L’Église est sur la terre le « Royaume de Dieu » ou « des Cieux »a. L’idée de cette Société d’un ordre spécial et supérieur est déjà sensible dans l’Ancien Testament. Elle se lie à celle de « peuple de Dieu », avec laquelle elle se forme et se développe, selon la loi du symbolisme providentiel. Elle se laisse entrevoir dès avant le déluge. Les fils de Dieu et les fils des hommes (Genèse 6.2) désignent, d’après certains interprètes, ceux qui avaient conservé le vrai culte, en opposition avec ceux qui l’avaient abandonné ; d’après d’autres, les enfants de Seth et les enfants de Caïn, dans leur caractère respectif de piété et d’impiété. C’est déjà le monde et l’Église ; c’est le semen serpentis et le semen mulieris de notre ancienne dogmatique (Cf. Hébreux 11.4-7 : Abel, Hénoc, Noé ont déjà, comme Abraham, la justice de la foi.) L’idée du « royaume » ou de « la famille » de Dieu se précise par la vocation d’Abraham, par la formation de la théocratie mosaïque, où le Seigneur fait sa demeure, rend ses oracles, dispense ses grâces, tandis qu’il laisse le reste du monde à lui-même (Actes 14.16). (Cela n’emporte pourtant pas que tout ce qui était en dehors de la famille élue fût en dehors du Royaume de Dieu, au sens spirituel : les exemples de Melchisédec, de Jéthro, de Job montrent le contraire.) Elle s’étend avec l’attente du Messie, annoncé comme le fondateur d’un royaume qui absorberait tous les autres et qui ne passerait point. Elle grandit de siècle en siècle avec l’image de ce grand Roi théocratique, à laquelle chaque prophète ajoute quelque nouveau trait.
a – Cette assertion, aussi contestée aujourd’hui qu’elle l’était peu autrefois, sera justifiée ci-après. (Edit.)
A l’époque où Jésus-Christ parut, l’expression de « royaume de Dieu » ou « des Cieux » était généralement consacrée comme dénomination du temps et du règne du Messie (Matthieu 3.2 ; 4.17 ; 10.7 ; Marc 1.14-15, etc.).
Les Juifs, prenant littéralement les oracles messianiques, se figuraient ce règne comme universel, plein de gloire et de grandeur, mais terrestre ; ils s’attendaient à y occuper une place à part. Jésus-Christ, renversant ces idées et ces espérances grossières, expliquant le vrai sens de la prophétie, proclama le règne de la vérité et de la sainteté : règne spirituel, qui est dans ce monde sans être de ce monde, qui s’ouvre aux nations et qui se ferme à la masse d’Israël à cause de son incrédulité. Il fonde la Nouvelle Jérusalem, préfigurée par la Jérusalem ancienne, et destinée à former dans les Cieux ce Royaume éternel où Dieu sera tout en tous.
Il y a là des aspects multiples, comme dans tout ce qui tient au divin, et par là à l’infini ; il y a, en particulier, le côté interne et le côté externe, qu’il faut unir sans les confondre, et distinguer sans les isoler. L’exclusive contemplation du premier amène à tout quintessencier, à force de spiritualiser ; l’exclusive contemplation du second aboutit à tout matérialiser : écueils inverses, contre lesquels on ne saurait trop se prémunir.
La question de l’Église fut une des plus vivement débattues au xvie et au xviie siècles. A la fois dogmatique et politique, liée aux intérêts civils comme aux intérêts religieux, en suite des principes théocratiques du Moyen Age, elle tenait à tout et se posait partout. Aussi occupa-t-elle une haute et large place dans la théologie de cette époque.
