Tout caractère humain a son histoire, et dans cette histoire peuvent se marquer deux phases, ou, si l’on veut, deux moments principaux : le moment du développement et celui de la maturité. Ces deux moments sont d’autant plus appréciables qu’il s’agit d’un caractère plus normal ; mais ce serait entreprendre, dans l’étude d’un caractère, une œuvre chimérique, que de vouloir les séparer absolument dans l’ordre du temps, que de vouloir marquer avec exactitude l’époque où le premier de ces moments finit et où le second commence. A vrai dire, nous ne cessons jamais de nous développer, dans un sens ou dans l’autre, et longtemps après l’époque plus ou moins précise où nous atteignons à ce que l’on peut appeler la plénitude de notre individualité, la vie nous tient encore en réserve de ces rudes combats dont nous sortons toujours plus riches ou plus pauvres que par le passé.
Cela nous conduit à nous demander si l’on peut parler de développement dans une étude sur le caractère du Christ.
Dans le cas où nous voudrions demander par là si, à une époque donnée de sa vie, Jésus n’aurait point traversé quelque crise intérieure dont il serait sorti en rompant avec son passé, — nous aurions à répondre sans hésiter : Non, à ce point de vue, le caractère de Jésus ne s’est point développé. Nous savons fort peu de chose sur la période de sa vie qui a précédé celle de son activité publique, mais ce que nous en savons et le silence même qui entoure pour nous cette période, nous laisse une impression pleine de paix et d’harmonie. Nulle part, en outre, Jésus ne fait sur son passé le moindre retour qui ressemble à un regret, encore moins à un remords, et pourtant, tout ce que nous savons de son caractère nous oblige de reconnaître que si un pareil retour eût eu la moindre raison d’être, il avait trop de clairvoyance morale pour ne pas le sentir, et trop d’humilité pour ne pas l’exprimer devant les autres. Nulle part, non plus, nous ne voyons qu’il ait produit sur son entourage une pareille impression ; et avec quel empressement une partie de cet entourage (notamment ses frères qui ne croyaient pas en lui) n’eût-elle pas saisi l’occasion de le mettre en contradiction avec lui-même ! Nous ne saurions voir dans l’épisode de l’enfance de Jésus que nous rapporte Luc 2.43-50 le moindre indice d’une chute qui lui eût été reprochée et dont il aurait eu à se repentir, non plus que celui d’une crise morale et religieuse à partir de laquelle Jésus eût refusé à ses parents une obéissance qu’il eût réservée dès lors à son Père céleste. La scène du temple est la manifestation toute naturelle d’un rapport particulier de Jésus avec Dieu, rapport dont Jésus avait déjà consciencea, que ses parents devaient apprendre à respecter et qui n’excluait en aucune manière, ainsi que la suite le montra bien, l’obéissance que devait Jésus à Joseph et à Marie.
a – « Ne saviez-vous pas, dit Jésus à Joseph et à Marie, qu’il me faut être occupé aux affaires de mon Père ? »
[Alors il descendit avec eux et vint à Nazareth, et il leur était soumis, et « sa mère conservait toutes ces paroles-là dans son cœur » (Luc 2.51). Ces derniers mots prouvent bien que Marie, satisfaite de la réponse de Jésus (Luc 2.49), n’envisageait pas l’acte de son fils comme un acte de désobéissance. Voir pour la réfutation des objections tirées de cette scène, contre la sainteté de Jésus-Christ : Ullmann, Sundlosigkeit Jesu, 7e édit., p. 132, et dans la traduction de M. Th. Bost (la Sainteté parfaite de Jésus-Christ), p. 146. Voir aussi Vie du Seigneur Jésus, par Riggenbach, traduit par G. Steinheil, 7e leçon.]
