Les deux articles dont nous donnons ici la traduction sont de M. Edouard Reuss, le savant professeur de Strasbourg. En allemand, ils portent les titres de Hellenisten et Hellenistisches Idiom, et se trouvent pages 701-712 du tome V de la Real-Encyklopædie für protestantische Theologie und Kirche (1856), publiée, avec le concours d’un grand nombre de théologiens allemands protestants, par le Dr Herzog.
On sait que la Real-Encyklopædie, ce magnifique monument de la science théologique allemande, est complète maintenant, et compte 22 volumes grand in-8°, dont le premier a paru en 1854, à Stuttgart, et le dernier en 1868.
Disons encore, pour ceux qui lisent l’anglais plus volontiers que l’allemand, que les Américains ont commencé, en 1856, à publier à Philadelphie, si ce n’est une traduction complète de l’Encyclopédie, du moins un utile résumé ; mais nous craignons que ce long travail ne soit définitivement interrompu.
L. D.
Hellénistes est le surnom, n’ayant du reste rien d’ironique, que les Grecs de nation donnaient aux étrangers qui adoptaient leurs mœurs, leurs institutions, leur langue ou leurs autres particularités. (Les mots ίζω, ισμός, etc., dérivés de noms propres, impliquent en général la notion de parti, de secte, de tendance.) Pour nous, dans cet article, ce mot présente un intérêt particulier en ce qu’il a surtout sa place dans l’histoire des mœurs et de la civilisation juives, et, par là, acquiert aussi de l’importance pour l’histoire du christianisme primitif.
L’histoire ne s’en tient que trop souvent à la marche extérieure des faits. Il est rare de voir explorer et apprécier à fond le développement intérieur d’une nationalité, duquel, cependant, en fin de compte, dépend à peu près tout le reste. C’est ainsi que l’idée qu’on se fait généralement du sujet qui nous occupe, sans être précisément fausse, est cependant superficielle et incomplète. Pour s’en convaincre, on n’a qu’à jeter un coup d’œil sur le Biblisches Realwœrterbuch (Dictionnaire biblique), de G. B. Winer, sur les commentaires du Nouveau Testament, (ad Actes 6.1, etc.), et surtout sur les histoires ordinaires du siècle apostolique.
Par suite de la supériorité de la civilisation grecque, l’hellénisme, dans le sens que nous avons donné à ce mot — ou, si l’on veut, l’hellénisation des nationalités étrangères — avait surgi depuis un temps immémorial et sur une certaine échelle, partout où l’élément grec et l’élément étranger s’étaient trouvés en contact quelque peu intime. C’est ce qui eut lieu, entre autres, en une infinité d’endroits, sur toutes les côtes de la Méditerranée. Mais avec Alexandre le Grand, grâce à de nouveaux principes politiques et à l’emploi de moyens choisis en connaissance de cause, l’hellénisation commença à s’effectuer sur une échelle beaucoup plus vaste. Sous ses successeurs, particulièrement sous les Séleucides et les Ptolémées, elle fut poursuivie systématiquement, et même, au besoin, par la violence.
Le résultat obtenu par tout ce travail, quant au noyau même des peuples hellénisés de l’Asie et de l’Afrique, se manifesta comme des plus chétifs dix siècles plus tard, en présence de l’invasion arabe. La civilisation et la langue grecques n’avaient pu pousser, parmi ces peuples, de racines assez fortes pour résister. Cependant les anciens conquérants n’en avaient pas moins atteint, en leur temps, le but qu’ils s’étaient proposé : la consolidation de leur pouvoir. L’immigration de colons grecs, l’influence de la cour, de l’administration, des institutions militaires, du commerce, de la littérature, la fondation et l’agrandissement d’une infinité de villes, le fait que la population du pays était écartée du foyer de l’activité nationale, tout cela, finalement, opéra plus fortement que l’épée ne l’avait fait, et ce que Rome accomplit plus tard d’une manière plus grande et plus durable, eut aussi lieu ici, et d’autant plus facilement que la population indigène était en grande partie flottante, et que le syncrétisme des religions, bien loin d’empêcher la fusion, la favorisait.
Il y avait aussi, chez les peuples d’origine sémitique, de même que chez les Grecs, le goût du commerce et des voyages qui alors était devenu le trait dominant de la vie des nations. Les Juifs s’y adonnèrent d’autant plus vivement et plus généralement que, pendant des siècles, ce goût avait été comprimé chez eux par des circonstances politiques et géographiques défavorables, et principalement par une législation fondée tout entière sur l’agriculture et la propriété foncière, et antipathique aux tendances caractéristiques de la nation. Le flot de l’immigration grecque ne tarda pas à rencontrer le flot de l’émigration juive, qui se précipitait aussi sur les jeunes cités macédoniennes. Soit de leur plein gré, attirés par l’appât du gain, soit transportés en masse par le fait de la politique despotique des souverains, les Juifs se répandirent bien loin par delà ces villes, sur un rayon toujours plus grand. Partout ils prirent pied et vivifièrent le commerce et l’industrie, partout on vit se développer en eux cet esprit inné de spéculation qui estime avant tout la propriété mobilière et facilement réalisable, et qui est demeuré jusqu’à ce jour le trait saillant de leur caractère.
Les deux courants ne se mêlèrent pourtant pas. Cette même législation, dont le peuple juif avait si facilement rejeté le côté matériel, lui avait inculqué avec des principes religieux et moraux si particuliers, et, qu’on ne l’oublie pas, si supérieurs, une telle crainte personnelle de l’étranger, qu’il ne pouvait être question nulle part, pour des Juifs, de se laisser absorber par l’élément grec. Au contraire, quels que fussent d’ailleurs les points de rapprochement et de contact dans la vie, la foi religieuse, dans tout ce qui s’y rapportait, creusait entre les deux nationalités un abîme infranchissable ; abîme assez grand, non seulement pour mettre cette foi à l’abri de toute séduction et de tout danger, et pour conserver aux mœurs leur cachet propre, mais aussi pour exciter et mettre en jeu toutes les mauvaises passions qui divisent les peuples : l’orgueil, la haine, l’amour des querelles.
Cela étant, il est pour nous du plus grand intérêt de savoir en quelle mesure l’élément juif céda ou résista à l’influence étrangère, ou, en d’autres termes, quelles sphères de la vie publique et privée, quels côtés du caractère national participèrent le plus à l’hellénisation, et s’affaiblirent et se perdirent, quels côtés, d’autre part, conservèrent leur vigueur. C’est la réponse à ces divers points qui nous présentera le tableau du judaïsme hellénistique.
Tout naturellement, il ne saurait s’agir ici des détails de la cuisine et du ménage.
Les arts et les sciences n’étaient point tellement avancés parmi les Juifs qu’ils n’eussent beaucoup à apprendre de l’étranger. Il ne fut sans doute jamais question, parmi eux, d’un esprit guerrier qui, s’inspirant des souvenirs historiques, aurait remué la conscience populaire. Ce qui en existait, se rattachait aux traditions sacrées et aux idées religieuses, et, partant, s’éloignait de la sphère politique ordinaire. En outre, le siècle où l’on se trouvait, ne pouvait manquer d’affaiblir cet esprit. Le commerce, de sa nature, est cosmopolite ; chaque nouveau pas qu’on y faisait, tendait au fond à éloigner de l’esprit de la loi et des prophètes, et cela d’autant mieux que les Juifs s’en rendaient moins compte. En même temps, les deux puissances voisines, jalouses d’étendre leur influence sur le territoire et dans le cœur du peuple juif, placé entre elles, luttaient à l’envi pour lui accorder des avantages matériels. En lui apprenant à recevoir à bras ouverts tout ce qu’on lui présentait, elles tournèrent de plus en plus ses idées vers l’argent et le lucre, et émoussèrent entièrement l’amour-propre national et conservateur, sans parvenir toutefois, il est vrai, à s’attacher la nation par un lien d’affection.
Si le peuple juif n’avait point été si fortement protégé et garanti par sa religion, il eût été, avant tout autre, absorbé parla civilisation et le monde grecs. On en a la meilleure preuve dans l’affectation qu’il apporta à s’approprier les noms grecs, et dans la facilité avec laquelle il sacrifia au génie étranger ce qu’il y a de plus précieux et de plus particulier pour un peuple : la langue. Il en adopta une nouvelle en peu de générations et avec une facilité dont l’histoire aurait peine à citer un second exemple. C’est même ce qui resterait une énigme pour nous, si nous ne savions la part prépondérante que l’intérêt matériel eut dans cette transformation. Même dans la plus grande partie de la mère patrie, en Palestine, elle n’eut point à lutter contre cette masse inerte dont ordinairement le mérite purement passif est de conserver plus longtemps les vieilles mœurs et le vieux langage. Ce fait linguistique est tellement remarquable en son genre, au point de vue psychologique et historico-littéraire, et il rentre tellement dans le domaine des études théologiques spéciales, que nous lui consacrons un article à part, l’article suivant.
Malgré cet empressement et cette merveilleuse aptitude de la part d’un peuple qui avait été élevé depuis des siècles pour le séparatisme le plus strict, à se trouver chez lui au sein de l’étranger, et à oublier la langue de ses pères, aptitude qui lui est restée à un haut degré jusqu’à ce jour, la foi religieuse, comme nous l’avons dit, maintenait la séparation à un degré plus haut encore. En face de ce phénomène, on ne peut s’empêcher d’éprouver un sentiment de surprise et d’admiration, en voyant comment l’organisation politique et religieuse de la communauté de Jérusalem (cette communauté, après le retour de la captivité, devint peu à peu le centre de la nouvelle vie juive), accomplie avec autant de sagesse que d’énergie, créa une nationalité qui, basée essentiellement sur le séparatisme, mêlait d’une manière intime l’élément politique et religieux, vivait de souvenirs et d’espérance autant que du présent, puisait parfois uniquement sa force dans ces souvenirs et dans cette espérance, et s’en servait pour surmonter l’impuissance du moment sans nul détriment spirituel ; nationalité enfin, dont la vitalité ne fut pas même affaiblie par une forte attraction vers le cosmopolitisme, ni anéantie par la perte de la patrie, et qu’aucune révolution ne put atteindre. Nul doute qu’un tel résultat n’eût point été obtenu sans cette tenace austérité connue sous le nom de pharisaïsme, mais qui, la plupart du temps, a été jugée d’une manière partiale et injuste. Un édifice qui dure depuis des milliers d’années et qui s’est montré plus solide même que l’édifice romain, fait l’éloge de l’esprit et de la force des maîtres qui l’ont fondé et élevé. A quelque distance qu’ils fussent de la patrie, et malgré toutes les séductions de la prospérité et de l’adversité, l’apostasie n’a été chez les Juifs qu’un fait exceptionnel. L’esprit de corps, chez eux, propagea partout et promptement la synagogue (au sein des populations grecques, la synagogue helléniste), qui fut tout à la fois le rempart de l’esprit national et le point de mire de l’antipathie étrangère, et, par là même, conserva au peuple juif son existence particulière dans le monde.
Ici nous abordons le côté de notre sujet par où il devient important pour l’histoire du christianisme, et qui manifeste à l’observateur attentif, aussi clairement qu’on peut le désirer, la haute et providentielle connexion qui existe dans les rapports et les destinées des peuples. La transformation des Juifs hébreux en Juifs hellénistes ne présente pas simplement un intérêt statistique et philologique ; ses conséquences eurent une plus haute et plus vaste portée. Ce n’est pas à la surface bruyante des événements que se prépare l’avenir ; c’est à une profondeur où l’œil ne pénètre pas. Le courant qui doit l’amener au jour se forme dans ce huis clos, bien avant que sa force se manifeste aux yeux de tous. L’hellénisation du peuple juif (par où nous entendons maintenant non plus seulement l’adoption par les Juifs des mœurs et de la langue grecques, mais aussi le fait que dans leur foi et leurs doctrines, ils se rapprochèrent de la population grecque ) coïncida avec l’époque où le paganisme, de son côté, s’avançait vers une catastrophe inévitable. L’empire du paganisme sur les esprits était brisé ; la science, le doute, la démoralisation, le minaient à l’envi, et là où tout cela ne se rencontrait pas, une superstition insipide, prosaïque et étrangère prenait la place vacante de la conviction religieuse. Beaucoup d’individus cependant ne trouvaient de satisfaction ni dans l’ivresse des sens, ni dans les abstractions de la philosophie, ni dans la fantasmagorie des mystères et des sciences occultes. Souvent il arriva qu’ils prirent le chemin de la synagogue, y apprirent à connaître le Dieu d’Israël, et y puisèrent dans la prière, les chants et les prédications, une édification que vainement, jusque-là, ils avaient cherchée auprès des autels de leurs dieux. Les femmes surtout, entre les mains de qui se trouvent principalement l’éducation et le bonheur de la famille, fréquentèrent bientôt, et en grand nombre, des exercices de culte à côté desquels la Grèce n’avait rien de semblable à mettre. Personne n’était empêché d’y prendre part ; les relations de la vie civile et du commerce avaient rapproché les nationalités ; d’étroits rapports pouvaient même s’établir par des liaisons de famille, en sorte que, en observant certaines règles générales quant aux habitudes religieuses et domestiques, on en venait de part et d’autre, sans obstacles particuliers, à se rapprocher d’une manière bienfaisante.
Ce fut ainsi que le judaïsme hellénistique fraya la voie, sur une grande échelle, à une connaissance meilleure de la religion au milieu d’une population païenne.
D’un autre côté, le développement particulier qu’il devait subir dans un milieu étranger, n’eut pas, en retour, une influence insignifiante sur les éléments fondamentaux du judaïsme lui-même. Déjà, d’une manière générale, on peut dire qu’au sein des villes commerçantes et populeuses, dans la confusion des langues et le bruit des affaires, où tout ce qui était national et particulier était en quelque façon relégué dans les étroites limites du jour, de l’heure et du lieu ; où dominaient, d’ailleurs, exclusivement les affaires communes et les rapports communs ; où, pour ainsi dire, un courant d’air plus vif dispersait les lourdes vapeurs des préjugés étroits et locaux, — les Juifs durent en venir peu à peu à juger moins défavorablement ce qui était étranger, à reconnaître ce qui était commun à l’humanité, et à attacher moins de valeur à certains détails de leur monothéisme, sans cependant le mettre en péril, et tout en continuant à le considérer comme leur vrai bien national, leur trésor distinctif. En effet, on ne doit pas oublier qu’à distance de Jérusalem, partout où les pèlerinages au temple ne pouvaient se renouveler assez souvent pour chacun en particulier, le culte public juif ne consistait que dans les exercices mentionnés ci-dessus, et que les sacrifices n’avaient pas lieu. Cette partie du culte devait donc, dans la conscience des hommes réfléchis, perdre de son importance, même à leur insu. Aussi, lorsqu’ils visitaient le sanctuaire, à l’occasion des fêtes, et qu’elle leur apparaissait dans son éclat, ou lorsqu’ils étudiaient la loi, elle excitait le sentiment national ou faisait sur l’esprit telle autre impression, plutôt qu’elle n’éveillait l’idée d’un opus operatum mécanique, comme cela arrivait par la répétition quotidienne, que la masse inintelligente finissait par considérer comme la religion même.
L’Helléniste se débarrassait ainsi de plus en plus, sans le vouloir et sans le savoir, des liens et des formes des ordonnances pharisaïco-lévitiques. Il avait des prédicateurs et pas de prêtres, et cette modification ne résultait nullement d’une critique haineuse ou d’une indifférence équivoque : elle était la conséquence naturelle des circonstances. Nous ne voulons pas dire par là que les Juifs de langue grecque fussent tous, de la même manière, élevés au dessus des vues exclusives des Juifs hébreux. Nous avons la preuve du contraire dans les Actes des apôtres. En général, cependant, la marche de la propagation de l’Évangile démontre précisément de quel puissant secours lui furent les circonstances que nous venons de décrire. Déjà dans la bouche de Jésus, l’Évangile, établissant une distinction entre ce qui est essentiel ou non dans la religion, mettait en opposition les sacrifices et la miséricorde (Matthieu 9.13 ; 12.7), l’adoration sur Garizim ou Sion et l’adoration en esprit et en vérité (Jean 4.21). L’Évangile reconnaissait la vraie foi aussi en dehors d’Israël (Matthieu 8.10, etc.), et apportait un salut destiné à toutes les nations. Toutes choses qui, pour le moins, devaient être plus compréhensibles à l’Helléniste, si même de prime abord il ne se sentait pas amené à les accepter. Ceux des disciples, qui furent les porteurs éloquents de cette partie du message, étaient tous Hellénistes, et c’est parmi les Hellénistes que leur prédication trouva le terrain le plus favorable.
En Palestine, où le Juif se sentait chez lui et voulait être son propre maître, le païen, sous quelque forme qu’il se présentât, était doublement mal venu ; sa seule qualité d’étranger lui valait déjà les épithètes de « pécheur, » « impie, » « injuste. » Le préjugé national était la source d’une appréciation morale exagérée de soi-même, et qui créait en même temps une prédisposition contre l’Évangile. Hors de son pays, le Juif avait le sentiment que c’était lui qui était l’étranger, et cela seul suffisait à lui faire accepter le voisinage d’autrui. Il se familiarisait avec l’idée qu’il y a place dans le monde pour toute espèce de gens, ce qui ne pouvait rester sans fruit dans la nouvelle sphère religieuse où la paroi mitoyenne (Éphésiens 2.14) devait tomber, et où un grand renouvellement de l’humanité devait avoir lieu. A Jérusalem, beaucoup ne voulurent pas d’un Évangile qu’ils auraient dû posséder en commun avec des incirconcis ; à Antioche, on avait depuis longtemps en commun avec eux non seulement le marché, mais en quelque sorte aussi la synagogue. La profondeur de l’abîme qui séparait les deux éléments du peuple juif, lorsque l’Église fut fondée, est suffisamment établie par le fait que déjà là où il en est fait mention pour la première fois (Act. ch. 6), il est question d’un désagréable conflit, dont un intérêt extérieur et futile fut évidemment l’occasion, mais dont la véritable cause se trouvait dans l’opposition nationale.
Nous devons laisser à l’exégèse le soin de mettre en œuvre, pour une intelligence plus précise des récits et du texte du Nouveau Testament, les idées que nous venons de développer.