N° 23, Mai 1967. p.23.
Et il y a les réalistes. Ils le sont par tempérament. Ou bien pour ne pas ressembler aux autres. Ou encore par habitude. Selon eux, l’homme est la mesure de toutes choses. Aussi la vérité est-elle conforme à ce que l’homme perçoit. Beaucoup d’enfants disent ainsi à tout propos et même hors de propos :
— Oh ! moi je sais !
Certains hommes également savent. Tout. Ainsi, ils savent qu’après la mort, il n’y a rien. La réalité s’arrête à ce que nous pouvons en percevoir. A la fin d’une vie, le rideau tombe, la pièce est jouée. C’est fini.
Ainsi, pour Vladimir Jankelevitch, la seule chose qui reste à faire, c’est de dresser un
« Le mort, en un sens, est parti, et même infiniment loin ; mais en un autre sens il est resté sur place. Le mort est encore là et il n’est plus là. Il manque l’essentiel ! Quoi au juste ? Personne ne peut le dire, encore que tout le monde ait reconnu dans cet escamotage surnaturel la mystérieuse allusion de la mort. Les survivants ressemblent au détective bredouille qui examine la place vide où les cambrioleurs ont subtilisé un diadème ; il ne peut que constater ceci, le détective : l’écrin en effet est vide, et il n’y a plus de diadème. Le constat d’absence n’exprime ici que la ridicule déception d’un détective berné, dupé, mis en échec. La mort est ce cambrioleur : elle subtilise un vivant à la barbe de l’entourage ; sans savoir sur quoi raisonner, nous tournons et retournons un même fait inconcevable : il est froid, c’est l’évidence même, il ne bouge plus, ne répond plus, et d’ailleurs il n’est plus là ; celui qui est là… ce qui est là n’est pas lui. La famille pensive regarde la place où il y avait un être vivant, où maintenant il n’y a plus personne…
»… Pour camoufler notre impuissance à retrouver l’introuvable, nous accomplissons certains rites, qui sont autant de gestes inefficaces. Les survivants du décès, prenant en main la reconduction d’une histoire interrompue, continuent à se recueillir devant la place occupée tout à l’heure par quelqu’un et où il y a bien encore quelque chose, si l’on veut, mais quelque chose qui n’est plus quelqu’un, quelqu’un qui n’est plus personne, qui n’est rien ; quelque chose (et quelle pauvre chose !) qui est vanité des vanités. Ensuite le cortège un peu dérisoire qui accompagne ce rien jusqu’à sa soi-disant dernière demeure est comme la répétition retardée, stylisée, cérémonieuse du très vain mouvement : le mouvement d’un rien vers son nulle part. Aussi la procession est-elle lente, lente la marche funèbre qui la rythme : car ce quelqu’un qui n’est personne et ne va nulle part et qui a donc l’éternité devant lui, ce monsieur Personne n’est guère pressé : et non seulement il n’est pas pressé, mais il ralentit les hommes pressés qui vont à leurs affaires. Ce pas est le pas de celui qui ne va à aucune affaire ni à aucune adresse, et qui accompagne son frère non point à la gare, ou à la mairie, ou à la clinique, ou à la faculté, mais nulle part. Le cimetière est bien « quelque part », mais la nouvelle de l’inexistant est nulle part, nusquam : et ce « non-lieu » est aussi dérisoire que la procession elle-même dont il est le but. La tombe surtout, dans cette topographie imaginaire, devient objet de pèlerinage, lieu conventionnel de rendez-vous et point de ralliement de tous les rituels funèbres : les survivants s’agglomèrent autour du rectangle vide — vide comme le plus vide des cénotaphes, et ils feignent de se recueillir comme si le mystère de la mort était effectivement ici, assignable et localisable à cette place même. « Ci-gît » quelque chose qui fut quelqu’un ; mais une poupée, une momie n’est pas « quelqu’un ». L’assistance ne sait trop quoi faire devant cette dalle de marbre qui est censée nous séparer du mystère : les survivants désœuvrés, désespérés, impuissants, s’adressent à une dalle sous laquelle, hélas ! il n’y a rien. » 11
11 La mort (Flammarion, pp. 66 et 224-227).
Ce constat d’absence doit-il nécessairement être ramené à ce « rien » par lequel Vladimir Jankelevitch — et après lui tant d’observateurs qui se veulent lucides — concluent leur réflexion sur la mort ? En d’autres termes, le curriculum vitae de tout homme doit-il être ramené aux trois expressions fatidiques par lesquelles le premier livre de la Bible, la Genèse, caractérise la descendance d’Adam : « il vécut… il engendra… il mourut » ?
Ce serait se ranger au nombre des informateurs mal renseignés que de l’admettre sans plus. Même si, en apparence, les maillons de la chaîne des générations sont forgés au rythme des seuls verbes : vivre, engendrer et mourir, en réalité, dans le livre de la Genèse déjà, ce rythme se trouve soudain interrompu par un événement inexpliqué.
Dans la descendance d’Adam, à la septième génération, apparaît un homme du nom d’Hénoc. A tous égards son sort serait celui des autres si, au refrain, les premières notes ne faisaient brusquement place à une nouvelle mélodie jusqu’alors inconnue et ainsi commentée : « Il vécut, il engendra un fils ; après la naissance de ce dernier, il marcha avec Dieu : il engendra encore des fils et des filles… puis, on ne le vit plus, car Dieu le prit » (Genèse 5.21-24).
Ainsi, au seuil de l’histoire apparaît cet événement mystérieux : un homme a échappé à la mort parce que dans sa vie Dieu est intervenu.
A cause de cette divine intervention, le « rien » de Jankelevitch se trouve contredit. Et, à lire l’Ecriture, cette contradiction se verra confirmée par un événement plus extraordinaire encore et dont Hénoc n’était que le signe avant-coureur. Car en ce qui concerne cet homme enlevé non par la mort mais par Dieu, on pourrait encore se poser des questions, discuter sur le sens et la portée des mots et conclure par un point d’interrogation. Mais quand il s’agit de Jésus-Christ, le doute ne pourrait être que le fruit d’une ignorance avant de devenir celui d’une mauvaise foi. Car la victoire du Christ sur la mort est corroborée par des témoignages aussi multiples que précis, fondés non sur des mots mais sur des faits. Aussi bien, en ce cas, le point d’interrogation n’est plus à mettre dans l’Ecriture, mais sur l’interprétation douteuse qu’il plairait à tel commentateur d’en donner. Car à tout lecteur non prévenu, il apparaît avec évidence que si bonne nouvelle il y a (bonne nouvelle = évangile), elle concerne précisément l’événement extraordinaire de la victoire du Christ sur toutes les puissances de mort : le temps, le mal, l’accident, la maladie, et finalement la mort elle-même.
Si la personnalité du Christ, et son message, forcent l’attention, cela tient au fait que son existence d’homme, en toutes choses semblable à celle de tout un chacun, a cependant fait sauter les cadres dans lesquels nous nous trouvons inexorablement enfermés. Jésus de Nazareth est pleinement homme, à cette différence près qu’il vit sa vie selon un cycle parfait. Littéralement, il incarne en sa personne, ses paroles, ses faits et gestes, l’alliance de la vérité, de la charité et de la justice. En ce sens, il n’offre pas seulement le modèle par excellence d’un curriculum vitae, mais aussi celui d’un curriculum mortis. Car derrière la pierre du sépulcre du jardin d’Arimathée, « censée nous séparer du mystère », il n’y a pas « rien », il n’y a plus « rien », il y a Jésus, en personne, attestant à qui veut l’entendre que si le tombeau est effectivement vide, c’est que la mort a dû lâcher sa proie et qu’elle a perdu la partie.
Et Jankelevitch lui-même le sait bien qui, dans son important ouvrage sur la mort 12, lui, réputé professeur de philosophie à la Sorbonne, a écrit (et c’est bien ce qu’il croit, finalement) :
12 La Mort (Flammarion).
« Non, les cloches de Pâques de la joie jamais ne carillonneront assez fort pour annoncer cette bonne nouvelle ! »
Quel évangile ! Oui, quelle bonne nouvelle que cette nouvelle-là ! Et quelle aberration quand on constate que ce message incomparable non seulement est ignoré du plus grand nombre, mais encore est confondu avec une religion aux exigences moralisantes et privatives. Dans cette confusion, Jésus n’est plus le Vivant, créateur d’une liberté et d’un amour plus forts que la mort ! Il est ramené à jouer le triste rôle d’un prêcheur ennuyeux qui, durant notre vie, en voudrait à nos plaisirs, à nos joies et à notre argent, et au jour de notre décès, avec le même ennui mais cette fois drapé de noir, prendrait officiellement sa part dans une cérémonie dite funèbre, où l’on attend de lui qu’il harmonise sa parole et ses gestes à ceux du croque-mort de service.
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Qu’on nous entende bien !
Ce n’est nullement aux croque-morts que nous en avons. Ils ont une honorable et difficile fonction, dont ils s’acquittent généralement avec la déférence et la discrétion convenant aux circonstances.
Par contre, la présence quasi officielle à cette cérémonie d’un ecclésiastique prêcheur et parfois faiseur de gestes rituels est à l’origine de confusions nombreuses, et des plus regrettables.
Certes, durant tout service funèbre, l’évangile peut être proclamé. Cependant cette proclamation comporte des écueils où se brisent de généreuses intentions et où l’évangile lui-même connaît souvent de singulières détériorations.
Il y a ces services où il est clair pour tout le monde que l’évangile annoncé est sans rapport avec la vie et la mort du défunt. Personne n’est dupe. Drôle de question : on se demande si l’ecclésiastique, lui, s’en rend compte.
Il y a ces services où, par déférence et compassion, l’effort est loyalement tenté d’accorder cet évangile avec la vie, les faits et gestes, parfois les derniers instants du disparu. Cela tient surtout et finalement à un évangile truqué dans lequel, au lieu du salut par grâce, est prêché un salut par les œuvres, sinon encore par les mérites. Là, en tout cas, l’auditoire est dupé.
Il y a ces services où le choc du deuil est si terrible que l’évangile paraîtrait inconvenant. Sa bonne nouvelle serait simplement irrecevable par ceux qu’elle concerne. Rien, en effet, sauf cette mort inattendue et cruelle, ne les a jamais préparés à affronter en connaissance de cause l’épreuve qu’ils traversent. Ce n’est donc pas le moment de parler. Or, l’ecclésiastique parle quand même. Famille et public trouveraient inconvenant qu’il se taise. Alors la sympathie s’exprime largement. Quant à la vérité au sujet de la vie et de la mort, on se demande si elle en ressort éclairée ou une fois de plus tronquée…
Il y a ces services enfin où, au contraire, tout est dans l’ordre. Age, circonstances, infirmité, entrent d’aplomb dans la formule connue : c’était son heure. Ça l’est même tellement que les vraies questions s’en trouvent escamotées. « Tu causes, tu causes… » dirait pour peu l’auditoire impatienté. L’ecclésiastique se donne en effet beaucoup de peine, mais la parole qu’il annonce est reçue comme autant de formules qu’il fallait dire à cette occasion. Elles sont trouvées longuettes, religieusement écoutées. Mais il arrive souvent que personne ne les a réellement entendues.
La faute n’en est pas toujours à ceux qui entendent de travers, mais quelquefois aussi à ceux qui parlent et dont C.-F. Ramuz a fait une critique virulente. Au retour d’un service funèbre, il note dans son journal du 15 mars 1936 :
« Il avait accepté, lui. Pourquoi est-ce que je n’accepte pas ? Ou plutôt : pourquoi est-ce que je n’accepte plus ?
» C’est ce que je me demande pendant le discours du pasteur. Est-ce seulement l’incompréhension des hommes (et de précisément ceux-là qui devraient mieux comprendre) ?
» Tout est à côté dans ce discours. « Il était humble » ; C. n’était pas humble. « Il a fait le bien » ; C. n’a pas fait le bien. « Il a créé de la joie autour de lui » ; pourquoi autour de lui ?
» Ce qui me stupéfie, c’est l’absurde décollage de tous ces lieux communs évangéliques : et qui sont d’autant plus faux d’être à peu près vrais : ce qui est triste, c’est de mourir méconnu quand on a prétendu à être connu, et de voir que la mort ajoute une dernière trahison à toutes celles que la vie vous a déjà values. (…)
» Je demande en tout cas, quant à moi, qu’on s’en tienne sur ma tombe, à la simple liturgie. »
Nous venons par cinq fois d’évoquer les services funèbres.
Mais, le qualificatif funèbre écarté, le véritable service ne serait-il pas de poser à chacun les vraies questions de la mort et de la vie ? Ce service est-il rendu ? Et quand il le serait, oserait-on prétendre qu’il est compris ? Reçu ? Accepté ?
Pour un peu, paraphrasant Balzac, nous dirions : tragique est la comédie humaine. Et pourtant ! L’homme peut-il vivre à longueur de journées, voire longueur d’années, et ignorer le pourquoi de cette vie et surtout le pourquoi de cette mort ? Y a-t-il plus grande sottise que de considérer comme une suprême chance le fait de ne pas se voir mourir, comme un label du savoir-vivre, d’avoir ignoré la mort durant toute son existence ?
On pense à cette poignante remarque d’André Miquel :
« Une vieille amie est morte au petit matin. Avec son mari et son fils, nous avons parlé sépulture, cercueil. Nous sommes de vieux routiers de la mort maintenant. Des morts, rien que des morts : ceux qui le sont déjà, ceux qui attendent, et même ceux qui ne sont pas encore appelés ; des morts partout, jusque dans l’ombre des baisers. » 13
13 Op. cit. p. 203.
Vieux routiers de la mort…
Et si l’on découvrait, une bonne fois, que la vraie réalité n’est pas celle-là, et que l’Evangile voudrait faire de nous, au plus vite, des routiers de la vie !
Mais, André Miquel a une seconde remarque encore plus poignante que la première. Il a donc vécu intensément l’agonie, puis la mort de son fils. Les jours passent mais n’effacent rien. Au contraire. Dans son souvenir reviennent en surface des heures, des moments dramatiques :
« Je t’ai pourtant offert plusieurs fois : Pierrot, veux-tu que nous parlions un peu ? Mais tu esquivais, par amour pour nous. Fallait-il que je prenne les devants, brutalement, au risque de compromettre ce fantastique courage où tu planais ? Ah ! qu’il est facile de parler de la mort à des morts ! Mais à un vivant, pour qui seule sa mort existe, et qui sait qu’il va mourir ? » 14
13 Op. cit. p. 204.
Solidaires de beaucoup d’ecclésiastiques, de beaucoup d’hommes et de femmes tourmentés, nous en avons assez d’être tenus au silence, plus, au secret. Au secret, en un sens proche de la terminologie policière, comme si l’on nous appliquait l’étroite surveillance dans laquelle sont tenus ceux dont on semble craindre que le moindre contact humain leur soit occasion de divulguer des révélations dangereuses.
Et si le secret, lui, était dangereux ? Si, comme on semble le croire, il portait malheur — lourd d’une puissance funeste — on comprendrait à la rigueur.
Mais si c’était le contraire ?
Or, c’est le contraire ! Et c’est pourquoi nous ne voulons plus chercher en vain l’heure, l’occasion, la circonstance favorable où nous pourrions enfin parler loyalement non seulement de la mort, mais de la vie aussi, non à des morts incapables d’entendre, mais à des vivants pour qui la mort existe et savent que tôt ou tard ils vont mourir.
Pour être clairs : nous prenons les devants.