Si plus tard Jésus voulut se mêler aux rangs de la foule qui venait recevoir de Jean le baptême de repentance, cet acte ne saurait impliquer de la part de Jésus un aveu de péché ou comme un retour à une humilité qu’il n’aurait pas toujours gardée. Qu’on se rappelle la confusion de Jean-Baptiste lorsque Jésus se présenta à lui pour être baptisé : C’est moi, s’écria-t-il, qui ai besoin d’être baptisé par toi, et tu viens à moi ! (Matthieu 3.14) Qu’on se rappelle l’éclatant démenti que recevait d’avance, par l’acte solennel qui termina le baptême, toute pensée qui aurait tendu à confondre Jésus avec la foule des pénitents, et qu’on veuille bien enfin ne pas oublier la réponse par laquelle Jésus mit fin à l’humble résistance de Jean : « Il nous convient ainsi, dit-il, d’accomplir toute justice. » (Matthieu 3.15) Oui, tel était le rôle que le Christ avait accepté : accomplir toute justice au nom de ses frères. Or, à ce titre, c’était pour lui un début digne de son œuvre que de se mêler aux rangs de ses frères, de baisser la tête sous le poids de leurs péchés, et, s’il m’est permis de dire le mot qui me paraît ici le mot propre, de s’en repentir comme si lui-même les eût commis. Vouloir se faire une idée du caractère du Christ, tout en perdant de vue la mission qu’il avait prise, serait tenter l’impossible ; ce serait s’exposer à se heurter constamment à des faits qui restent inexplicables tant qu’ils ne sont pas éclairés à la lumière du salut que le Christ a voulu apporter à l’humanité.
Non seulement les Évangiles ne contiennent aucun indice qui nous conduise à l’idée que Jésus ait eu à renier aucune partie de son passé, mais encore rien en eux ne nous porte à croire que le caractère de Jésus ait subi aucune modification. Il est vrai, ainsi que nous l’avons constaté, que la période de la vie de Jésus sur laquelle porte la majeure partie des renseignements des évangiles est fort courte et que ces renseignements nous sont présentés dans un ordre qui n’est pas toujours celui du temps. Néanmoins, nous avons essayé de nous attacher, à diverses reprises, à tel trait important du caractère de Jésus, par exemple à cette humilité qu’il s’attribue à lui-même (Matthieu 11.29), et qui lui faisait dire qu’il était venu pour servir et non pour être servi (Matthieu 20.28), ou bien encore à l’autorité avec laquelle il revendiquait le droit de disposer de ses disciples (Luc 14.27), — et de relire, à ce point de vue, un de nos évangiles, — eh bien ! jamais nous n’avons rien trouvé dans notre lecture qui ne fût pas dans une merveilleuse harmonie avec le trait particulier que nous avions choisi.
Conclurons-nous de ce qui précède que le caractère de Jésus ne connut point de développement ? En aucune manière. Nous croyons, au contraire, qu’il se développa, dans le sens le plus vrai, le plus élémentaire de ce mot, c’est-à-dire que, selon la loi de tout ce qui a vie en ce monde, riche, dès l’abord, de tous ses éléments, il les manifesta graduellement dans toute leur lumière.
Luc nous le dit expressément : Jésus « croissait et se fortifiait en esprit » (Luc 2.40) ; « il s’avançait en sagesse, en stature et en grâce devant Dieu et devant les hommes » (Luc 2.52), expression pleine de toute la fraîcheur et de tout le charme d’une véritable enfance. Rien de plus contraire, en effet, à l’impression que nous laissent les évangiles sur Jésus enfant que l’image pédantesque et discordante que nous offrent quelques évangiles apocryphes, d’un Messie qui, dès le berceau, fait des miracles et apprend à lire à son maître d’école. L’enfant de nos Évangiles est un véritable enfant qui, dans son humilité, réjouit Dieu et les hommes par l’heureux développement d’un corps robuste et sain, et d’un esprit qui s’ouvre graduellement au monde invisible comme au monde des choses terrestres. Aucun indice ne saurait nous donner à penser qu’il n’eut pas besoin d’apprendre. Le seul trait de son enfance qui nous en ait été conservé, nous le montre au contraire : « Assis au milieu des docteurs, les écoutant et les interrogeant » (Luc 2.46). Oh ! sans doute, il devait y avoir dans les questions naïves de cet enfant sur la vie et sur l’Écriture, quelque chose qui devait porter un trouble singulier dans la conscience de ces vieux docteurs, blanchis à l’étude de mesquines questions légales. Il devait y avoir dans le regard que Jésus attachait sur eux, comme une anticipation du mot du Maître à Nicodème : « Tu es docteur en Israël et tu ne sais pas ces choses ! » Et ne savons-nous pas nous-mêmes tout ce que peut remuer en nous de questions et de souvenirs le regard étonné d’un enfant ? Mais Jésus ne sortait pas pour cela du monde de l’enfance, et si l’évangéliste ajoute que « tous ceux qui l’entendaient s’étonnaient de sa sagesse et de ses réponses, » il n’y a rien là qui tende à revêtir pour nous l’enfant de Nazareth de la robe du docteur. Ajoutons que plus tard, lorsque déjà il a mis une main énergique à son œuvre de Rédempteur, nous le retrouvons soumis à la même loi. Il interroge, il s’informe encore, et, sans jamais accepter pour cela une position de dépendance à l’égard de l’homme, il apprend.
