Lorsque l’ange du Seigneur apparut à Moïse dans le buisson ardent, il lui dit : « Ote les souliers de tes pieds, car la terre où tu es est une terre sainte ! » De quel respect et de quel saint tremblement ne devrions-nous pas être saisis, en nous approchant de cette grande réalité dont la vision de Moïse ne fut qu’une ombre et qu’un type : Dieu manifesté en chair1 !
1 – Fra beato Angelico de Fiesole, moine et peintre, né en 1387 à Fiesole, près de Florence, et mort en 1455 à Rome, l’un des plus purs caractères que connaisse l’histoire de l’art, et que la beauté séraphique de ses anges et de ses saints a fait surnommer le Bienheureux et l’Angélique, ne peignait jamais la tête du Christ qu’à genoux et en priant.
M. Renan, dans ses Etudes d’histoire religieuse, p. 133, dit de lui : « Il serait bien que la critique fît de même, et ne bravât les rayons de certaines figures, devant lesquelles se sont inclinés les siècles, qu’après les avoir adorées. » Malheureusement ce littérateur n’entend ces paroles que dans le sens d’un culte panthéistique des héros. Pour nous, nous estimons qu’il n’y a qu’un homme digne de l’honneur divin et de l’adoration : le Dieu-homme, Jésus de Nazareth.
C’est qu’en effet la vie et le caractère de Jésus-Christ constituent le sanctuaire de l’histoire universelle. Dix-huit siècles se sont écoulés depuis qu’à l’accomplissement des temps il apparut sur la terre, pour racheter du péché et de la mort une race déchue, et pour ouvrir la source inépuisable de la justice et de la vie. Avant lui, les siècles ont ardemment soupiré après sa venue, car elle devait combler l’espérance de tous les peuples ; après lui, ils ont annoncé sa gloire et étendu sans cesse sa domination. Objet de l’amour le plus pur et de la reconnaissance la plus vive, pour les âmes les plus nobles et les meilleures du monde entier, il est encore celui de leur vénération et de leur adoration divine. Son nom est au-dessus de tous les noms que l’on prononce au ciel et sur la terre ; c’est le seul par lequel le pécheur puisse être sauvé. Il est l’auteur de la seconde création, — le chemin, la vérité et la vie, — le prophète, — le sacrificateur, — le roi de l’humanité renouvelée. Il est Emmanuel, Dieu avec nous, — la Parole éternelle faite chair, — vraiment Dieu et vraiment homme dans l’unité de sa personne, — le Sauveur du monde !
Voilà la foi de l’Eglise tout entière, des grecs, des latins et des chrétiens évangéliques, dans tous les pays du monde civilisé. Malgré les différences de doctrines et de cérémonies qui les séparent, ces confessions diverses, quels que soient d’ailleurs leurs noms, sont unanimes pour aimer et pour adorer Jésus. Elles déposent leurs armes lorsqu’elles s’approchent de la crèche de Bethléem ou de la croix de Golgotha, du lieu où le Christ est né, et de celui où il est mort pour nos péchés et pour notre salut éternel. Il est l’harmonie divine de toutes les dénominations et de toutes les Eglises ; le centre commun de la vie de tous les vrais chrétiens ; le foyer où leurs cœurs se rencontrent avec leur amour, leurs prières et leurs espérances, quoique leurs vues et leurs théories particulières soient souvent en : désaccord. Les doctrines et les institutions, le culte et les cérémonies, les sciences et les arts de la chrétienté tout entière, voilà les marques à jamais impérissables du cachet qu’il a imprimé au monde. Les églises et les cathédrales sans nombre sont autant de monuments élevés à son saint nom par la reconnaissance des hommes, aussi bien que les milliers de cantiques et de prières qui, tous les jours et dans tous les pays de la terre, montent vers son trône et pour sa louange, soit des lieux réservés à l’adoration publique, soit des oratoires secrets. Sa puissance est plus grande et son royaume plus vaste que jamais ; et ils ne cesseront de s’accroître que lorsque tous les peuples auront ployé les genoux devant lui et embrassé son sceptre de justice et de paix.
Heureux celui qui peut croire de tout son cœur que Jésus est le Fils de Dieu et la source de la félicité ! La vraie foi n’est pas donnée par la nature ; c’est une œuvre que Dieu opère dans les âmes par le Saint-Esprit ; et le Saint-Esprit nous révèle la vraie nature du Christ, comme le Christ nous a révélé le Père. Lorsque Pierre eut prononcé sa célèbre confession de foi, le Seigneur lui dit : « Ce n’est ni la chair ni le sang qui t’ont révélé ces choses, mais mon Père qui est au ciel. » La foi avec sa vertu qui justifie, qui sanctifie, et qui assure le bonheur, est indépendante de la science : elle peut être allumée dans le cœur d’un petit enfant ou d’un esclave grossier. La gloire particulière du Rédempteur et de sa religion, c’est qu’il s’adresse à tout ce qui porte le nom d’homme, sans distinction de race, d’âge, de peuple et de conditions. Sa grâce salutaire est à la portée de tout le monde : pour la posséder, il suffit de se repentir et de croire.
Il ne faut pas cependant s’imaginer que cette foi supprime la nécessité de la pensée et de la démonstration. Sans doute la révélation est au-dessus de la raison et de la nature, mais elle n’est contraire ni à la nature ni à la raison. Il y a plus : le naturel et le surnaturel s’associent pour former l’unité de la révélation et du gouvernement de Dieu2. De même qu’il satisfait aux besoins moraux et religieux ; le christianisme répond aux plus profonds besoins intellectuels de l’homme créé à l’image et pour la gloire de Dieu ; il est la révélation de la vérité et de la vie. La foi et la science ne s’excluent point ; loin d’être ennemies, ce sont des forces qui se complètent ; ce sont deux compagnes inséparables. Si la foi précède la science, elle y conduit aussi nécessairement ; et de son côté, si la vraie science a eu de tout temps son fondement dans la foi, il faut reconnaître qu’elle sert à la confirmer et à l’affermir. Aussi les trouvons-nous associées dans la célèbre confession de saint Pierre, quand il dit, au nom de tous les apôtres : « Nous avons cru et nous avons connu que tu es le Christ1 » Car la foi et la science sont si étroitement unies, que nous pouvons aussi bien répéter, après saint Augustin, Anselme et Schleiermacher : « La foi précède l’intelligence2, » que renverser la pensée en disant : « Le savoir précède la foi3. » Pourrions-nous croire, en effet, à quoi que ce soit, si nous n’avions, d’une manière au moins générale, une certaine connaissance historique de l’existence et de l’objet de notre croyance ? Dans sa forme la plus infime même, lorsqu’elle n’est qu’une soumission à l’autorité de Dieu, qu’un assentiment donné à la vérité révélée, la foi est un acte de l’esprit et de la raison, non moins qu’une fonction du cœur et de la volonté. Aussi, l’antique définition de la foi embrasse-t-elle les trois points suivants : savoir, consentir et se confier. Un être privé de raison ou un fou ne peuvent pas croire. Notre religion ne demande pas une foi aveugle, mais une foi rationnelle et intelligente, et plus elle est énergique et ardente, plus aussi elle nous pousse à pénétrer chaque jour davantage dans son fonds éternel, et jusqu’à son objet sacré.
2 – Le Dr Horace Bushnell, théologien puritain et fort distingué de la Nouvelle-Angleterre, exprime déjà, dans le titre de son ouvrage intéressant : Nature and the Supernatural as together constituting the one System of God (New-York, 1858), la pensée que le naturel et le surnaturel sont connexes dans le gouvernement du monde, et la développe d’une manière remarquable. — La même idée est exposée par le Dr John W. Nevin, dans son écrit : The mystical presence (Philadelphie, 1846), p. 199, dans les termes suivants : « La nature et la révélation, le monde et le christianisme, proviennent du même esprit divin, et ne sont pas, par conséquent, deux ordres de choses juxtaposés simplement, et extérieurs l’un à l’autre. Ils constituent un seul tout, toujours harmonique. La pensée de l’un est nécessairement impliquée dans celle de l’autre. Le mystère de la nouvelle création doit contenir celui de l’ancienne ; et la clé qui nous ouvre le sens et la valeur du premier, doit aussi nous découvrir le plus profond secret du dernier. »
1 – Jean 6.69. Nous avons cru et connu. L’ordre inverse se trouve dans Jean 10.38 : « afin que vous connaissiez et que vous croyiez que le Père est en moi, et moi en lui. » Voyez aussi 1 Jean 5.13.
2 – Ou bien, plus complètement, dans le langage d’Anselme de Cantorbéry : « Je ne cherche pas à comprendre pour croire, mais je crois afin de comprendre. Car celui qui ne croit point n’expérimente point, et celui qui n’a pas expérimenté ne comprend point. » Schleiermacher a fait de ces paroles l’épigraphe de sa Dogmatique.
3 – C’était là le principe d’Abélard, qui, s’il n’est limité par la pensée opposée, doit inévitablement conduire au rationalisme et au scepticisme.
Si la foi vivante en Christ est l’âme et le centre de tout christianisme pratique et de toute piété, la vraie doctrine du Christ est, à son tour, le centre et l’âme de toute saine théologie chrétienne. Nier l’incarnation du Fils de Dieu, c’est pour saint Jean la marque de l’antichrist ; le vrai signe du christianisme est donc évidemment, d’après lui, la foi à cette vérité centrale. L’incarnation du Verbe éternel, et la gloire divine qui rayonne à travers le voile de l’humanité du Christ, tel est le magnifique thème de son évangile ; disciple favori, ami intime de Jésus ; il l’écrivit avec la plume d’un ange trempée au cœur même du Christ. Le symbole apostolique, inspiré de la parole de Pierre, met particulièrement en relief l’article relatif au Christ, et le place entre celui de Dieu le Père et celui de Dieu l’Esprit-Saint. L’antique théologie de l’Eglise ouvre sa marche et arrive à son apogée en défendant victorieusement la vraie divinité du Christ contre les hérésies judaïsantes et ébionites qui la niaient, et son humanité, tout aussi vraie, contre le gnosticisme païen qui la transformait en un fantôme insaisissable. La saine théologie protestante évangélique est avant tout christologique : Christ, Dieu et homme, telle est la vérité qui la domine entièrement. C’est qu’en effet, avec ou sans cette idée, l’Eglise reste debout ou s’écroule. C’est là que se rencontrent et que s’unissent les deux pensées fondamentales de la Réformation, je veux, dire la doctrine de l’autorité suprême de la sainte Ecriture et celle de la justification par la foi. La parole du Christ, seul guide efficace et infaillible vers la vérité, — l’œuvre du Christ, source unique de la paix, source intarissable et suffisante, — Christ tout en tous, — voilà le principe du protestantisme authentique et primitif.
Pour construire la doctrine de la personne du Christ, on peut, comme l’a fait saint Jean dans l’introduction de son évangile, commencer par la divinité éternelle, et descendre, à travers la création et les révélations préparatoires de l’Ancien Testament, jusqu’à son incarnation et jusqu’à sa vie véritablement humaine pour le rachat de notre race. On peut aussi, avec les autres évangélistes, partir d’en bas, commencer par sa naissance de la vierge Marie, et, parcourant les degrés successifs de sa vie terrestre, de ses discours et de ses miracles, s’élever jusqu’à sa rentrée dans cette gloire céleste qu’il avait possédée avant la création du monde. Dans les deux cas, le résultat est le même : nous trouvons partout Jésus-Christ, réunissant dans sa personne la plénitude de la divinité et celle de l’humanité sans défaut et sans tache.
Les anciens théologiens, catholiques et évangéliques, prouvaient directement la divinité de Jésus par les miracles qu’il opéra, par les prophéties et les types qu’il accomplit, par les noms divins qu’il porte, par les qualités divines qui lui sont attribuées, par les honneurs divins auxquels il prétend, et qui lui ont été rendus par ses apôtres et par toute l’Eglise chrétienne jusqu’à ce jour.
Mais, pour établir cette preuve, on peut tout aussi bien prendre la voie opposée et partir de l’étude de la perfection unique de son humanité ; perfection qui, d’un aveu presque universel, de celui même des incrédules, s’élève si haut par-dessus toute grandeur humaine, avant et après lui, que, pour l’expliquer rationnellement, il faut admettre l’union essentielle ou métaphysique du Christ avec Dieu, telle qu’il l’atteste lui-même et que ses apôtres la lui attribuent. Plus nous regardons attentivement à travers le voile de sa chair, et plus aussi nous voyons avec clarté la gloire du Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité3.
3 – Dans son livre de l’Anamartésie de Jésus, Ullmann dit : « Ainsi l’humanité parfaite, accomplie, de Jésus, quand nous la comparons à tout ce que nous offre l’histoire de notre race, conduit à reconnaître en lui la présence et le caractère du divin. » — Dorner, dans son ouvrage intitulé Histoire du développement de la, doctrine touchant la personne du Christ, 2e édit., vol. 2, p. 124, dit à son tour : « La sainteté et la sagesse de Jésus, qui font de lui un Etre unique au milieu des hommes pécheurs et si égarés, indique… une origine surnaturelle de sa personne. Pour comprendre ce fait, au sein d’un monde corrompu, il faut le dériver d’un acte particulier et miraculeusement créateur de Dieu ; il y a plus : il faut voir en Christ, considéré du point de vue de Dieu, une incarnation de l’amour divin, donc aussi d’un Etre divin en qui Dieu et l’humanité sont unis de la manière la plus intime et vraiment unique. — Comparez aussi Ebrard, Dogmatique chrétienne, 1852, 2 vol., nos 24-3-1 ; et W. Nast, Commentary on Matthew and Mark (Cincinnati, 1864), p. 120.
La théologie évangélique moderne doit cet hommage au Sauveur, et aussi le lui rend-elle ; car si les attaques violentes et perfides des plus récents incrédules contre l’authenticité de l’histoire évangélique exigent une défense plus rigoureuse que jamais, sachons reconnaître que l’antique foi de l’Eglise en son divin Chef est déjà redevable à ces attaques de nouveaux triomphes.
Notre époque humanitaire, philanthropique et sceptique pourtant, est plus apte à accepter la preuve qui remonte de l’humanité du Christ à sa divinité, qu’à adopter la preuve contraire, suivie par l’ancienne méthode dogmatique. Comme Thomas, le représentant parmi les apôtres du doute honnête et sérieux, combien de nobles esprits investigateurs se refusent à croire à la divinité du Seigneur, à moins de s’être convaincus par le témoignage des sens, ou par des preuves rationnelles irrésistibles ! Eux aussi veulent mettre leurs doigts dans les marques des clous, et leurs mains dans le côté du Christ avant de s’écrier dans une humble adoration : « Mon Seigneur et mon Dieu ! » Il n’est pas facile, par des raisonnements abstraits ou par des témoignages historiques, de les amener à croire aux miracles ; mais s’ils pouvaient une fois voir le grand miracle moral de la personne du Sauveur et de tout son être, les miracles de ses mains ne leur seraient plus une difficulté. Car un être surhumain doit nécessairement accomplir des œuvres surhumaines, et une personne miraculeuse des faits miraculeux. C’est le contraire qui serait contre nature et qui constituerait le plus grand des prodiges. A chaque arbre son fruit. Nous croyons aux miracles du Christ, parce que nous croyons à sa personne, parce que nous sommes convaincus qu’il est le Dieu-homme et le miracle sur lequel repose le monde moral.
C’est à ce point de vue que nous voulons essayer d’analyser et d’exposer la personnalité humaine du Christ, et cela d’une manière aussi populaire et aussi concise que la difficulté et la dignité du sujet le permettront. Nous nous proposons de montrer l’homme Jésus de Nazareth, tel qu’il nous apparaît d’après les récits simples et candides de quelques pêcheurs de la Galilée, incultes et honnêtes, tel aussi qu’il vit dans la foi de la chrétienté. Dans toutes les situations de sa vie en particulier ou en public, nous le trouverons si élevé au-dessus de la sphère des rivalités, et tellement parfait, que cette perfection même, en face d’un monde imparfait et pécheur, nous donnera la preuve irrésistible de sa divinité.
Si nous voulions épuiser le sujet, il nous faudrait considérer le Christ, à la fois dans son caractère officiel et dans son caractère personnel. Nous devrions le montrer successivement docteur, réformateur, puissant en miracles et fondateur d’un royaume spirituel dont la domination n’a de limites ni dans l’espace, ni dans le temps ; et, à la fin de chacune de ces études, nous arriverions nécessairement au même résultat. Mais le but actuel que nous poursuivons nous prescrit de nous borner ; nous nous contenterons simplement d’étudier son caractère personnel : ce travail suffira, nous l’espérons, pour nous conduire à la même conclusion.