Avant que je t’eusse formé, je t’avais consacré.
Arnold Bovet naquit à Boudry, le 19 janvier 1843.
Quand un grand arbre est tombé, on mesure avec émotion l’immense vide qu’il laisse et la profondeur où allaient ses racines. La terre qui le nourrissait explique sa puissante vitalité. Devant la richesse des couches profondes où il a pénétré, on s’étonne moins de la beauté de ses fruits, et on glorifie plus la sagesse de celui qui l’avait planté. Certaines vies, sorties triomphantes des conditions les plus âpres et les plus adverses, exaltent la puissance de Dieu, comme certains pins des Gorges de Moûtier, qui poussent vaillamment sur la pointe d’un rocher, sans terre végétale visible ; d’autres, semblables au chêne lentement éclos dans un sol spécialement riche, redisent plutôt la tendresse attentive du Père Céleste.
Pour produire les héros, Dieu a certains terrains où il les plante et certaines pépinières où il les forme ; il sait admirablement adapter à ses fins dernières le choix des conditions. Aux uns, il donne un berceau plus dur, aux autres un berceau plus tendre ; et, quand on remonte jusqu’à l’enfance des hommes de Dieu et même plus loin, on peut constater une sorte de prédestination à la vaillance ou à la bonté, à l’étude ou à la pratique.
Arnold Bovet a manifestement appartenu à la race des hommes préparés par Dieu dans une terre de choix ; c’est pourquoi il est utile, avant de raconter sa vie, de décrire le foyer où il est né, et dont on peut dire qu’il a été particulièrement chaud et lumineux.
Le voyageur qui pénètre de France en Suisse par le Val-de-Travers éprouve une impression assez forte de contraste. Après les arides plateaux qui précèdent Pontarlier, après la traversée de la gigantesque fente que l’Areuse s’est creusée dans la sombre muraille du Jura, il débouche dans une nature entièrement différente. C’est le vignoble neuchâtelois, noyé dans une chaude lumière et parsemé de gracieuses demeures et de pittoresques villages. Un peu plus bas scintille la vaste nappe du lac, et au delà resplendit à l’horizon, comme dans une région supraterrestre, la chaîne dentelée des Alpes.
À mesure qu’on avance dans ce territoire, on le trouve à la fois très vieux et très jeune. Des arbres séculaires abritent des manoirs plus antiques qu’eux, et tout cela est relié à la ville par les moyens de locomotion les plus variés et les plus nouveaux. C’est bien autre chose encore, quand on atteint Neuchâtel. Au sortir d’un minuscule tunnel, apparaît subitement, soutenu par de puissantes murailles aux créneaux chargés de lierre, un château féodal que précède une vénérable église. Au pied de la vieille Collégiale s’étend jusqu’au lac une ville à la fois antique et moderne, car on y voit s’élever, autour de massives demeures de patriciens, des villas et des cottages aux styles les plus récents.
Ce mélange d’antique et de moderne peint bien le caractère du Neuchâtelois. Très conservateur et très progressiste, le soin avec lequel il entretient son Château indique qu’il ne pense pas qu’un peuple, pour marcher en avant, doive renier son passé ; il respecte les vieilles pierres et les coutumes d’autrefois ; mais, en même temps, il veut être avec l’avant-garde, en art, en science, en industrie, en politique, et s’il aime encore les créneaux qui protègent la Collégiale, c’est qu’il y voit, et le témoin des luttes passées et le palladium des libertés présentes.
Une anomalie historique a placé ce pays pendant longtemps sous la suzeraineté de princes étrangers, en sorte qu’on y fut à la fois très royaliste et très républicain ; mais jamais il n’a été domestiqué, et ses maîtres nominaux y avaient des concitoyens plutôt que des sujets. Converti au protestantisme, dès l’aurore de la Réformation, par le ministère violent de Farel, le peuple neuchâtelois a été dès lors, en matière religieuse, à la fois radical et conservateur. Peu d’églises furent aussi rapidement et aussi complètement « purifiées » que la Collégiale, et c’est avec intransigeance que fut proscrit, dans le culte, tout retour offensif des « pompes du papisme ». Lorsque l’État, par des lois nouvelles, toucha à la dignité des églises et des ministres, une imposante fraction de ceux-ci, et tout un peuple de fidèles, n’hésitèrent pas à se séparer de lui pour fonder l’Église indépendante. Mais, en même temps, on pourrait dire que peu de pays sont restés plus fidèlement attachés aux doctrines des Réformateurs et ont été moins atteints par l’incrédulité. Au XVIIIe siècle, alors que presque partout la philosophie avait effacé les vieilles doctrines, affadi la prédication et remplacé par une vague morale la « folie de la croix », les Neuchâtelois soutenaient une lutte terrible et acharnée en faveur du dogme des peines éternelles, disputes qui donnèrent tant d’ennuis au Gouverneur, Milord Maréchal, l’ami de J.-J. Rousseau, et qui inspirèrent au grand Frédéric la fameuse boutade : « Si mes fidèles bourgeois de Vallangin veulent être damnés sans retour, qu’à moi ne tienne ! »
On entend parfois répéter à propos des cantons suisses « Petit pays, petites idées. » Il se peut qu’on trouve dans la bourgeoisie neuchâteloise quelques menues taches. « Les Neuchâtelois sont peu coulants et critiquent beaucoup, toujours par amour du correct. » Cette phrase d’Arnold Bovet, étudiant à Tubingue, paraît donner raison aux mauvaises langues qui leur reprochent un certain manque d’amabilité. Il serait plus juste de dire que leur cœur rappelle leurs vieilles maisons, lesquelles présentent peu d’ornements au dehors, mais un réel et solide confort au dedans. Leur sincérité ne leur permet pas les compliments inutiles ; leur bonté, très réelle, manque un peu de façade et se réserve pour l’intimité. On leur reproche aussi quelque raideur, une prédilection pour la dispute et un peu d’esprit de jugement. Ces travers, attribuables à la politique et à la théologie, disparaissent pour celui qui connaît bien le Neuchâtelois. Quiconque pénètre dans la vie de ce petit peuple, le trouve grand : grand par les idées qu’il remue et qu’il creuse, grand par les problèmes qui l’agitent et le troublent parfois, grand par l’effort qu’il déploie pour connaître et pour agir ; c’est à cause de cela que nous l’avons appelé un foyer chaud et lumineux.
Au sortir des gorges de l’Areuse, sur la rive droite du torrent, s’étagent, en un pittoresque entassement, les maisons qui forment la principale rue de Boudry. Tout au fond de la vallée, au bord de la rivière, sous des coteaux couverts de vignes, se dressent les bâtiments de la Fabrique, jadis aux frères Charles et Philippe Bovet, et leurs deux maisons d’habitation. L’industrie est rarement poétique, et dépare plutôt les lieux où elle s’installe. Mais la Fabrique de Boudry ne ressemble en rien aux bâtisses noires, haletantes et rébarbatives de certaines usines ; elle symbolise plutôt le travail familial et patriarcal d’autrefois, que l’actuelle lutte pour la vie et la fièvre du gain. On y voit plus de riche verdure que de fumée, et le frais murmure de la rivière y domine celui des machines. C’est la paix et non la guerre.
Voilà bien aussi le caractère que nous trouvons aux choses religieuses dans la petite ville de Boudry au moment de la naissance d’Arnold Bovet.
Le pasteur du lieu était M. Quinche dont l’influence fut plus tard si grande sur lui. Il y eut dans la contrée, de 1848 à 1858, un réveil dont M. Quinche fut un des instruments. Il se plaisait à lire Finney avec ses paroissiens Bovet.
À Boudry se trouvait aussi un représentant de l’Église libre, alors appelée « dissidente » : M. Porret, confiseur et pasteur. C’est à dessein, mais non pour faire sourire, que nous maintenons, joints à ce nom respecté, ces deux titres, en apparence un peu disparates et fort bien unis en lui. Il mettait, paraît-il, la même conscience et la même perfection dans les divers produits de son double travail. Saint Paul, le tisserand-apôtre, nous recommanderait l’exemple de cet homme qui gagnait de ses mains son pain quotidien, et évangélisait les âmes, comme honorable entre tous, et particulièrement utile aujourd’hui, où l’injustice des impies accuse les pasteurs d’être des mercenaires, et s’imagine qu’il suffirait de supprimer leur traitement pour supprimer leur apostolat.
On eût pu craindre, entre ces deux pasteurs, quelques frottements. Les meilleurs chrétiens ne sont pas entièrement à l’abri des rivalités, et il est plus aisé de flétrir ces misères que de s’en garder. Si deux pasteurs d’une même église ont parfois tant de peine à vivre en paix, que sera-ce quand ils représentent des principes ecclésiastiques contraires ? Il faut qu’ils se heurtent et qu’ils se blessent.
À Boudry, il n’en fut rien. La profonde piété du pasteur Quinche suffisait aux besoins de sa paroisse, et son collègue fut amené à évangéliser plutôt les villages avoisinants. De temps en temps, ainsi que cela arrive dans les églises vivantes, se soulevaient les questions délicates et troublantes des sacrements, des droits des laïques, de l’édification mutuelle ; alors aussi il s’est formé à Boudry des réunions de fidèles aux tendances séparatistes. Mais le pasteur Quinche, au lieu de les mettre à l’index, du haut de son autorité sacerdotale, s’efforçait d’entourer ces chrétiens d’égards et de tendresse ; il donnait satisfaction à leurs besoins spirituels, et il les traitait non en loups, mais en brebis. Il maintint l’amour où d’autres auraient semé la méfiance, et il en fut récompensé, car Dieu permit que tout son troupeau lui restât fidèle.
Mieux encore que sa patrie, sa paroisse a été pour Arnold Bovet un foyer chaud et lumineux.
Plus que le pays, plus que l’Église, le foyer, c’est la maison paternelle. À cet égard surtout, on peut dire que Dieu avait préparé, pour la plante qu’il voulait y faire grandir, un terrain de choix.
Il faut remonter assez haut pour trouver les premières racines de la piété dans laquelle devait vivre et mourir Arnold Bovet. Déjà au XVIIIe siècle, quand l’Église chrétienne sur le Continent ressemblait plus au désert du Sahara qu’à un Jardin de l’Éternel, il y avait çà et là des oasis, grâce auxquelles Dieu conservait la vie religieuse et en préparait le réveil. Les communautés moraves surtout entretenaient le feu sacré. L’aïeule paternelle d’Arnold appartenait à l’Église des Frères, et il n’est pas douteux que, déjà là, nous ne puissions discerner une des sources dont devait procéder sa vie spirituelle.
Son père, Philippe Bovet et son oncle Charles avaient été amenés à la foi surtout par le ministère d’un précepteur chrétien. Leur sœur Fanny, dont la piété très intense leur fut aussi en bénédiction, avait épousé Adolphe de Pourtalès, un des fondateurs de la petite Église dissidente de la Place d’Armes à Neuchâtel.
Les deux frères Bovet passaient chaque année plusieurs semaines en Allemagne, où ils fréquentaient les foires de Francfort et de Leipzig. À Francfort, ils ne se bornèrent pas à nouer des relations commerciales ; leur piété les poussait à en rechercher d’autres. Aujourd’hui, comme lors de la création, quand Dieu travaille dans le chaos de l’humanité, il commence, en bon ouvrier, par éclairer l’atelier. Il sépare « les ténèbres d’avec la lumière », il rétablit, dans le mélange universel, le contraste entre les vrais chrétiens et les autres. À Francfort, les fidèles nouvellement convertis étaient un peu en marge de la société, des étrangers aux yeux du monde même pieux ; heureux de comprendre la vérité, ils souffraient de n’être pas compris. Le lien caché et fort de la vie divine leur inspirait le désir et le secret de se rencontrer : ils se cherchaient et ils se trouvaient ; ils se liaient vite et étroitement, comme des voyageurs dans un désert.
C’est ainsi que les frères Bovet firent la connaissance de deux sœurs, Mme Dumont et Mme Mumm, converties pendant le réveil qui se rattache au ministère du pasteur Pilet. Bertha Mumm, fille de la dernière, avait été élevée dans ce qu’on appelle le « grand monde », et ses parents avaient pris soin de cultiver tous les dons de cette riche nature. Jeune encore, elle se convertit en même temps que plusieurs de ses amies, pendant son instruction religieuse faite avec M. Pilet, et elle n’hésita pas à accepter les conséquences de cet acte, telles que les concevait la piété du Réveil : une franche et complète rupture avec le monde, et une entière consécration au service de Dieu. Cette nouvelle position était d’autant plus délicate et pénible que la mondanité avec laquelle il fallait rompre n’avait rien de grossier ni de répugnant. Les attraits les plus forts et les jouissances les plus nobles s’y alliaient à un profond respect et à une certaine pratique de la religion ; en sorte que les personnes qui s’en séparaient devaient nécessairement paraître étroites, exagérées, irraisonnables. Mais Bertha Mumm avait « calculé la dépense » ; ou plutôt, elle estima qu’ayant reçu la grâce infinie de Dieu, elle n’avait plus de calculs à faire ; aussi le Seigneur semble-t-il s’être plu à la dédommager, en lui accordant une existence qui fut, à tous égards, un véritable épanouissement.
En 1834, elle épousa Philippe Bovet, et la jeune patricienne, élevée dans la plus belle maison de Francfort, s’en alla joyeusement s’installer dans le modeste appartement que ses beaux-parents avaient fait préparer pour le jeune ménage, dans les mansardes de leur maison à Boudry. C’est là qu’est né Arnold ; c’est là que vécut sa famille, jusqu’au moment où la mort de ses grands-parents élargit la situation et la demeure.
Une noble nature conserve sa royauté dans n’importe quel cadre. Mme Bovet devait attirer, sans même le vouloir, les âmes parentes de la sienne, et s’enrichir encore en partageant avec elles les grâces dont Dieu l’avait comblée. Sa conversation était encyclopédique, comme son esprit. Elle entretenait une vaste correspondance avec les hommes les plus marquants du monde scientifique, littéraire et religieux d’alors ; et des théologiens comme le pasteur Bonnet, de Francfort, et des philosophes comme Charles Secrétan, ne dédaignaient pas de discuter avec elle sur des sujets en général peu familiers aux dames.
Bientôt la maison de Boudry devint un centre de lumière où affluaient les amis de près et de loin, parmi lesquels il faut nommer M. Abram-François Petavel, poète, savant et écrivain, promoteur du Réveil et ami d’Israël. On lui a, à bon droit, appliqué l’expression d’un Père de l’Église : Piè doctus et doctè pius. L’hospitalité, large sans aucun apparat, y était plus qu’écossaise. Le mélange de simplicité et de grandeur qui caractérisait la maîtresse de la maison, se retrouvait dans son accueil. Certains amis, confortablement installés dans leur chambre, s’apercevaient tout à coup que c’était celle de leurs hôtes, et se demandaient, non sans angoisse, quel coin ceux-ci avaient pu se réserver. On leur faisait d’ailleurs payer leur écot d’une façon assez originale. Le visiteur était prié de poser, et Bertha Bovet, de son crayon si fin, faisait un portrait, sous lequel le modèle devait écrire son nom avec une petite addition, vers, prose ou passage biblique. Cette collection, qui forme une sorte de galerie des contemporains, a été soigneusement conservée dans un album, et, en la parcourant, le lecteur refait son histoire religieuse du milieu du XIXe siècle. Les portraits sont de profil, dessinés dans le goût du temps, d’une manière un peu féminine et fignolée, mais souvent frappants de ressemblance. Voici quelques noms parmi les plus connus, dans cette foule où se coudoient fraternellement les Suisses, les Français, les Allemands et même un prince nègre.
- Charles Monnard.
- Alexandre Vinet. 11 septembre 1815. « Le fruit de la justice se sème dans la paix. »
- Le pasteur Grandpierre. 28 septembre 1845. « Veuillez ne pas oublier un homme, un pécheur, un chrétien, un ministre de l’Évangile qui a un si urgent besoin de la grâce et du secours de son Dieu-Sauveur. »
- La comtesse de Gasparin. « Ne crains point, crois seulement. »
- M. Armand-Delille. « Dieu est amour. »
- Le missionnaire Gobat, dont la fille jouait le rôle de la nourrice dans une représentation d’Athalie.
- M. Guers.
- Le pasteur Haerter, de Strasbourg, dont la figure et la voix faisaient si grand peur à la petite Clara Bovet, quand il la prenait à part pour l’évangéliser.
- Daniel Le Grand, le bienfaiteur du Ban-de-la-Roche, grand-père de T. Fallot. « J’élève mes yeux vers les montagnes d’où me viendra le secours. »
- H. Hollard.
- Edmond de Pressensé, 1846.
- Amélie Sieveking, célèbre en Allemagne par son établissement d’éducation et par son influence sur la jeunesse.
- Wichern, le fondateur du « Rauhe Haus » de Hambourg.
- Le missionnaire Casalis, dont le fils Eugène fut un des premiers amis d’Arnold.
- Christophe Blumhardt.
- Léon Pilatte. « Priez pour lui ! »
- Frédéric de Rougemont.
- Charles Secrétan. « Cherchez la vérité. »
- Le docteur Barth qui, conformément à la boutade de Petit-Senn : « Nul n’est content de son portrait, ni mécontent de son visage », ose écrire sous le sien : « Pas ressemblant » (nicht getroffen).
- Charles Robert, 30 septembre 1850. « Je suis venu, j’ai vu, j’ai aimé. »
- H.-Fréd. Amiel.
- Manuel Matamoros.
- Le professeur Frédéric Godet.
- Tsekelo Moshesh.
- Le pasteur Bonnet, de Francfort, parrain d’Arnold.
On comprend ce qu’avait de singulièrement développant pour l’esprit et le cœur l’atmosphère d’une maison honorée de semblables visiteurs ; mais il y a peut-être, dans ce privilège même, un danger subtil.
Pour les parents, celui de trop subir l’influence des amis et de se laisser aller à divers courants de pensée et de vie. On n’y a pas entièrement échappé à Boudry. Par moments, sous l’influence de certains hôtes, on était un peu trop « sous la grâce », et on goûtait une joie de vivre qui pouvait étonner des chrétiens plus rigoristes puis, subitement, par réaction, ou sous d’autres influences, on entrait dans une phase plus ascétique, plus austère, au risque de retomber « sous la loi ».
Un autre danger résulte du fait que les invités, si pieux soient-ils, deviennent facilement, sans s’en douter, un peu courtisans. Le moyen de dire des vérités à des hôtes si aimants ? Tout le monde n’a pas la rude franchise de Guillaume Le Grand, chrétien de Bâle, célèbre par ses originalités et ses boutades. Pendant les réunions religieuses (Kirchentag) qui avaient lieu à Francfort, il fut invité avec d’autres à dîner chez un patricien de cette ville et lui demanda s’il fréquentait les assemblées. Très gracieusement, l’hôte répondit qu’il se bornait à recevoir à sa table les congressistes qui voulaient bien l’honorer de leur présence, ce qui lui valut de la part du vieux chrétien cette apostrophe, intraduisible en français, et prononcée avec le plus rude accent bâlois : Das isch grad liederlich von Ihnen (« C’est en quoi vous avez grand tort ! »)
Pour les enfants pareillement, l’affluence d’hôtes chrétiens peut être à la fois bienfaisante et dangereuse. Aussi longtemps que l’œuvre de Dieu n’est pas même commencée en eux, ils remarquent chez les pasteurs plutôt les défauts et les ridicules que les qualités. Sur ce point, l’œil de l’enfant est un vrai microscope… La grille d’entrée une fois franchie, on pénètre dans la Fabrique de Boudry par une belle allée d’arbres, dont le premier, à gauche, est un vieux charme, au tronc noueux, aux bras tordus, d’un accès très facile. C’est là que le petit Arnold, en compagnie de ses deux sœurs plus âgées que lui, s’installait pour observer l’arrivée des visites. Cette surveillance enfantine a dû s’exercer ailleurs encore. Les meilleurs chrétiens laissent découvrir dans l’intimité les petits restes de leur vieille nature. Il suffit parfois de minuties, défauts, mal corrigés, inégalité d’humeur, facéties ou plaisanteries déplacées, pour nuire dans l’âme de l’enfant au travail de la piété, et pour y gâter l’impression faite par le témoignage des hommes de Dieu. Ce sont là « les mouches mortes qui infectent et font fermenter l’huile du parfumeur » (Ecclésiaste 10.1). C’est pour cela que l’on voit tant d’enfants de parents chrétiens rejeter la piété. Associée dans leur esprit aux petitesses des hommes de Dieu, elle est, avec elles, haïe et méprisée.
Ce péril fut conjuré pour les enfants Bovet. Si la piété s’est développée de bonne heure dans leur âme, c’est qu’ils avaient appris à l’honorer dans la vie de leurs parents. Ceux-ci ne se laissaient jamais aller, devant leurs enfants, à juger le prochain, et lorsque la nécessité les y contraignait, ils avaient soin, par une petite phrase bien connue, de les faire préalablement disparaître. On entendait souvent M. Philippe Bovet interrompre une conversation par ces mots : « Surtout pas de noms propres ! » C’était arrêté net toute médisance, car quel plaisir reste-t-il à parler du péché quand il est interdit de nommer le pécheur ? Au contraire de certains parents dont la sévérité pour leurs enfants n’a d’égale que leur indulgence pour eux-mêmes, M. et Mme Bovet plaçaient les leurs sous la grâce et leur laissaient une liberté que d’autres eussent peut-être trouvée excessive.
Le dimanche, on mangeait de la soupe au riz — parce qu’elle se conserve chaude plus longtemps qu’une autre —, les parents avaient ainsi le temps de faire, à loisir, leur visite hebdomadaire aux prisonniers du château de Boudry. Chaque soir, alternativement, les frères Bovet allaient faire le culte aux malades de l’hôpital, et chaque jour la mère s’y rendait pour servir de ses propres mains le dîner aux pensionnaires. Cet hôpital, fondé par elle dans une ancienne boucherie, fut transféré plus tard dans un bâtiment affecté actuellement à la Préfecture. Vis-à-vis, s’élève une maison au fronton de laquelle on lit cette inscription :
Ici naquit, le 24 mai 1743, le tribun de la Révolution française,
Jean-Paul Marat, surnommé l’ami du peuple.
Il est difficile de ne pas se dire, à la vue de ce nom célèbre, qu’il y a différentes manières d’être « l’ami du peuple », et que si les uns se sont arrogé ce titre, d’autres, moins connus, mais plus dignes, l’ont pleinement réalisé.
Pour comprendre combien fut chaud le foyer paternel d’Arnold Bovet, il faut maintenant pénétrer au centre même des cercles concentriques qui le constituent et que nous avons décrits, et essayer de plonger nos regards dans l’âme même de ses parents.
Pour celle de son père, nous ne possédons guère qu’un trait, mais bien suggestif dans sa brièveté. Un jour, l’abbé Michon se trouvait, après une conférence sur la graphologie, en compagnie de quelques autres invités, chez le professeur Frédéric Godet. Le gendre de Philippe Bovet, Félix, eut l’idée de présenter au spécialiste quelques lignes de l’écriture de son beau-père. Au premier coup d’œil, l’abbé Michon s’écria : «Quel homme de cœur ! quel homme de cœur ! » « Certes, répondit Félix Bovet, mais ne voyez-vous pas autre chose ? » « Assurément, reprit le graphologue, il doit aimer la musique, la littérature, il doit aimer… mais du cœur, du cœur à revendre !… » Du cœur à revendre, voilà Philippe Bovet. Son fils devait faire sur ce point un splendide héritage.
Nous pouvons être moins sobres sur la mère d’Arnold. Dans la biographie des rois de Juda et d’Israël, la Bible n’oublie presque jamais une indication qu’elle juge importante : « Sa mère s’appelait…» Une des raisons de ce détail est probablement l’immense et prépondérante influence exercée sur l’âme du fils par celle de sa mère. Cela est vrai, en tout cas, pour Arnold : sa physionomie intellectuelle, morale et religieuse est la reproduction de celle de sa mère, il vaut donc la peine de conserver le portrait de Bertha Bovet.
Son visage, aux traits nobles plutôt que fins, exprimait une grande bonté, mais toujours avec quelque chose de la « grande dame ». Quelques amis se plaisaient à l’appeler « l’imposante lady ». On ne pouvait s’empêcher, ni de l’aimer beaucoup, ni de la craindre un peu. Ses enfants disent que sa belle main, qui savait dessiner ou peindre tant de jolies choses, excellait aussi à donner, quand il fallait, d’admirables soufflets.
Au moral, nous possédons d’elle un portrait graphologique, moins concis que celui de son mari, mais, paraît-il, remarquablement fidèle ; en voici les principaux traits :
« Voilà l’écriture d’une maîtresse-femme ; que de virilité unie à la sensibilité vraie ! quel bel équilibre de la tête et du cœur ! Vous avez là certainement un splendide type, et cette écriture est bien rare chez la femme. Nous avons d’abord, comme intelligence, une organisation logicienne fortement idéaliste ; le côté logicien domine… C’est une tête encyclopédique, apte à se livrer au plus grand nombre des connaissances humaines, à la fois penseuse et raisonneuse, intuitive et déductive, théoricienne et pratique.
« Au point de vue du cœur, sensibilité ; non la sensitivité, la sensibilité d’abandon, mais la sensibilité largement développée pour faire la femme de cœur en même temps que la femme de tête, c’est-à-dire celle dont les impressions sont soumises au contrôle de la tête et de la raison.
« Au point de vue volontaire, nous avons pour manifestation l’obstination, la ténacité. Ce sont deux forces précieuses ; elle y joint la persistance douce. Le côté d’ordinaire sec et rude des persistants, des forts volontaires, disparaît ici. Elle a une très grande clarté d’esprit, de là son jugement sain qui n’est un peu influencé quelquefois que par un léger mouvement d’imagination…
« Grande simplicité. Une telle nature, se trouvant poseuse, recherchée, prétentieuse, serait un contre-sens que la nature ne fait jamais. Nulle apparence de fioriture ; tout est harmonie dans une âme bien faite, comme dans un beau visage.
« Elle est défiante, attentive, prudente (elle a le trait fréquent du procureur), comme l’expérience lui a profité. La franchise est très marquée… cependant, quelques légers mots disent bien le tact de la femme, et la franchise n’est pas la naïveté bête de certaines natures inintelligentes. Les instincts sont larges, grands, généreux. Cependant, rien ne dit la prodigalité sans raison, au contraire, l’instinct ordonné, économe, s’y montre bien.
« Il y a une telle harmonie dans les majuscules si sobres de cette écriture que nous ne nous hasardons guère à en conclure le sentiment du beau, l’aptitude pour l’art.
« La belle dominante de cette écriture, c’est l’absence complète du moi ; la personnalité s’efface complètement, nul égoïsme ; elle aime les autres pour eux, etc. »
Admettons, comme il convient de le faire devant presque tous les portraits graphologiques, un peu d’exagération dans l’éloge et un léger voile sur les défauts. Il reste néanmoins une figure d’une singulière beauté, et on comprend l’attrait qu’elle a exercé. Pour compléter l’esquisse faite par un étranger, et donner une idée de ce que la mère d’Arnold Bovet pensait d’elle-même, laissons-la parler ; on verra qu’après avoir consacré sa vie à Dieu, elle ne se considérait pourtant pas comme une déshéritée.
« Cette conscience, constamment blessée à mort, fait contrepoids à tout le bonheur qui m’environne, à la jouissance qui m’est accordée de tout ce qui peut embellir l’existence. Rien n’y manque. Je suis dans un milieu, non seulement extraordinairement béni et heureux, mais encore analogue à mon caractère et à mes capacités et besoins spéciaux. Santé, affections naturelles et choisies, intérêts de cœur et d’âme, moyens d’effectuer, tout m’est donné, et avec cela, les facultés d’en jouir en en sentant le prix et la valeur. »
Pendant que Bertha Bovet attendait la naissance de son troisième enfant, elle était convenue avec un chrétien de Genève, M. Demole, de prier tous les jours pour le fils qu’on espérait. Celui des deux qui aurait manqué à cette prière quotidienne devait aussitôt en prévenir l’autre. L’enfant porté, avant sa naissance, par tant de prières, fut Arnold. Ce dernier trait achèvera le tableau que nous avons voulu tracer de son berceau, et nous pouvons conclure cette esquisse en disant au nouveau-né : « Enfant ! tu es de ceux auxquels il sera beaucoup redemandé, car sur cette pauvre terre si dure et si froide, bien peu de fils d’Adam se sont vu préparer par Dieu un foyer plus chaud et plus lumineux ! »