Mélanchthon, sa vie, son œuvre

1.
Le Réformateur des Lettres

1.1 Son enseignement à Wittemberg.

Mélanchthon arrivait à Wittemberg précédé d’une grande réputation, annoncé à toute l’Allemagne intelligente par des savants dont l’autorité faisait loi et dont les éloges étaient enviés comme la plus haute des récompenses. Il n’avait pas trompé les prédictions d’Érasme qui, déjà en 1516, disait de lui : « Mon Dieu, quelles espérances ne peut-on pas concevoir de Philippe Mélanchthon, qui, quoique jeune homme et même presque enfant, possède une égale connaissance des deux langues ! Quelle sagacité dans l’argumentation, quelle pureté dans l’expression, que de lecture, quelle délicatesse et quelle finesse d’esprit ne trouve-t-on pas en luid ! » Et Mélanchthon avait alors 18 ans ! Trois ans plus tard, Reuchlin, qui l’avait guidé dans la carrière des lettres et qui, mieux que personne, avait deviné la valeur de cette pénétrante intelligence, écrivait à l’électeur Frédéric : « Je ne connais point d’homme en Allemagne qui lui soit supérieur, excepté Érasme, de Rotterdam, qui est hollandaise. » Aussi, fut-il vivement regretté à Tubingue ; et son ancien maître de grec, Simler, se fit l’écho de tous en s’écriant que la ville entière pleurait la perte qu’elle faisait, et qu’aucun des habitants de Tubingue n’avait poussé assez loin ses études pour pouvoir comprendre ce qu’ils perdaient par la retraite de ce grand hommef. Toutes les universités de l’Allemagne auraient voulu le posséder : quelques-unes essayèrent de l’attirer par l’offre d’une rétribution plus considérable : il avait donné sa parole à l’électeur Frédéric de rester à Wittemberg.

d – Cité par Leddherhose, Vie de Mélanchthon, cap. II.

eIbid.

fIbid.

Le jeune professeur de 22 ans se mit sur-le-champ à l’œuvre. Son discours d’ouverture sur les réformes à apporter dans l’enseignement lui conquit l’estime et l’admiration de tous, et montra jusqu’où pouvait s’élever ce jeune homme à l’extérieur « pauvre », à la taille petite et fort peu imposante. Luther, qui était présent, comprit tout ce que la cause de la Réformation avait à gagner à l’acquisition d’un homme si nourri de science, dont le génie pénétrait si profondément la vérité, et qui, par son éducation et sa nature d’esprit, lui semblait appelé à une œuvre sœur de la sienne, l’indépendance et la réforme des lettres. Ces débuts le remplirent d’un enthousiasme qu’il ne put s’empêcher d’exprimer dans les termes les plus flatteurs pour Mélanchthon. Il témoigne, dans une lettre à son ami Spalatin, de l’accueil et de la gloire que l’orateur a obtenus, de l’étonnement où lui-même s’est trouvé en voyant tant de beaux dons s’allier à une apparence si chétive : « Habuit Philippus orationem plane eruditissimam, tan ta gratia et admiratione omnium, ut jam non tibi id cogitandum sit qua ratione eum nobis commendet : abstraximus cito opinionem et visionem staturæ et personæ, et rem ipsam in eo gratulamur et miramurg. »

g – Lettre de Luther à Spalatin, citée par Melchior Adam.

Il y avait beaucoup à faire dans le champ de travail où Mélanchthon s’engageait. A part quelques esprits d’élite, la génération d’alors vivait d’un amas d’erreurs et d’ignorance. Les lettres étaient aussi négligées et défigurées que la religion : il fallait lutter contre les moines, qui ne pouvant faire partager aux princes l’éloignement ou la haine qu’ils avaient pour elles, s’efforçaient d’en éloigner les peuples ou d’en dénaturer le sens et la portée. Et les moyens de propagation manquaient ; les imprimeries étaient rares, les livres très chers et très rares aussi, les auteurs grecs surtout, comme le témoigne Vinshemius : « Je me souviens, dit-il, qu’après deux ans de séjour à Wittemberg, Mélanchthon expliquant les Philippiques de Démosthènes, nous n’étions que quatre auditeurs avec un seul exemplaire, celui de notre maître que nous étions forcés de copier sous sa dictéeh. » On sortait du moyen-âge ; le terrain n’était pas préparé. L’interprétation d’Homère, de Démosthènes, de Térence et des grands auteurs grecs et latins était pour le moins chose aussi nouvelle et aussi étrange en Allemagne que les dogmes de Luther.

h – Oraison funèbre de Mélanchthon.

Voilà, en deux mots, les difficultés que le professeur de Wittemberg avait à vaincre : il se mit à la tâche avec l’ardeur dont il était capable ; il s’y sentait appelé : aussi, le voit-on déployer dans ce rude labeur toutes les ressources de son esprit, tous les efforts d’une volonté doublée d’une conviction inébranlable. Ses amis, Luther en particulier, tout en lui témoignant leur admiration et leur dévouement, craignent pour sa santé et lui enjoignent, dans leur sollicitude, de se modérer et de réserver des forces pour l’aveniri. Mélanchthon, en effet, n’était pas seulement chargé du haut enseignement dans l’Académie ; il lui fallait descendre au rang de simple instituteur pour montrer à ses élèves les premiers éléments des langues : en même temps, il écrivait, publiait des traités, corrigeait des textes d’auteurs anciens oubliés ou entièrement faussés et dénaturés : « J’enseigne, dit-il, j’imprime des livres pour que les jeunes gens en soient pourvus ; je professe dans une école fréquentée pour leur apprendre à s’exercer. Déjà l’épître à Tite est sous presse. J’ai presque achevé un dictionnaire grec. Viendra ensuite une rhétorique. Après quoi j’entreprendrai la réforme de la philosophie, pour de là arriver tout préparé aux choses de la théologie, où, s’il plaît à Dieu, je rendrai quelque servicej. » Ajoutez à cela que Mélanchthon, poussé par son amitié pour Luther, était déjà engagé dans la cause de la Réforme ; déjà il en prévoyait les déchirements, et il gémissait tout haut de se voir arraché aux lettres et d’avoir à entrer dans la théologie, pour laquelle il ressentait une bien moindre affection. Et pourtant il suffisait à tant de travaux, dominant sa faiblesse, ses découragements, ses répugnances, par le sentiment de la nécessité et de la grandeur de sa mission. Ecoutez plutôt : « La vie de nos professeurs les plus occupés, dit M. Nisard, ne peut pas donner une idée de celle de Mélanchthon. Il faisait deux leçons par jour à l’Académie et probablement autant et de plus longues chez lui. Il prenait l’élève au sortir de l’enfance, le conduisant de degrés en degrés, des éléments de la grammaire jusqu’à l’étude de la théologie, qu’il regardait comme le couronnement de l’éducation littéraire. Il composait des grammaires grecques et latines, écrivait des traités élémentaires de toutes les sciences, distinguant dans chacune ce qui y appartenait naturellement de ce que la barbarie y avait importé d’étranger ou d’hétérogène ; séparant, par exemple, la philosophie de la théologie et la purgeant de ce grossier mélange des Ethiques d’Aristote et de l’Évangile, où l’on n’aurait su dire qui était Dieu, d’Aristote ou de Jésus. « Au reste, » ajoute avec raison M. Nisard, « il ne faut pas admirer sans réflexion une telle capacité de travail. Les forces de l’homme, à toutes les époques, sont mesurées à sa tâche. Or, du temps de Mélanchthon, on avait tout à faire et une foi en proportion de l’œuvre. La première moitié du XVIe siècle fut la période héroïque des temps modernes. Les travaux de l’esprit y sont les travaux d’Herculek. »

i – Lettre de Luther à Spalatin.

jCorpus Reformatorum, t. I, lettre à Spalatin.

k – D. Nisard, Etudes sur la Renaissance. — Mélanchthon.

La sollicitude de Mélanchthon embrassait aussi l’ensemble de la vie et des travaux des étudiants de l’Université : il cherchait, par tous les moyens, à faire pénétrer en eux cet esprit nouveau dont il était animé. Il sentait que le meilleur moyen d’assurer l’avenir à ses idées réformatrices était de les semer dans le cœur de ceux qui portaient en eux-mêmes cet avenir. Toutes ses instructions à ce sujet portent l’empreinte de cette préoccupation. Mais ce n’était pas sans peine qu’il parvenait à imposer sa volonté. Des oppositions, des embarras journaliers et de toute nature lui venaient de la part des étudiants, des professeurs, ses collègues, ou des magistrats, et entre tant de personnes dont l’approbation était nécessaire, il était difficile d’obtenir un accord complet.

Livrés entièrement aux ressources de leur esprit et à leur conscience, les étudiants embrassaient certaines carrières sans discernement, sans prédisposition et parce qu’il en fallait une. Et là, ils erraient à l’aventure, selon le vent du jour et l’intérêt du moment, sans règle, sans but, sans expérience ; de là, des découragements nombreux, et par suite un abaissement général des caractères et du niveau scientifique et moral. Mélanchthon aurait voulu que les étudiants fussent entourés de plus de soins et de sympathie, qu’on veillât de plus près à leur développement intellectuel et religieux, que chaque professeur, en particulier, en prît un certain nombre sous son patronage pour les orienter dans leurs études, les guider dans la vie du secours de leurs lumières, de leur expérience, et cela « d’après les pratiques de la charité et de l’humilité de notre Sauveur. » Soit défaut d’intelligence ou jalousie, ceux-ci refusèrent de se charger d’une semblable tâche.

Mélanchthon reprochait encore aux étudiants de suivre beaucoup trop de cours et de surcharger ainsi leur esprit d’un si grand nombre de matières, qu’il n’était plus libre d’en goûter et d’en retenir aucune. On voit, au fond, quel était son désir de faire adopter, pour l’éducation particulière et générale, un plan, une méthode claire et régulière, qui disciplinât les intelligences. Il insistait pour qu’on retînt longtemps les jeunes gens dans le cercle des études préliminaires, afin de ne pas les lancer, sans préparation sérieuse, à travers les difficultés d’un enseignement supérieur et plus complexe ; considérant les sciences comme solidaires entre elles et formant un corps indissoluble, il s’efforçait de les faire toutes entrer dans le programme de l’Académie. Rien n’était négligé de ce qui pouvait aider l’œuvre du réformateur : l’étude des lettres profanes était surtout encouragée, en présence du trop grand empiétement de la théologie.

En 1538, Mélanchthon fut nommé recteur de l’Académie de Wittemberg. Cette charge l’engagea davantage dans les détails de l’administration ; il avait à veiller au maintien de la discipline et à l’observation des règlements universitaires. Toutes les mesures qu’il décréta furent inspirées par une sagesse et une douceur qui n’excluaient pas une juste sévérité. Mais Mélanchthon était moins que personne un homme de gouvernement, un inflexible gardien de la discipline. Aussi, malgré ses bonnes intentions et ses judicieux conseils, réussit-il fort peu à se faire obéir ; sa douceur de caractère fut même poussée si loin, qu’un jour il se vit accusé de complicité avec un étudiant soupçonné d’avoir composé des épigrammes contre l’électeur et les professeurs.

Les nécessités des luttes théologiques dans lesquelles Luther avait entraîné Mélanchthon le détournèrent bien souvent de ses « douces occupations, » en l’arrachant à sa chaire et à sa « bonne ville » de Wittemberg. Et quand il y rentrait, il ne retrouvait plus, ni dans lui-même ni chez les autres, la même ardeur pour les lettres. La jeunesse des écoles entrait dans le courant général de l’époque et se passionnait à son tour pour les problèmes de la théologie ; les discussions quotidiennes, les joutes brillantes attiraient et séduisaient les étudiants ; les amphithéâtres de l’Académie désemplissaient de jour en jour, et c’est à peine si Mélanchthon lui-même, le plus populaire des professeurs, pouvait retenir quelques auditeurs à ses leçons. Il se plaignait vivement d’un semblable abandon en présence des charmes de Démosthènes et d’Homère, et il disait spirituellement en parlant de ce dernier : « Ce qu’on a dit d’Homère, qu’il a mendié pendant sa vie, n’est pas moins vrai d’Homère mort ; il erre, ça et là, cet excellent poète, demandant qui veut l’entendre. » Les plus grands poètes, orateurs et philosophes de la Grèce et de Rome, partageaient l’oubli général.

Devant une pareille rage pour les discussions théologiques et un véritable débordement des opinions les plus insensées, la discipline faiblissait à Wittemberg. Les écoliers allaient jusqu’à offrir le débat aux professeurs qui quelquefois l’acceptaient, et compromettaient ainsi, selon l’avis de Mélanchthon, la dignité de l’enseignement. Les publications les plus insignifiantes se produisaient, grâce à l’amour du bruit et d’une vaine réputation. Et avec la discipline les mœurs se relâchaient. On reprochait aux élèves de « courir les rues, » de « prolonger leurs orgies jusqu’au matin » et de troubler ainsi la tranquillité publique. L’amende et la prison, infligées aux délinquants, ne réussissaient pas toujours à ramener l’ordre et la paix. Le danger le plus grand était l’amour des professions lucratives : les jeunes gens se lançaient à la légère et sans convictions dans les carrières qui leur offraient en perspective le plus « d’honneur et d’argent. » Ainsi naissaient, dit Cruciger, une foule de jurisconsultes, de médecins, de théologiens improvisés, sans instruction première et sans aucun fondement solide. La théologie était surtout recherchée, parce qu’on arrivait par elle à la faveur des princes, et les théologiens, dit encore Cruciger, « poussaient comme des champignons. » Mélanchthon se désolait de voir si vite arriver le mal : il luttait vaillamment contre lui de toutes les ressources de son savoir et de sa volonté ; mais l’esprit d’indépendance de la réforme mal compris et mal appliqué avait produit ces résultats ; et un pareil ennemi était au-dessus des forces d’un homme, cet homme s’appelât-il Mélanchthon.

1.2 Son apport à la philosophie.

Nous devons dire un mot des services que Mélanchthon a rendus aux sciences philosophiques.

A Tubingue, il s’occupa beaucoup de philosophie. Il étudia, selon l’usage du temps, Aristote, et, frappé des abus commis en son nom, il l’accusait d’être le père de la scolastique ; plus tard, mieux instruit, il le jugea mieux. Il admirait chez lui la régularité et la clarté de la méthode, la précision de l’expression : « Sa philosophie allume, » disait-il, « l’amour des grandes choses, garde des jugements partiaux, des combats ridicules. » Le principe de la nécessité absolue lui répugnait chez les stoïciens ; il repoussait les épicuriens au nom des conséquences de leur doctrine, les académiciens pour leur manie de douter. Platon lui semblait inférieur à Aristote pour la méthode et la logique du raisonnement et par un abus de l’ironie, « plus propre à plaire qu’à instruire, » il conseillait aux théologiens d’étudier la philosophie platonicienne avec précaution, et cela à cause de l’influence pernicieuse qu’il lui attribuait sur certains Pères de l’Église, en particulier sur Origène : il complétait Aristote par les principes de quelques autres philosophies classiques, disant, par exemple, qu’on ne peut comprendre certaines doctrines aristotéliciennes qu’en les comparant aux idées de Platon. Mais il ne jurait pas aveuglément par ces maîtres. Il avait coutume de dire que le philosophe ne compte pas ses arguments, mais les pèse, et qu’il doit plutôt se fier aux données de l’entendement qu’aux docteurs. Le premier, il essaya de faire de l’éclectisme, qu’il jugeait, plus que tout autre système, approprié à l’humaine nature et plus facilement adéquat à la foi chrétiennel.

l – K. Schmidt, Mélanchthon.

La métaphysique proprement dite n’était pas connue au XVIe siècle : les questions qui s’y rattachent étaient traitées, en partie dans la théologie, en partie dans la physique. Au nombre des sciences philosophiques on comptait la dialectique, aujourd’hui la logique, la physique ou sciences naturelles en général, la morale et la politique qui y est liée. Mélanchthon a touché à toutes ces parties, et dans plusieurs a ouvert des voies nouvelles. Dans la dialectique, il se rattachait à Rudolphe Agricola, qu’il regardait comme le premier réformateur des études en Allemagne : il la simplifia et la rendit plus pratique. Elle doit consister, dit-il, dans son Manuel de dialectique, dans l’art d’établir et de défendre la vérité, d’apprendre à discuter méthodiquement et justement sur un objet. Mélanchthon a conservé plusieurs formes vieillies de l’art de raisonner, les anciens syllogismes avec leurs noms barbares : était-il possible de rompre entièrement avec la scolastique ? Mais il a débarrassé la philosophie de bien des entraves et des inutilités. Son Manuel est une analyse simple, claire, de la logique aristotélicienne, accompagnée d’exemples pratiques : bien des questions du jour n’y sont pas et ne pouvaient y être traitées ; mais quel progrès de s’être rattaché au vrai Aristote, et d’avoir pris Agricola pour modèle ! Protestants et catholiques l’acceptèrent avec empressement : il se répandit en Allemagne, en France, en Italie ; de septembre à octobre 1547 on en vendit 3 000 exemplaires. On raconte qu’avant sa publication, les savants de Vienne ne savaient pas ce que c’était que la mineure d’un syllogisme : son influence fut telle, qu’elle amena la fondation d’une école de logiciens qui prirent le nom de Philippistes.

