Souffrir peut-être… mais guérir

Introduction

(Maurice Gardiol)

En préambule au thème de cet ouvrage, il est nécessaire de parler du corps en tant que lieu où se vit l’état de santé ou de maladie. Mais il faut constater aussitôt qu’il est difficile de-cerner cette notion, tellement le corps a donné lieu à des interprétations différentes au cours des siècles. De plus, notre conception du corps est liée à notre vision de l’homme. C’est pourquoi il convient de s’interroger sur notre manière de l’envisager et confronter cette image à ce que la Révélation biblique nous en dit.

Cette démarche, entreprise entre autre par Hans-Ruedi WEBER lors d’un congrès médical, nous conduit à constater que, ‘‘dans l’histoire du monde occidental, il y a eu deux attitudes contradictoires envers le corps et la santé”.

Glorification et mépris du corps

La première tend à la glorification du corps magnifié dans les compétitions olympiques ou dans la création artistique de la civilisation athénienne. La santé était alors considérée comme le bien suprême et la maladie comme un sort profondément tragique. C’est une conception de vie que nous retrouvons aujourd’hui non seulement dans les compétitions sportives et les concours de beauté, mais aussi dans l’éthique du travail du monde occidental, dans son désarroi face à la souffrance, dans sa jouissance presque religieuse du plaisir du corps et sa façon de concevoir la santé comme bien suprême auquel on est prêt à tout sacrifier.

Dans l’antiquité gréco-romaine déjà, on a ressenti profondément la superficialité et la tragédie d’une vie qui glorifie le corps, ses jouissances et ses performances. Une deuxième tendance s’est alors développée. L’âme y est considérée comme immortelle et divine. Cette conception de vie a amené à un mépris du corps, qui est ressenti comme la prison de l’âme.

Il faut avouer que la pensée de Plotin, son mépris du corps et son enseignement sur l’âme immortelle ont profondément influencé la spiritualité chrétienne. Même aujourd’hui, on rencontre des chrétiens qui ont l’air de personnes hostiles à leur corps et gênées de leur sexualité. Or, cette vision néo-platonicienne de l’homme ne correspond pas aux affirmations bibliques sur l’homme. Certes, l’apôtre Paul et l’évangéliste Jean tout particulièrement se sont adaptés d’une manière hardie à la terminologie dualiste du monde hellénistique. Ils devaient interpréter l’Evangile pour leurs lecteurs dans un langage que ceux-ci pouvaient comprendre. C’est pour cette raison que plus tard certains passages du quatrième évangile et de la correspondance missionnaire de Paul ont été mal compris, surtout les versets où Paul parle de la “chair” qui s’oppose à “l’esprit”. Quand on lit ces passages à travers les lunettes de la philosophie de Plotin, on pourrait croire que la pensée dualiste et le mépris du corps sont conformes à l’Ecriture. Mais si l’on veut vraiment comprendre la vision biblique fondamentale de l’homme, il faut pour un moment cesser de parler le grec néo-platonicien qui exprime une pensée dualiste, ou le français cartésien qui veut toujours diviser, distinguer, analyser. Il faut parler la langue biblique par excellence, l’hébreu. Or, dans l’hébreu et le grec biblique il n’y a aucun mot qui désigne uniquement soit le corps physiologique, soit l’âme par opposition au corps.

L’Ancien Testament utilise près de quatre-vingts mots pour les différentes parties du corps humain, mais ces termes ne sont pas employés d’une manière analytique et anatomique. Tous se rapportent à l’homme total vu sous un aspect particulier. Cette terminologie biblique est comme un spectacle “son et lumière”, où l’être humain entier est illuminé de différents côtés : le “sang” signifie par exemple l’homme du point de vue de la vie et de la joie ; la “corpulence” envisage l’homme sous l’angle de l’abondance, de la bénédiction de Dieu ; la “tête” signifie l’homme sous l’aspect de la domination de celui qui est le chef ; la “nuque” désigne l’homme dans sa raideur qui résiste à Dieu, etc.

Les deux termes qu’on traduit généralement par “corps” et “âme” désignent également chacun l’homme total. Le mot hébreux basar (en grec : soit soma, soit sarks) ne signifie pas corps, mais plutôt “corps animé”, donc l’homme total vu sous l’aspect de sa corporalité. Le mot nephesh (en grec psyché) n’est pas simplement l’âme, mais “l’âme incarnée”’, l’homme total envisagé sous l’angle de sa vie. Nous ne possédons pas séparément un corps et une âme. Nous sommes un corps animé ou — ce qui désigne la même réalité avec une autre nuance — une âme incarnée. De plus, d’après la vision biblique, les êtres humains ne sont jamais considérés comme des individus isolés, mais toujours comme des personnes faisant partie d’une famille, d’une tribu, d’un peuple, de l’humanité entière. L’homme est un tout. Il n’y a donc ni âme immortelle, ni individu isolé.