[Voir Matthieu 16.13 ; Marc 8.5 ; Luc 8.45-46, surtout ce dernier verset. Des passages tels que Luc 22.10-12 ; Jean 11.14 ; Jean 2.24-25, tout en attribuant à Jésus, dans certaines circonstances et dans certains domaines, une intelligence évidemment surnaturelle, ne prouvent pas qu’il eût dans sa condition terrestre et d’une manière absolue la toute-science, hypothèse contre laquelle d’ailleurs s’élèverait directement le témoignage même de Jésus : Marc 13.32.]
On ne saurait prétendre que ce que Jésus apprenait par cette voie naturelle fût indifférent au développement de son caractère. Quoi ! il eût vécu, comme tout Israélite enfant, dans l’austère et religieuse compagnie des anciens prophètes de son peuple, et le contact de ces hommes de Dieu n’aurait rien éveillé en lui ! Il eût contemplé la sainte colère d’un Elie et, en présence d’un peuple égaré comme au temps d’Achab par ses conducteurs, il n’en eût pas lui-même ressenti les atteintesb ! Il eût entendu retentir les bords du Kébar de la grande voix d’un Ezéchiel annonçant aux Israélites exilés, en même temps que le plus terrible jugement, la plus merveilleuse délivrance, et il n’en eût pas tressailli d’une douleur et d’une joie nouvelle ! Il eût vu passer devant lui plus d’une fois, en lisant le prophète Esaïe, l’image du vrai serviteur de Dieu, l’âme navrée sous le poids des forfaits de ses frères, méconnu des hommes mais soutenu par Dieu et portant la lumière jusqu’aux extrémités de la terre, — et l’immense compassion dont il devait sentir son âme envahie en présence d’un tel tableau n’eût rien fait pour lui révéler et ce qu’il était et ce que son père exigeait de lui ! Lorsqu’un jour, apercevant Jérusalem, il devait s’écrier : « Jérusalem, Jérusalem, qui tues les prophètes, et qui lapides ceux qui te sont envoyés, combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants, comme la poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et vous ne l’avez pas voulu ! » (Luc 13.34), la mémoire du vieux Jérémie avertissant son peuple et plus tard pleurant sur les ruines de la ville qu’il aimait, ne devait-elle donc être pour rien dans cette plainte ! Dirons-nous que le souvenir, encore brûlant en Israël, du bouillant héroïsme et de la glorieuse défaite d’un Judas Macchabée ne trouva que peu d’écho dans son âme et, tout en éveillant un ardent amour pour sa malheureuse patrie, ne contribua pas aussi à lui révéler, par un douloureux contraste, de quel côté était, pour Israël, la vraie liberté ? En aucune manière ; nous dirons bien plutôt qu’à l’école d’un passé aussi éloquent par ses ruines que par ce que le temps n’en pouvait détruire, l’enfant de Nazareth devait sentir tous les jours davantage combien il tenait à ce passé par ses racines mêmes, et à quel point aussi il lui échappait.
b – « Les autres disaient (de Jésus) : « C’est Elie » (Marc 6.15).
L’histoire du peuple d’Israël, histoire qui empruntait à la religion, à la fois tout son intérêt comme tout son caractère, cette histoire, disons-nous, était en effet l’un des premiers éléments dont nous eussions à tenir compte parmi ceux qui ont concouru extérieurement au développement du caractère de Jésus. Il est un de ceux dont nous pouvons le mieux retrouver plus tard les traces, soit dans la vie, soit dans les paroles du Christ. Que de traits en lui, — nous y avons touché, — viennent nous rappeler ce qu’avaient de meilleur les pieux héros d’Israëlc ! Que de fois il en appelle à l’Ancien Testament et quel parti il sait en tirer, soit pour se justifier lui-même, soit pour confondre ses adversairesd.
c – Voir pour le développement de cette idée Keim, ouvr. cité, p. 74, 75.
d – Matthieu 11.5 ; 13.4-15 ; 21.16 ; 26.31 ; 27.46 ; Luc 4.17-21 ; Jean 8.56, etc., etc.