En brisant l’unité romaine, la Réforme avait heurté des idées consacrées par le droit public, aussi bien que par d’antiques croyances. Il était donc naturel que le débat fût ardent sur un fait aussi grave, qui avait ébranlé toutes les institutions comme toutes les opinions, et partagé l’Occident en deux camps ennemis. Le légitimer était pour les protestants une obligation, une nécessité, à laquelle ils ne pouvaient se soustraire ; d’autant que les catholiques dirigeaient de préférence leurs efforts sur ce point, capital à leurs yeux, y concentraient souvent leurs attaques et voulaient en faire dépendre tout le reste. Ils espéraient emporter par là la question dogmatique, décider la controverse générale et frapper le Protestantisme d’un coup mortel. C’est ce qu’entreprit en particulier l’école dite méthodiste ; c’est ce que firent, en France, le cardinal de Richelieu, Nicole, Arnaud, Bossuet, Fénélon, etc., d’après ce principe que si Rome est la vraie, la seule Église, tout ce qui rompt avec elle est, par cela même, convaincu d’hérésie.
La réaction du xviiie siècle jeta dans l’extrême contraire sur ce point, comme sur presque tous les autres. En se détachant de ce qui avait fait l’importance de la question ecclésiastique, on se détacha de la question elle-même. Le côté historique conserva seul quelque intérêt ; le côté dogmatique et mystique, c’est-à-dire le grand côté, était négligé, ou l’on n’y touchait guère que pour amoindrir les différences confessionnelles dans des essais d’union.
Avec le Réveil, les controverses se sont ranimées entre le Catholicisme et le Protestantisme, et l’on y a rencontré de prime abord la grande question sur laquelle les deux communions se divisent si profondément. De plus, les nouveaux aspects sous lesquels on l’a envisagée lui ont donné, au sein même du Protestantisme, une gravité qu’elle n’avait jamais eue. Elle passe de jour en jour davantage du domaine théologique ou religieux dans le domaine politique ou social, quoiqu’à un autre point de vue que celui du xvie siècle. Une des préoccupations les plus vives et les plus générales, dans l’examen comparatif des Églises, est de les juger par l’influence qu’elles exercent sur la prospérité des peuples, plus encore que par la pureté de leur doctrine et de leur culte.
Il y eut peu de dissentiments entre les Réformateurs sur la notion de l’Église. A côté de quelques diversités de tendance et de forme, on était d’accord quant au fond. En distinguant « l’Église invisible » de « l’Église visible », on n’hésita pas sur les attributs et les droits de celle-ci ; en y relevant l’élément spirituel et interne, on y maintint fermement l’institution extérieure et divine ; on resta à égale distance du formalisme catholique et de l’idéalisme anabaptiste. Il y eut à cet égard une harmonie remarquable de principes, malgré des différences que nous ne méconnaissons point. Aujourd’hui, au contraire, il s’est produit les vues les plus divergentes. Les deux extrêmes du radicalisme et du cléricalisme se heurtent de toutes parts. Les débats sur ce point sont aussi vifs que sur aucun autre. Ils préoccupent aussi universellement et aussi fortement que les débats dogmatiques, s’ils ne préoccupent davantage. Bien des esprits distingués semblent y attacher l’avenir du Christianisme, par une fascination que les tendances toutes politiques de notre époque peuvent seules expliquer.
Je ne saurais mieux compléter ce rapide aperçu qu’en plaçant ici quelques remarques sur les divers sens du mot « église ».
1° Sens étymologique (et biblique). — Le mot « église » (ἐκκλησια) signifie simplement « une assemblée ». Les Septante l’ont employé pour rendre les termes hébreux de michra, kahal, gnadah, qui marquent des assemblées de toute espèce (Psaumes 1.5 ; 7.8 ; 22.23 ; 26.12) ; ils l’appliquent (1 Samuel 19.20) à une réunion de prophètes ; mais ils s’en servent surtout pour désigner les grandes convocations d’Israël, les assemblées du peuple (Nombres 27.17, 22 ; 28.18, 23, etc.).