Ce corps animé (ou cette âme incarnée) avec toutes ses facultés physiologiques, émotionnelles et intellectuelles, fait partie de la création bonne de Dieu. C’est pourquoi il n’y a ici rien à mépriser ni à glorifier, mais il faut soigner ce corps animé pour qu’il puisse accomplir sa fonction médiatrice. En effet, sans l’incarnation et l’animation aucune des trois relations essentielles caractérisant la vie et la vocation humaine ne serait possible : ni la relation sociale avec les autres êtres humains ; ni la relation écologique avec notre milieu de vie ; ni la relation transcendante avec la réalité qui dépasse toute réalité terrestre, cette réalité ultime qui donne un sens à notre vie et que les chrétiens confessent être le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, le Dieu devenu homme en Jésus-Christ. C’est en fonction de cette triple vocation que nous avons été incarnés et animés.

Nous comprendrons alors pourquoi, dans la Bible, la santé fait partie de la bénédiction divine, du salut même et pourquoi les maladies sont ressenties comme une grave menace. Elles risquent de détruire la fonction médiatrice du corps animé. Elles transforment le basar ou le nephesh en un obstacle, une obsession. Toute personne qui a simplement souffert d’un mal de dent aigu sait que non seulement notre vie mais aussi celle de nos prochains, toutes les réalités terrestres et même la réalité ultime commencent à tourner autour de cette petite dent malade.

Dans la Bible, la souffrance ne porte aucune auréole, il n’y a rien de romanesque autour de la mort. Au contraire, nous y voyons une lutte continue pour la santé. Il faut lire et relire les psaumes, tel le psaume 22, où des malades crient dans le combat de la prière pour la guérison, pour une nouvelle occasion d’être pleinement humains et de pouvoir louer Dieu. Il faut lire et relire les récits de guérison, surtout dans l’évangile de Marc, où Jésus se met en colère face à la destruction et à l’aliénation créées par les maladies ; c’est pour cette raison qu’il chasse les démons et rétablit la fonction médiatrice du corps animé.

La source la plus profonde de cette lutte pour la santé n’est pas simplement la pitié pour les “pauvres malades”. C’est plutôt le souci de la vocation humaine, menacée par les maladies.

Si le corps animé qu’est l’homme a une fonction médiatrice, il ne suffit pas d’avoir la santé. Elle n’est pas un but en elle-même. Elle doit servir une cause, une vocation.

C’est pour cette raison qu’en parlant du corps animé ou de l’âme incarnée, les auteurs bibliques nous parlent toujours également de l’Esprit de Dieu. Selon la vision biblique de l’homme, sans ce souffle de Dieu les êtres humains errent sur la terre. Ils sont la proie de toutes sortes de forces et d’idéologies contradictoires. Ils tournent en rond et se détruisent.

Cette vérité ne pourra pas être négligée dans notre réflexion sur la médecine de demain. Guérir n’est pas simplement réparer ce qui fonctionne mal dans notre corps animé ou dans notre âme incarnée. Guérir n’est pas une simple réadaptation de la personne à la vie d’une société. Il faut toujours se demander également si cette personne et cette société servent une cause valable qui les fait croître.” *

* Hans-Ruedi Weber : “Quelle médecine demain, pour quel homme ?”, pages 9-20, Ed. Berger-Levrault, Paris 1974.

L’être entier ; esprit, âme et corps

Ce que la Bible nous enseigne de l’homme, de son corps, de sa santé, comme un tout indivisible, rejoint donc ce que les sciences humaines nous disent de l’interaction et de l’interdépendance de tout ce qui constitue le monde des hommes. L’accent mis aujourd’hui sur le psychosomatique nous permet d’être dégagé du morcellement de l’homme dans lequel nous nous sommes enfermés sous l’influence des philosophes grecs.

Je relèverai encore qu’une notion telle que l’immortalité de l’âme est une manière subtile de nier ce que le Dieu de Jésus-Christ nous révèle, à savoir que rien, hormis son amour pour nous, ne peut nous libérer de notre destinée naturelle qui est la mort. Ce point de rupture final, dont la souffrance et la maladie ne sont que des signes précurseurs, est un scandale aux yeux de Dieu et s’oppose à son projet de vie. Dans le récit de la création, Dieu tire de la terre (Adama) ce “terreux” (Adam) en vue de lui communiquer son souffle de vie et de s’engager avec lui dans une relation privilégiée comportant le don renouvelé de la vie.