Nous n’avons, par contre, aucune raison de croire qu’il ait jamais eu le moindre contact avec la culture païenne, et jamais eu l’occasion d’apprendre quelque chose sur l’histoire des peuples étrangers à Israël et sur leur religion, comme ce fut, au contraire, le cas de Paul. Nous ne saurions nous en étonner. Une longue domination étrangère, dont on connaît les phases, avait imprimé à l’indifférence que le Juif devait, en tout temps, de par la loi, à toute culture profane, quelque chose de farouche et de haineux. Le Juif, au temps de Jésus, ne veut pas savoir quels dieux adore son vainqueur. Il n’en parle jamais, il ne le demande même pas à celui qu’il tiendrait le plus à faire tomber en quelque embûche ; l’Évangile est tout rempli de ce silence. — La curiosité peut le regretter en ce qui concerne le Christ. — Combien il nous eût été précieux de posséder l’enseignement moral et religieux qu’il eût tiré de l’histoire des peuples païens ! Quel puissant rayon de lumière sa parole eût projeté pour nous sur tout ce passé ! Quels termes il eût trouvés pour en flétrir les souillures ; avec quelle compassion et quel frémissement de joie il eût recueilli, pour nous les montrer, les paillettes d’or que contenaient ces décombres ! Mais nous ne saurions voir en quoi une pareille science eût enrichi son caractère et l’eût mieux armé pour l’œuvre qu’il voulait accomplir. Pour ignorer l’histoire du monde païen, ignore-t-il ce monde lui-même ? Participe-t-il à un seul des préjugés nationaux de ses contemporains ? En a-t-il moins clairement conscience que son œuvre de salut doit embrasser le monde entiere ? Repousse-t-il les païens qui viennent à lui ? Quelle joie ne lui cause pas, au contraire, la foi de ce capitaine romain dont il guérit le serviteur malade ; et s’il semble repousser au premier abord la femme cananéenne n’est-ce point, ainsi que le montre la suite, pour exciter son insistance et pour mieux lui faire mesurer la grâce dont elle va être l’objet ?
e – Jean 10.16 ; 12.32.
C’est qu’il est une science qui domine et on peut le dire, embrasse celle de l’histoire de l’humanité, c’est la science de l’homme lui-même, de l’homme dans ce qui fait le fond de son être, de l’homme dans ce qu’il a de permanent. Or, cette science, qui dira que Jésus ne l’avait pas, et dans une mesure unique ? Qui marqua mieux que lui ce qui, dans tous les siècles et sous toutes les latitudes, apporte aux nations comme aux individus la vie et la mort ? Qui, comme lui, sut traîner au soleil les perpétuels sophismes du cœur de l’homme, aux prises avec la vérité, et trouver pour les confondre de ces mots auxquels aucune culture ne saurait rien ajouter ? Oui, Jésus se sait, se veut citoyen du monde entier ; sans renier son titre d’enfant d’Abraham, le nom dont il s’appelle de préférence est celui de Fils de l’homme ; il se sent dans une vivante communion avec la famille humaine, il porte dans son sein l’immense souci de ses misères, de ses douleurs, et nous ne voyons pas en quoi une connaissance plus concrète des événements et des idées qui ont agité jusqu’à lui l’humanité eût pu lui servir à la mieux connaître et à mieux lui appliquer sa miséricorde.
Nous voyons mieux, nous semble-t-il, pourquoi il fallait qu’il ne fût point étranger à l’histoire d’Israël. C’était au sein d’Israël que Jésus voulait fonder son royaume spirituel et allumer le foyer qui devait peu à peu embraser le mondef. C’était à Israël qu’il devait se présenter comme celui qui réalisait toutes les promesses du passé. Comment eût-il pu le faire, s’il eût ignoré ces promessesg ; s’il n’en eût pas lui-même, le premier, tressailli ; si tout, dans sa personne, ne l’eût pas désigné pour l’héritier légitime de cette humble et noble race qui d’Abraham à Jean-Baptiste avait représenté, au sein d’un peuple souvent infidèle à sa mission, l’Israël suivant le cœur de Dieu ?
f – Matthieu 10.5-6 ; 15.24 ; Marc 7.27.
g – Jean 5.45-46.
Gardons-nous toutefois d’exagérer le rôle que dut jouer dans le développement du caractère de Jésus l’étude du passé. Les allures de Jésus, son indépendance à l’égard de tout ce qui est artificiel et convenu, la fraîche saveur, le tour presque toujours imprévu de ses paroles, les hommes même dont il s’entoure et qui sont presque tous, au moins, des hommes incultes, la liberté entière qu’il se réserve vis-à-vis de ceux qui représentent en Israël la science religieuse et qu’il étonne et déroute, bien plutôt par la puissante spontanéité de son sens religieux que par l’étendue de ses connaissances, — tout en lui parle bien plutôt de nature que d’art et nous révèle un homme qui s’est assis plus souvent à l’école de la vie qu’à celle des docteurs.
[Les Évangiles ne contiennent aucun indice qui soit de nature à nous donner à penser que Jésus ait jamais fréquenté d’autre établissement d’instruction que l’école à laquelle tout jeune Israélite de son temps venait chercher une connaissance élémentaire de l’Écriture. Le titre de maître (rabbi) donné à Jésus, non plus que la liberté dont il usait d’enseigner dans les synagogues, ne prouve rien à cet égard. La popularité dont il ne tarda pas à jouir suffit pour nous expliquer ce titre, et l’attitude des principaux vis-à-vis de lui nous interdirait à elle seule de supposer qu’il tînt ce titre et ce droit d’aucun diplôme reçu de leurs mains. « Comment cet homme, disent-ils, sait-il les Écritures, ne les ayant point apprises ? » (Jean 7.15) Il est à peine utile de faire remarquer que ce que les Juifs prétendent ici, ce n’est pas que Jésus n’ait jamais étudié l’Écriture, comme tout enfant devait l’étudier, ils s’étonnent de ce que, ne s’étant assis aux pieds d’aucun docteur pour y apprendre à expliquer l’Écriture, Jésus en fasse néanmoins, et avec succès, un objet d’enseignement. La question s’éclaire encore si nous nous demandons quels auraient été les docteurs auprès desquels Jésus eût été chercher une instruction religieuse supérieure, car aucune des sectes alors en vogue ne réclame Jésus pour un adepte ; aucune ne l’appelle du nom d’apostat. (Voir Schleiermacher, Vie de Jésus, 16e leçon.)]
Cela nous conduit à indiquer un second élément qui dut singulièrement influer sur le développement de Jésus, nous voulons parler de ses relations avec ses contemporains. Il est hors de doute qu’il s’est largement mêlé à eux ; son enseignement est tout parsemé d’images empruntées à leurs habitudes. « Il observait avec soin ce qui se passait autour de lui ; rien ne lui était indifférent. Même ce qui pouvait paraître le plus insignifiant dans les relations sociales et dans les choses de la vie ordinaire : le levain jeté dans trois mesures de farine ; la pièce de drap neuf appliquée à un vêtement usé ; le vin nouveau mis dans de vieux vaisseaux ; les petits oiseaux vendus au marché, et le prix auquel on les achetait ; les drames de la vie domestique, les désordres des cadets de famille ; et les tromperies des économes : Rien de tout cela n’échappait à son attentionh. » Dans un langage toujours élevé, presque toujours poétique, il parle au peuple comme un enfant du peuple, qui a vécu de sa vie, qui a connu ses travaux, ses joies, ses peines, — et lorsqu’il s’adresse aux grands, il trouve pour les atteindre des paroles qui prouvent qu’il les a vus de bien près. Rien n’échappe à l’extraordinaire pénétration de son regard. « Jésus, dit saint Jean, ne se fiait point à eux, car il les connaissait tous, et il n’avait pas besoin que personne lui rendît témoignage au sujet d’aucun homme, car lui-même connaissait ce qui était en l’homme » (Jean 2.24-25). Qui n’admirerait le tact profond et sûr avec lequel il va saisir, en dépit d’une apparence souvent trompeuse, la secrète pensée des cœurs ? Il lui suffit d’un regard pour reconnaître en Nathanaël une âme débonnaire, en Nicodème un humble et droit désir de recevoir quelque instruction spirituelle, mêlé à une ignorance absolue des éléments de la vie morale ; en Zachée un cœur ardent à la recherche de la vérité. — Avec quelle merveilleuse intuition il sait découvrir sous une question insidieuse le secret dessein d’un cœur pervers, et couvrir de confusion celui qui croyait abuser de luii. Avec quel art vraiment royal, avec quelle magistrale connaissance du cœur de l’homme il sait faire tourner au profit de sa mission le moindre entretienj et prendre la place du maître là où l’on eût voulu lui imposer celle de disciple (Matthieu 21.23-27) !
h – F. Godet, Commentaire sur l’évangile de saint Jean.
i – Luc 10.25-37.
j – Jean 4.3-26.
Ces traits et d’autres que nous pourrions y ajouter nous montrent en Jésus une pénétration qui n’était point, à coup sûr, le fruit de l’expérience, mais que l’expérience avait exercée, exerçait sans cesse. Jésus ne se lassait pas d’étudier l’homme. Tel nous l’avions vu jeune enfant, interrogeant les docteurs et fixant sur eux un regard empreint d’une attention sérieuse et candide, tel nous le retrouvons homme fait, debout, silencieux, près de la porte du temple, observant le peuple qui passait auprès du tronc des offrandes et cherchant à lire au visage de chacun l’histoire de sa vie et la disposition secrète de son âmek. Ce regard a toujours cette pureté profonde qui en fait un miroir admirablement fidèle de tout ce qui vient à passer devant lui, mais, au sérieux austère répandu sur ces traits, au nuage de tristesse qui vient de temps à autre voiler ce front, — nous reconnaissons l’œuvre des années.
k – Luc 21.1-4.
Mais revenons. Parmi ceux dont le commerce contribua à former le caractère de Jésus, comment ne pas mettre au premier rang l’humble et pieuse femme qui fut sa mère ? L’Évangile est très sobre en ce qui touche Marie. — Il semble qu’il soit des caractères qui, par leur humilité même, commandent une discrète réserve à qui serait tenté de les mettre au grand jour, — le récit sacré nous en dit assez pourtant pour que nous ayons en Marie ce type admirable de religieuse pureté et de maternelle tendresse devenu pour la piété du simple, comme pour le pinceau de l’artiste, une source d’inspiration qui est loin d’être épuisée. Notre intention n’est pas d’essayer ici, ne fût-ce qu’une faible ébauche de l’image de Marie ; nous ne voudrions que relever brièvement à quel point les traits principaux de cette image trouvent leur parallèle dans celle du Christ.
Marie fut humble ; lorsque nous la voyons apparaître pour la première fois, elle sort pour nous de l’obscurité même. Rien n’est plus touchant que le candide étonnement qu’elle éprouve en présence de la mission à laquelle elle se voit appelée. Elle l’exprime à plusieurs reprises dans le beau cantique que Luc nous a conservé. « Mon âme, s’écrie-t-elle, magnifie le Seigneur, et mon esprit se réjouit en Dieu qui est mon Sauveur ; parce qu’il a regardé la bassesse de sa servante, » et plus loin : « Il a élevé les petits » (Luc 1.46-48, 52). — Comment ne pas nous reporter, à ce propos, à l’obscur commencement du Christ, à ce trait de son caractère si bien rendu par le prophète lorsqu’il dit : « Il est monté comme un rejeton, il n’y a en lui ni forme ni apparence quand nous le regardons, il n’y a rien en lui qui le fasse regarder (Ésaïe 53.2) ; il n’élèvera point sa voix dans les rues » (Ésaïe 42.2).
Un autre trait que nous relèverons en Marie, c’est son obéissance. « Voici, dit-elle à l’ange, la servante du Seigneur ; qu’il me soit fait selon ce que tu as dit » (Luc 1.38), — et il semble que ce mot de la mère ait été comme la devise de toute la vie de l’enfant. « Père, dit Jésus, s’il est possible, que cette coupe passe loin de moi ; toutefois, non point ce que je veux, mais ce que tu veux » (Matthieu 26.39).
C’était aussi une coupe amère que celle que Marie devait boire ; le baptême de l’opprobre et du sacrifice ne manqua pas à son obéissance. Quel opprobre, en effet, pour une jeune fille, que la position que Marie avait acceptée, position qui devait la livrer sans défense, semblait-il, à l’impitoyable mépris du monde et aux douloureux soupçons de l’homme qu’elle aimait ! Quel sacrifice, pour une mère, que de voir son fils lui échapper peu à peu, non point sans doute par sa tendresse, mais par son activité ! Oui, nous pouvons deviner par quels renoncements dut passer Marie, quels déchirements intérieurs elle dut ressentir avant d’arriver à comprendre que si Jésus lui appartenait comme fils, il appartenait au monde comme Sauveurl, avant d’en venir à baisser la tête et à dire au pied de la croix : Que ta volonté soit faite ! C’était là, sans doute, l’épée dont parlait à Marie le vieux Siméon, et qui devait, bien avant le Calvaire, percer plus d’une fois et douloureusement son cœur.
l – Matthieu 12.47-50 ; Jean 2.4.