La mathématique, c’est-à-dire l’arithmétique et la géométrie, était fort négligée alors, au point que peu de savants connaissaient l’art de compter et de mesurer. Mélanchthon s’efforça de la remettre en honneur dans les écoles : il ne cessa d’insister sur son utilité pour former le jugement et donner à l’entendement une précision rigoureuse. Il trouvait incomplète la physique d’Aristote ; il eût voulu y joindre l’histoire naturelle, à la composition de laquelle il travailla. Il s’occupa aussi de médecine avec le célèbre professeur de Tubingue, Léonard Fuchs.

La partie des sciences qui l’attirait le plus était l’astronomie, et il regardait comme privé de tout sentiment et incapable de tout élan de l’âme quiconque ne s’y intéressait pas. Mais son amour pour elle l’entraîna dans les mystères et les romans d’une astrologie puérile, qu’il chercha à défendre et à justifier avec une ténacité digne d’une meilleure cause. Luther disait à ce propos : « Maître Philippe se tient ferme là-dessus : il a voulu me persuader, mais il n’a jamais pu y parvenirm. »

m – Tisch Reden (propos de table).

Nul peut-être, plus que Mélanchthon, n’a étudié et connu l’homme. « L’homme, » disait-il, « est le monde en petit dans lequel le monde en grand se réfléchit et se répèten. » Il a ouvert la voie psychologique et fait de la morale sans copier les anciens. Il a commenté plusieurs ouvrages éthiques d’Aristote, et publié une « esquisse de philosophie morale, » où il distingue entre la morale philosophique et la morale chrétienne. Celle-ci est fondée sur la volonté de Dieu révélée à l’homme, à la création, par les prophètes, et en dernier lieu par le Christ. Dieu est le souverain bien et le but de l’homme ; le bien moral est l’action conforme à la volonté de Dieu ; la vertu consiste dans la tendance à obéir à cette volonté et à la prendre pour règleo.

n – « De anima. » Ce livre est le premier essai d’une psychologie ou plutôt d’une anthropologie complète ; car Mélanchthon y traite aussi du corps comme instrument de l’âme.

o – « Ethicœ doctrinœ elementa. »

Enfin, Mélanchthon s’efforça aussi de réformer l’histoire qu’il appelle une peinture de l’espèce humaine (ein Gemælde des Menschengeschlechts), et sans laquelle la vie ne serait qu’une enfance éternelle, un tâtonnement aveugle dans les ténèbres. Il indique en maître les qualités que doit posséder l’historien. Rassembler des chroniques, c’est chose facile ; mais, pour écrire l’histoire, il faut posséder un style qui est de tous peut-être le plus difficile à acquérir. Pour être historien, il faut être homme d’État et littérateurp.

p – K. Schmidt, op. cit.

La vie entière de Mélanchthon fut dévouée à la science, et aucun de ses domaines ne lui fut étranger : quand il ne pouvait en étudier les détails, il en recherchait les principes ; c’est ce qu’il fit, par exemple, pour la médecine et le droit. Il haïssait le manque de clarté en tout, et ce qu’il appelait « la sophistique de l’École et de l’Église. » On ne peut répéter assez, dit-il, combien il importe que, dès la première jeunesse, on ne nourrisse l’esprit de cette haine. Qui cherche une doctrine fondée, utile aux hommes, et que Dieu approuve son œuvre, celui-là doit haïr la sophistique : de ce nom j’appelle, non seulement cette science ridicule et folle avec laquelle on façonne les esprits dans les exercices scolastiques, mais aussi l’art trompeur qui se pare du masque de la sagesse et domine dans les Écoles et l’Église. Des gens vains et orgueilleux grossissent à l’infini ce qui leur plaît, et ce qui leur déplaît, ils ne sauraient assez le mépriser ; ils donnent pour vrai ce qui ne l’est qu’à demi, et ce qui devrait être uni, ils le divisent, comme s’ils peignaient des centaures et des chimères. Ils ne disent rien simplement et clairementq : à cette sophistique, tous ceux-là doivent déclarer la guerre qui veulent passer pour honnêtes et souhaitent que leurs études servent au bien commun. Platon dit que l’orateur ne doit pas viser à l’applaudissement des foules, mais à plaire à Dieu : laissez-nous tendre, par conséquent, de tout notre cœur, de toutes nos forces, à chercher la vérité et à la représenter de la manière la plus simple et la plus claire possible. La vérité seule nous lie à Dieu, nous rend conformes à notre nature et sert au salut de l’Église et de l’Étatr. » Voilà les principes qui ont dirigé Mélanchthon dans ses travaux, et qui lui ont valu le beau titre de « Précepteur commun de l’Allemagne. »

q – Qu’aurait donc dit Mélanchthon de nos philosophes « évangéliques » ! (ThéoTEX)

rCorpus Réf., vol. XI, p. 267.

En ce qui touche aux études humanistiques, il chercha à ramener la langue latine à la pureté classique, aux saines traditions et à développer la logique dans sa simplicité naturelle. Passant par-dessus la barbarie du moyen-âge et de la décadence, il alla toujours chercher ses modèles parmi les maîtres dans l’art de penser et d’écrire, s’efforçant de ressusciter parmi ses contemporains le bon goût du siècle de Tite-Live, de Cicéron et de Virgile. Il y employa toutes les ressources de la grammaire avec les instructions de ses prédécesseurs dans cette tâche, Simler, Brassicanus, Heinrichmann, qu’il surpassa par l’ordonnance du plan, la clarté de la méthode et le fond. En Saxe, sa grammaire latine a été usitée dans les établissements publics jusqu’en 1734.

On ne trouve pas chez lui une philologie proprement dite, mais une interprétation lucide appuyée par des exemples habilement choisis.

Il fit paraître en 1519 une rhétorique qu’il retoucha souvent dans la suite, et qui est encore estimée aujourd’hui en Allemagne. Elle est empruntée principalement à Cicéron. Son Étude lui paraissait d’une suprême importance pour les théologiens, utile surtout dans la prédication qui, pour les protestants, est le grand moyen d’agir sur les esprits. Il définit la simplicité par les paroles d’Albert Dürer : « C’est le plus bel ornement de l’art » (den Hœchsten Schmuck der Kunst). Lui-même, dans ses ouvrages, donna l’exemple des qualités qu’il prêchait : la plupart de ses écrits manquent, il est vrai, d’une dernière main ; mais qui pourrait l’en blâmer ? Il avoue humblement qu’il aurait pu faire des livres plus polis, mais il s’en console à cette pensée qu’il n’a cherché qu’à les rendre utiles. Il dit à ses amis : « Se commodum juventutis in scholis quærere, et quanquam ipse multa in suis desideret, ac deesse agnoscat, ex ingenii tarditate, injuriis fortunæ et aularum quoque debilitati atque otii penuria ; tamen minus pœnitere laborum, si superiorum annorum cogitet inscitiams. »

s – Melchior Adamus, op. cit.

La culture de la poésie lui semblait indispensable à la formation de la langue, et il disait que la négliger, c’était retourner à la barbarie. Il écrivait à ce sujet au poète Coban Hess : « Il est assez connu que lorsque la poésie fut méprisée à Rome, l’éloquence commença à décliner ; qu’en Grèce, les sciences fleurirent aussi longtemps qu’il y eut de grands poètest. » Son bon goût lui faisait préférer, parmi les poètes, Homère et Térence. La Bible exceptée, il ne trouvait nulle part autant de sagesse que dans Homère, qu’il nommait « un maître de grandes et excellentes choses » (einer lehrer grosser und vortrevlicher dinge)u. Il disait dans la préface d’une édition de Térence : « Il n’y a peut-être pas de livre qui soit plus digne d’être dans toutes les mains que ses Comédiesv. » Il aimait aussi à lire Virgile, Ovide et Euripide, ce dernier surtout, qu’il traduisit en beaux vers latins. Dans ses heures de loisir, il composait lui-même des vers grecs pleins de sentiment, mais pauvres d’imagination ; des épigrammes sur des sujets moraux, des épîtres religieuses, des prières, des hymnes, mais sans y attacher beaucoup d’importance ; et il avouait volontiers qu’il était parmi les poètes comme un corbeau parmi les cygnesw. Ainsi, jusques dans les plus grandes choses et les détails les plus intimes de sa vie, il conserva, avec le sentiment de sa valeur, la plus admirable et la plus humble modestie de caractère.

tCorpus Ref., vol. I, p. 573.

uId., vol. II, p. 557.

vId., vol. I, p. 572.

wId., vol. IX, p. 939.

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