Dieu n’est pas le créateur du mal, de la maladie et de la mort. Par sa parole créatrice, il s’engage au contraire pour l’homme et avec l’homme dans un combat contre toutes les puissances de mort. C’est un mystère que nous avons bien souvent nié ou altéré par une lecture superficielle de certains textes bibliques. Nous avons transgressé le deuxième commandement et avons gardé l’image d’un Dieu vengeur ou père-fouettard. Un Dieu tel Zeus ou Jupiter. Un Dieu projection de nous-mêmes auquel nous prêtons nos sentiments et notre manière d’être.

Le Dieu qui se révèle en Jésus-Christ et que toute la Bible annonce, est tout autre que les dieux de nos religions naturelles. Il s’agit bien d’une révélation et non pas d’une imagination.

Certes, “toutes choses concourent au bien de ceux qui aiment Dieu”, y compris les pires épreuves de notre vie. Cette affirmation ne permet pourtant pas de prétendre que Dieu serait lui-même à l’origine du mal, de la maladie, de la souffrance. Une telle conception serait en totale contradiction avec tout ce qui nous est dit de Dieu en Jésus-Christ. Les puissances qui nous soumettent au mal, que nous ayons nous-mêmes une part de responsabilité dans la cause de notre souffrance ou non, sont tellement déterminantes dans le monde que lorsque Dieu s’incarne en Jésus-Christ, elles viennent aussi atteindre le Fils de Dieu. Ses souffrances et sa mort ne sont pas l’œuvre de Dieu. Elles sont, au contraire, signes de l’échec du projet de Dieu de communiquer la vie vraie et libre aux hommes qu’il a créés. Il se heurte au rejet de ceux à qui il a pris le risque de déclarer son amour. Sa toute puissance ne consiste pas à répondre au mal par le mal, à la violence par la violence, mais bien à choisir de donner sa vie, de subir l’assaut du mal et de la mort, lui qui était le Juste et la Vie. Et cette mort comme celle des hommes, n’est pas une comédie, c’est la fin de tout. Je trouve très biblique et parfaitement lucide ce que l’historien français Pierre Chaunu écrit à ce sujet : “La mort de l’homme est un scandale, elle est le scandale par excellence, tout ce qui tend à diminuer ce scandale est dérisoire, est un opium du peuple. Elle est l’inadmissible. La mort d’un homme, l’anéantissement d’une mémoire ne peut être compensé par l’existence du cosmos et la poursuite de la vie… ; la mort biblique est une mort vraie, sans fausse consolation… l’immortalité de l’âme atténue la mort, elle lui fait perdre son sens. Dieu ne fait pas l’économie de la mort. Il ressuscite…” *

* Pierre Chaunu : “La mémoire de l’Eternité”, page 93-111, Ed. Robert Laffont 1975.

Voilà la réponse de Dieu à la victoire apparente de la mort. C’est une recréation à partir du néant à laquelle la mort nous a réduits.* Dès lors, la rencontre avec Jésus-Christ a pour effet la régénération de vies totalement réconciliées avec Dieu. Le dialogue est rétabli dans une transparence et une confiance retrouvées.

* cf. Hébreux 2.14.

Cette espérance de la résurrection, attestée par l’Esprit du Christ dans et au travers de la communauté des croyants, nous fait saisir avec réalisme le scandale du mal, de la maladie et de la mort. Elle nous délivre également de la peur, de l’angoisse ou du doute.

Maladies ou souffrances ne sont pas en elles-mêmes porteuses d’expériences enrichissantes, comme on peut le déduire de formulations telles que : “Dieu a permis qu’il soit malade pour qu’il puisse être enrichi.” Redoutable ambiguïté qui confère aux puissances du mal un effet salvateur, alors qu’elles détruisent systématiquement tout ce qu’elles atteignent.

Il n’y a pas de salut possible hors de l’écoute de la Parole de Dieu révélée aux hommes en Jésus-Christ. Même le rejet de cette Parole par les hommes et sa mise en croix n’ont pu la faire taire. Par la Résurrection, le Dieu d’Abraham, de Jacob, de David, de Jésus-Christ, atteste que sa Parole est toujours vivante et efficace pour ceux qui la reçoivent avec confiance.

Les textes qui vont suivre sont une tentative d’écoute de cette Parole. Son enseignement sur la souffrance et sur la maladie devrait nous permettre, en tant que chrétien, en tant qu’Eglise, d’être toujours mieux les témoins de la vie qui nous est donnée en Jésus-Christ.

Maurice Gardiol

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant