Jusqu’ici nous n’avons fait que des préliminairese ; nous arrivons maintenant à la dogmatique même, ou à l’exposition des doctrines dont l’aspirant au saint ministère doit nourrir son âme, afin d’en pouvoir un jour nourrir l’Eglise. Parmi ces doctrines, il y en a qui nous sont connues à la fois par la raison et par la Bible ; elles constituent la religion naturelle ou la théologie générale (dogmes mixtes). Il y en a d’autres qui ne nous sont connues que par la Révélation et qui tiennent pour la plupart à la dispensation de grâce accordée aux hommes en Jésus-Christ ; elles constituent la théologie chrétienne spéciale (dogmes purs ou mystères).
e – Religion, Théologie, Révélation, Inspiration, Autorité de l’Ecriture, et tout cela pour arriver à la détermination du Principe chrétien. — (Ces préliminaires ont paru sous le titre : Introduction à la Dogmatique, en 1897 (Paris, Fischbacher, 1 vol. gr. in-8 de 673 pages).
On pourrait dire que les premières de ces doctrines composent la religion des êtres restés fidèles à Dieu et au bien ; les secondes celle des êtres tombés dans le mal : car si le péché n’était pas entré dans le monde, il n’y aurait pas eu lieu à la rédemption qui fait le fond du Christianisme. Toutefois cette distinction n’est point absolue, puisque d’un côté la dispensation de grâce est devenue pour l’univers tout entier une nouvelle manifestation de Dieu (Éphésiens 3.10 ; 1 Pierre 1.11) ; et que d’un autre côté les doctrines de la religion naturelle font aussi partie de l’Evangile. Si le Nouveau Testament donne seul les vérités constitutives de la théologie chrétienne spéciale, il a aussi restitué les vérités constitutives de la théologie générale qui s’étaient presque complètement perdues dans le monde et que la science n’avait pu retrouver et rétablir. Pour les unes comme pour les autres, l’Ecriture sainte est aujourd’hui la grande source de lumière, le principe supérieur de connaissance et de certitude (Matthieu 11.27 ; Jean 1.18). Aussi, pour les unes comme pour les autres, nous appuierons-nous essentiellement sur ses enseignements. Dès que nous avons en main une parole venue d’En-Haut, nous devons en faire notre autorité et notre règle suprême ; la logique et la piété, la raison et la foi nous le prescrivent égalementf.
f – Voir Introduction à la Dogmatique, chap. VII.
Nous traiterons successivement de l’Existence de Dieu et de ses Attributs, de la Création, de la Providence, des Anges bons et méchants, de l’Homme, de sa Chute, (théologie Générale), de son Rétablissement par Christ (Rédemption et Justification), de l’Egliseg et de nos Destinées futures (théologie chrétienne spéciale). Ce n’est là du reste qu’une indication de notre marche générale ; nous rencontrerons sur chacun de ces grands sujets bien des questions d’un haut intérêt quoique secondaires.
g – De l’Eglise, a paru en 1899 (Paris, Fischbacher, 1 vol. gr. in-8o de 510 pages).
Dieu veuille nous conduire lui-même en toute vérité, nous conserver, durant tout le cours de nos recherches, cette docilité humble, respectueuse, fidèle, que nous devons à sa Parole ; nous pénétrer de ces sentiments de simplicité, de sobriété, de vénération, de renoncement à nos idées propres qu’exige la méditation des mystères de son Etre comme des mystères de son Royaume ; et purifier nos cœurs en éclairant nos esprits ! Souvenons-nous de cette déclaration de saint Jean : « Celui qui dit : Je l’ai connu, et qui ne garde point ses commandements, est menteur, et la vérité n’est point en lui. » (1 Jean 2.4) et de cette autre de saint Paul : « Si quelqu’un présume savoir quelque chose (en demeurant dépourvu de charité), il n’a encore rien connu comme il faut connaître » (1 Corinthiens 8.2-3). « L’Evangile, dit Leibnitz, « est un soleil qui doit éclairer à la fois la tête et le cœur, ou qui « n’éclaire ni l’un ni l’autre. » Il existe un rapport de filiation réciproque entre la vérité et la vie, rapport qu’il faut reconnaître, sans pouvoir le déterminer avec une exactitude rigoureuse, et qu’il importe souverainement de maintenir. Or, il se rompt sans cesse dans nos études, où la vérité devient abstraite et morte, de concrète et vivante qu’elle est dans les Ecritures. Si nous sommes forcés de réduire la religion en théologie, sachons réduire ensuite la théologie en religion ; et tandis qu’on tient tant à transformer la foi en science, ayons plus à cœur encore de transformer la science en foi.
Dans cette fureur de notre temps à reprendre tout en sous-œuvre pour remettre tout en question, dans cet ébranlement général des premiers principes eux-mêmes, la croyance religieuse finit par n’être qu’une opinion comme toutes les autres : foi sans foi, qui manque de cette plénitude, de cette assurance, de cet abandon d’où naissent les renoncements et les dévouements. De là ces mille compromis de l’esprit de l’Evangile avec l’esprit du monde, et cet effacement du caractère chrétien jusque dans l’œuvre pastorale. — Que nous avons besoin de dire avec les apôtres : « Seigneur, augmente-nous la foi ! »
N’oublions pas quel est l’office réel de la théologie, si nous voulons apprécier avec exactitude et les services qu’elle rend et les périls qu’elle peut créer. Ses périls ne sont pas seulement dans ses écarts ; ils naissent de son essence même. Son objet direct est de maintenir ou de rétablir la vérité sainte ; de la garder au dehors contre les négations, au dedans contre les erreurs. Œuvre d’analyse et de critique, forcée d’isoler les divers articles de foi pour les examiner chacun à part, elle opère sur la religion comme l’anatomie sur le corps humain. Ce n’est pas le christianisme vivant qu’elle étudie, c’est le système chrétien ; encore faut-il qu’elle en sépare d’abord les parties constitutives (αρτρα πιστεως) qu’elle ne réunit qu’après les avoir disséquées. Mais de même que l’anatomie jette les bases des sciences médicales, assure leur marche, leur explique le trouble des fonctions en leur dévoilant l’état des organes ; de même la théologie, quand elle remplit sa mission réelle, affermit les fondements de la religion, elle la garantit des atteintes de l’hérésie et des attaques de l’incrédulité, elle la retient ou la ramène dans la droite voie, en lui présentant, toujours plus pure et plus complète, la vérité divine où la foi et la piété ont tout ensemble leur racine et leur aliment. Qu’elle soit apologétique ou dogmatique, symbolique ou biblique, la théologie est la science de la religion, elle n’est pas la religion elle-même.
Ainsi au clair sur la nature et la fin des études théologiques, on les apprécie leur prix et pas plus : on est préservé de ces tendances extrêmes qui tantôt les exaltent et tantôt les dépriment outre mesure. Surtout on comprend que si l’aspirant au saint ministère ne peut les négliger, il ne doit pas non plus s’y arrêter, en prenant le connaître pour l’être, c’est-à-dire le moyen pour le but. Cette simple observation, bien sentie, est un meilleur préservatif contre l’intellectualisme que toutes celles qu’on préconise maintenant.
Efforçons-nous de saisir exactement et pleinement les dogmes chrétiens, et puis plaçons-nous et tenons-nous en contact avec eux, de telle sorte qu’ils deviennent de plus en plus objets de foi et principes de vie, en devenant pour nous de saintes réalités.
Les singularités de nos jours nécessitent peut-être une autre observation ou exptication préliminaire. Le Christianisme, dit-on, ce n’est pas la doctrine de Jésus-Christ (doctrina Christi ou doctrina de Christo), c’est Jésus-Christ lui-même. Il faut donc rompre avec ce formalisme de l’orthodoxie, aussi vain, aussi fatal à la vie des âmes que le formalisme du culte. — Etrange direction, qui tend d’une part à déprécier la science de la foi et de l’autre à transformer la foi en science, car elle unit au dédain du dogme l’exaltation d’une sorte de gnose qui donnerait l’intuition du grand mystère de piété. Elle veut comprendre pour croire, ou tout au moins croire pour comprendre. Le fait ne lui suffit point ; il lui faut la théorie. Et tout en stigmatisant sur tous les tons ce qu’elle nomme l’intellectualisme, elle va la plupart du temps se résoudre dans un intellectualisme mystique, contre-pied de celui qu’elle combat, mais non moins réel.
Que prétend-on ? Veut-on dire que la connaissance n’est rien sans cette union avec le Sauveur qui, nous faisant une même plante avec lui, selon la vive expression de saint Paul, nous renouvelle à son image ? Mais cela on l’a toujours su, toujours cru, toujours dit, car on a toujours rappelé des paroles telles que celle-ci : « Quand j’aurais la science de toutes choses, si je n’ai pas la charité, je ne sais rien. » Oui, l’essentiel ce n’est pas de savoir Christ, c’est de l’avoir ; car l’avoir au sens indiqué, c’est tout le Christianisme. Mais pour l’avoir ainsi, il faut le chercher et le trouver tel qu’il est. Et qui nous le révélera, sinon sa parole ou sa doctrine, et la parole ou la doctrine de ses témoins qui ne fait qu’un avec la sienne ? Sans doute, la doctrine n’est pas le but. Le but est la vie. Mais la doctrine est le moyen : « Si vous persévérez dans ma doctrine, vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous affranchira » (Jean 8.31-32).
Gardons-nous de ces extrêmes qui ne parent à une erreur que par l’erreur contraire. Non, certes, ce n’est pas la doctrine qui sauve, c’est Jésus-Christ ; mais la doctrine évangélique nous donne le Christ réel, Celui qui est la lumière et la vie du monde, Celui « qui nous a été fait de la part de Dieu sagesse, justice, sanctification et rédemption. »
Efforçons-nous donc de l’embrasser dans sa pure et pleine réalité, cette doctrine salutaire : « C’est ici la vie éternelle, nous dit le Sauveur lui-même, qu’ils te connaissent, Toi, Le Seul Vrai Dieu, et Jésus-Christ que tu as envoyé. » (Jean 17.3).