Cette expression a dû conserver dans le Nouveau Testament quelque chose du sens étendu qu’elle a dans l’Ancien. Le style des Evangélistes, qu’on a nommé « grec-hébreu », « grec-alexandrin », s’est formé en grande partie sur celui des Septante. Aussi n’y a-t-il rien de mystérieux dans l’usage qu’ils font du mot « église », au point de vue où nous l’envisageons ici. Ils le prennent dans son acception ordinaire, en l’appropriant seulement à l’idée chrétienne. Et comme ce mot désigne en général une assemblée, il est naturel d’attendre qu’il désignera chez eux celle des disciples, sous ses diverses formes. Ils l’emploient : 1° dans sa signification commune, pour une assemblée quelconque, religieuse ou civile, régulière ou irrégulière (Actes 19.32,39) ; 2° dans le sens le plus ordinaire des Septante, pour l’assemblée d’Israël (Actes 7.38 ; Hébreux 2.12, citation du Psaumes 40.10) ; 3° dans l’acception qui seule nous intéresse ici, pour l’assemblée ou les assemblées des chrétiens.
Sous cette dernière acception, je distinguerai cinq applications particulières. Le nom d’« église » est donné : 1° à toute réunion des disciples ayant pour but leur édification : « Si donc l’Église est assemblée en un même lieu et qu’un infidèle y entre, etc. » (1 Corinthiens 14.19, 23, 35 ; 3 Jean 1.6). C’est en ce sens qu’il est parlé de l’église en telle ou telle maison (Romains 16.5 ; 1 Corinthiens 16.19 ; Colossiens 4.15 ; Philémon 1.2) ; c’est en ce sens que Tertullien a dit : « Là où il y a trois personnes, même laïques, là est une église » ; — 2° à une réunion plus considérable, placée sous la direction d’un pasteur ou d’un « presbytère » : l’église d’une ville, les églises d’une contrée (Colossiens 4.16 ; 1 Thessaloniciens 1.1 ; Galates 1.2) ; — 3° à une réunion plus étendue encore, comprenant plusieurs de ces congrégations plus ou moins organisées. Ainsi l’Église générale de Rome se composait d’un certain nombre de ces églises particulières (Romains 16.5, 10-11, 14-15). Il en était de même à Corinthe. L’Apôtre adresse son épître à l’Église de Dieu (1 Corinthiens 1.2 ; Cf. 2 Corinthiens 1.1) ; il veut qu’on prenne pour juges des différends « les moins considérés dans l’Église » (1 Corinthiens 6.4) ; et il parle pourtant des églises de la même cité. « Que vos femmes, dit-il, se taisent dans les églises » (1 Corinthiens 14.34). Il mentionne, Romains 16.1, l’Église de Cenchrée, faubourg et port de Corinthe, et appartenant probablement à l’Église de la ville comme à la ville elle-même. Nous lisons Romains 16.16 : « Toutes les églises de Christ vous saluent », c’est-à-dire, ce semble, toutes les églises du lieu où se trouvait l’Apôtre ; or, il écrivait de Corinthe, comme le prouve Romains 16.1, et comme on en est d’accord. Ce qui existait à Corinthe et à Rome devait exister ailleurs, à Jérusalem, par exemple (Cf. Actes 2.46 ; 8.1 ; 11.22 ; 12.5, et ch. 15), à Antioche (Actes 13.1 ; 11.26), à Ephèse, etc. C’est sous cette forme que se montrent, immédiatement après l’âge apostolique, les églises des grandes villes où l’Évangile s’était largement répandu. L’Église générale de ces cités, dirigée par le presbytère ou par l’évêque, se compose d’églises particulières dont chacune a son pasteur ou ses pasteurs ; — 4° à la totalité des personnes faisant profession de christianisme (Matthieu 16.18 ; Actes 20.28 ; 1 Corinthiens 10.32 ; 12.28 ; Éphésiens 3.10,21 ; Colossiens 1.18, 24). L’Église que devait ouvrir ou fonder saint Pierre est bien l’Église extérieure, l’ensemble des chrétiens confessionnels. Parmi les trois mille qui y furent ajoutés dans l’entraînement du jour de la Pentecôte, on peut sans doute tenir pour certain qu’il y eut des irrégénérés. C’est bien encore l’Église extérieure et l’Église générale, sur laquelle sont établis les ministres extraordinaires et ordinaires ; c’est bien cette même Église où les Épîtres révèlent tant de désordres de doctrine ou de conduite ; — 5° à l’ensemble des vrais chrétiens qui, unis au Seigneur par la foi et la charité, participent à la vie qui vient de lui (Éphésiens 1.22-23 ; 5.23, 32 ; Hébreux 12.22-23). C’est en ce sens que l’Église est « la Maison de Dieu en esprit », « le Corps mystique de Christ », « la Nation sainte », etc., etc.
Sur cette nomenclature, que nous croyons exacte, s’appuiera, de près ou de loin, toute notre étude. Les deux dernières catégories sont celles qu’il importe surtout de noter, car elles posent le double fait auquel vont sans cesse aboutir les discussions, savoir : d’un côté l’Église intérieure, invisible, mystique, de l’autre l’Église extérieure, visible, historique.
Observons que, quoique le sens biblique repose sur le sens étymologique, le terme d’« église » a pourtant revêtu un caractère spécial dans la langue chrétienne, comme ceux d’« apôtre », d’« évangile », et qu’on le dénaturerait dans bien des cas en voulant le rendre littéralement.
Selon quelques commentateurs, ce terme s’appliquerait encore, chez nos auteurs sacrés, aux lieux où se célébrait le culte. Cela n’aurait, certes, rien qui dût surprendre, puisque c’était un des sens du mot « synagogue » et que celui d’« église » l’eut de bonne heure. Cependant, il est probable, sinon absolument certain, que dans les passages qu’on cite (1 Corinthiens 11.22 ; 14.19 ; Actes 11.26), il marque la réunion des fidèles plutôt que l’édifice où elle se tenait. Dans les premiers temps, on n’avait pas de locaux exclusivement consacrés au service divin. On s’assemblait où l’on pouvait, dans des appartements offerts par quelques disciples, et qui restaient livrés aux usages ordinaires de la vie. Il ne s’y attachait pas le respect religieux qu’inspirent les temples. Il en était à peu près comme des réunions de nos jours.
On a soutenu aussi que l’Église désigne dans le Nouveau Testament le corps des pasteurs, à l’exclusion des fidèles ; d’où la distinction si tranchée chez les catholiques entre l’« Église représentative » et l’« Église représentée » (clergé et laïques). On l’infère d’un seul passage (Matthieu 18.17), par une induction que réduit à néant 1 Timothée 5.20. Le nom d’« église » est quelquefois, au contraire, donné aux fidèles, en dehors des pasteurs (Actes 15.4, 22 ; 20.28 ; 1 Corinthiens 12.28). Du reste, cette distinction des pasteurs et des troupeaux, toute réelle qu’elle est, s’efface quand on considère l’Église en elle-même ; elle n’est plus que l’ensemble des croyants, où existent des ministères et non des privilèges.
2° Sens patristique. — Le mot « église » ne tarda pas à recevoir une acception nouvelle. Dans la lutte contre les hérésies ou les opinions particulières, se forma de bonne heure l’idée de l’Église catholique, ou de la grande et véritable Église, par opposition aux sectes. Cette idée se manifeste déjà dans Ignace, Justin, Irénée, Tertullien, Clément d’Alexandrie, Origène, etc. Elle se formule d’une manière toujours plus positive, elle passe dans les Symboles, s’établit comme un principe dans les opinions et dans les lois, et se fond enfin, en Occident, dans le droit divin du Saint Siège.
Cette notion a pour base l’Église générale du Nouveau Testament ; mais elle en diffère pourtant beaucoup. Elle est plus exclusive et plus extérieure ; elle s’est matérialisée et faussée, en portant sur l’Église visible les attributs et les privilèges de l’Église invisible.
Il était sans doute nécessaire qu’on cherchât à maintenir la doctrine de vie contre les tendances judaïques et philosophiques qui l’altéraient si profondément. Les Nazaréens et les Ebionites auraient fait du Christianisme une simple forme du Mosaïsme ; les gnostiques en auraient fait un pur système idéaliste. Il importait extrêmement de se garder contre cette double exagération de la spéculation qui égare, et de la lettre qui tue ; il fallait conserver intègre le dépôt de la foi ; il fallait sauvegarder ensemble la vérité et l’unité. Mais on alla beaucoup trop loin. Le dogmatisme et le formalisme prirent la place de la foi et de la vie. L’Église, représentée par ses conciles, enveloppée dans ses formulaires, appuyée sur sa hiérarchie, et trop souvent sur le pouvoir civil, se déclara seule dépositaire de la vérité et de la grâce ; la communion avec elle fut regardée comme indispensable au salut. « On ne peut avoir Dieu pour Père, disait Cyprien, si l’on n’a l’Église pour mère. » Et ce mot, qui substituait l’union extérieure avec l’Église à l’union intérieure avec Jésus-Christ, n’était que l’expression de l’esprit du temps. De là des abus sans nombre : accroissement graduel de la puissance épiscopale, ou de l’Église représentative ; habitude de considérer le clergé, revêtu de si hautes attributions, comme médiateur entre la terre et le ciel ; reconstruction de l’idée et presque de la caste sacerdotale ; vertu inhérente attachée aux sacrements, régulièrement administrés ; autorité excessive des prescriptions ecclésiastiques, égalées ou même substituées à celles de la Bible, ce qui amena la négligence des Saintes Écritures ; formation progressive des principes d’où sortit enfin le dogme de l’infaillibilité ; recours à la force pour maintenir les décrets dogmatiques et disciplinaires, et pour ôter de l’Église et du monde quiconque refusait son adhésion ou sa soumission. De plus, à mesure que les ordonnances ecclésiastiques acquirent cette importance exagérée, la vie religieuse s’altéra, les œuvres et les observances légales furent plus recommandées et plus estimées que le renouvellement spirituel, auquel elles se substituaient. Dès que l’Église se présenta comme possédant les clefs du Royaume des Cieux, l’extérieur de la piété, seule chose qu’elle put atteindre et réglementer, dût prendre aux yeux des peuples une valeur bien supérieure à celle qu’il a dans l’Évangile. Les pratiques ascétiques firent les saints ; et l’on eut, à la longue, un pharisaïsme aussi complet que celui qu’avait foudroyé Jésus-Christ. La forme l’emporta sur le fond. « Deux idées ont tout gâté, dit Twestenb, le mérite de l’homme et l’autorité de l’Église. » Et ces deux idées, nous venons de le voir, tiennent l’une à l’autre par des liens plus étroits qu’on ne le croirait au premier abord.
b – Introd. à la Dogm.
Les Réformateurs s’attaquèrent vivement à cette opinion, si longtemps souveraine. Ils en ruinèrent les deux principaux appuis, savoir l’idée sacerdotale et l’idée sacramentelle. Ils la frappèrent encore au cœur par leur distinction fondamentale de l’Église visible et de l’Église invisible. Mais ils conservèrent une notion très haute, et exagérée à certains égards, de l’Église visible elle-même, de ses privilèges, de ses attributs et de ses droits. « Apprenons par le seul titre de mère, dit Calvin (I.C. 4.1.4), combien la communion d’icelle nous est utile, voire nécessaire ; d’autant qu’il n’y a nulle entrée dans la vie permanente sans que nous soyions conçus dans le sein de cette mère, qu’elle nous enfante et nous allaite de ses mamelles ;… hors du giron d’icelle on ne peut espérer rémission des péchés ni salut aucun… Il n’est pas licite de séparer ces deux choses que Dieu a conjointes, c’est que l’Église est la mère de tous ceux desquels il est le Père (IC. 4.1.1). » On trouve de semblables expressions chez Luther en face des tendances anabaptistesc. La Confession écossaise a cette clause : « Hors de l’Église visible, il n’y a aucun moyen ordinaire de salut. » L’épithète « ordinaire » est une restriction importante ; mais elle laisse voir la pensée de ces temps tout autre qu’on se la figure communément. On a passé ensuite à l’extrême contraire ; après avoir trop élevé l’Église extérieure, on l’a trop rabaissée.
c – Elles se retrouvent dans le haut luthéranisme actuel.
Il existe deux maximes qui caractérisent ces tendances antagonistes, et qu’il peut être bon de placer en regard. Voici la première : Ubi Ecclesia, ibi et Spiritus Dei. C’est la maxime catholique ; elle se trouve déjà dans Irénée. Voici la seconde : Ubi Spiritus, ibi et Ecclesia. On dit que c’est la maxime protestante. Mais cela n’est exact que dans l’opposition générale du Protestantisme au Catholicisme. Il faut réunir les deux maximes pour avoir la pensée réelle de la Réformation : car l’une a trait à l’Église visible, l’autre à l’Église invisible, et les deux Églises constituent dans la réalité des choses un seul et même tout. Ainsi l’entend le Protestantisme officiel. Seulement, relevant la seconde maxime en face du Catholicisme, qui s’attache trop exclusivement à la première, il est exposé à l’étendre outre mesure. On l’a fait souvent ; on le fait aujourd’hui plus que jamais. Il en est là comme à peu près partout ; la fuite d’un écart jette dans un autre.
3° Sens moderne. Le mot « église » a pris, de nos jours, une signification qu’il n’a ni dans l’Écriture, ni chez les Pères. On l’emploie communément pour désigner, non l’Église générale ou les églises locales du Nouveau Testament, non l’Église catholique des premiers siècles ou la vraie Église de la Réformation, mais des Sociétés diverses, ayant chacune sa doctrine, son culte, sa constitution propre, et formant des corps religieux entièrement séparés, quoique placés souvent les uns à côté des autres dans le même pays : Église grecque, latine, protestante ; Église luthérienne et réformée, épiscopale et presbytérienne ; Église gallicane, anglicane, helvétique, etc., etc. Ce n’est point l’église locale du Nouveau Testament. L’expression d’« église anglicane », « gallicane », etc., y touche en ce qu’elle marque la Société chrétienne d’une contrée ; mais elle en diffère : 1° en ce que dans cette acception le Nouveau Testament emploie le pluriel : les églises d’Asie ; les églises de Galatie ; les églises des Gentils ; 2° en ce que le Nouveau Testament n’indique par là qu’une diversité de lieu, tandis que l’expression moderne indique essentiellement une diversité de doctrine, et qu’elle n’embrasse pas tous les croyants du même pays. — Ce n’est pas non plus l’Église générale du Nouveau Testament, désignant l’ensemble des adorateurs de Jésus-Christ ; car les églises actuelles, même les plus étendues, ne contiennent qu’une portion des disciples de l’Évangile. Ce qui, dans la langue commune, répond aujourd’hui à l’Église générale du Nouveau Testament, c’est la Chrétienté, qui domine et enclot toutes les églises différentes. — Enfin, ce n’est pas l’Église catholique des Pères, seule dépositaire de la vérité et de la grâce évangélique, seule voie du salut, puisqu’il est à peu près universellement admis que les diverses églises sont des églises chrétiennes, qu’il peut y avoir, et qu’il y a dans toutes des âmes justifiées et régénérées, membres réels du corps mystique de Christ. Les théologiens catholiques le confessent eux-mêmes plus ou moins, en se fondant sur le principe de la bonne foi et de l’ignorance invincible.
On pourrait ajouter au sens biblique et historique le sens théologique ou eschatologique. L’Église a été conçue et représentée comme renfermant, non seulement les chrétiens, mais les justes de toutes les économies, non seulement les hommes, mais les anges. Cette vue, qui fut celle des scolastiques, peut s’appuyer sur quelques données ou quelques faces de l’enseignement sacré. Elle est étrangère à notre recherche.