Arrêtons-nous ici. Tirer avec quelque exactitude de ces rapprochements la mesure de l’action qu’exerça Marie sur Jésus enfant, est chose impossible. Nous croyons néanmoins que, pour quiconque attribue comme nous à Jésus une véritable enfance, ces rapprochements ne sont point sans valeur, et que ce ne fut point par un pur effet du hasard que Jésus se trouva entouré dès ses premiers pas d’une atmosphère d’humble piété et de douloureuse obéissance.
L’Évangile nous présente en Joseph un homme pieux, plein d’une charité délicate, qui accepte sans murmure le rôle d’obscur dévouement qui lui incombe et prend sa part du fardeau, comme de la joie de Mariem. Il est probable qu’il mourut avant que Jésus eût commencé son ministère, car il n’est question de lui que dans les récits de l’enfance de Jésus, à partir desquels il ne s’agit plus que de sa mère et de ses frères.
Nous savons aussi qu’il y avait en Israël, au temps où naquit Jésus, quelques familles pieuses qui attendaient d’en haut une délivrance spirituellen. Il nous est permis de supposer que la maison de Joseph et de Marie devint naturellement pour les pieux Israélites de Nazareth un foyer de prières et d’espérance, et que la lumière et la chaleur qui en émanaient ne furent pas sans effet sur Jésus ; mais tout cela se passait discrètement, sans bruit et, au demeurant, l’entourage de Jésus enfant nous est trop imparfaitement connu pour que nous puissions y insister davantage.
n – Ainsi la famille de Zacharie, père de Jean ; Siméon, Anne la prophétesse…
L’enfance de Jean-Baptiste s’écoula fort loin de celle de Jésus. La famille de Jean habitait la Judée, celle de Jésus la Galilée, il est probable que, malgré le lien de parenté qui les unissait, les deux familles entraient trop rarement en contact pour que nous puissions nous demander ici quelle influence les deux enfants purent avoir l’un sur l’autre. Lorsque nous trouvons pour la première fois Jean-Baptiste et Jésus ensemble, le premier est dans la plénitude de son activité publique, et l’attitude de Jésus, malgré son humilité, n’a rien qui rappelle celle d’un disciple. Si donc plus tard Jésus semble commencer son enseignement par les mots qui sont comme la devise de Jean-Baptiste : « Convertissez-vous, le royaume de Dieu est procheo ; » si les disciples de Jésus baptisent comme faisait Jean lui-même, nous ne saurions voir dans ces faits autre chose que la preuve de l’harmonie qui existait entre l’œuvre du Christ et celle du précurseur, harmonie que Jésus tenait à manifester, et qui n’impliquait en aucune manière de sa part une dépendance intellectuelle, ni surtout morale, que Jean-Baptiste a de son côté hautement revendiquée pour lui-mêmep. « Il en vient un, dit-il, plus puissant que moi, duquel je ne suis pas digne de délier la courroie des souliers. » Ce n’est pas à dire, sans doute, que Jésus n’ait point vu dans l’apparition publique de Jean-Baptiste, dans l’éclat que sa parole puissante produisait en Judée et, plus tard, dans son emprisonnement, comme un signal qui l’avertissait que son temps était proche, et qui venait réveiller en lui le sentiment de sa mission. Mais de là à une action personnelle exercée sur Jésus par Jean-Baptiste il y a loin, et c’est cette action dont nous ne saurions voir aucune trace dans les évangiles. Nous ne voyons pas même, à vrai dire, vu l’époque relativement tardive de la vie du Christ à laquelle cette action se serait exercée, de quelle nature elle aurait été. La personne du grand prédicateur de la pénitence était bien plus remarquable par sa puissance que par son originalité. Avant d’entendre sa voix dominer le Jourdain, Jésus l’avait entendue plus d’une fois, en lisant les oracles des anciens prophètes. Lorsque Jean-Baptiste apparut à Israël, Israël reconnut Elie (Jean 1.21) et Jésus ne le démentit pas (Matthieu 11.14).
o – Matthieu 4.17.
p – Matthieu 3.11 ; Luc 3.16 ; Jean 1.30. Voir pour l’opinion inverse Keim, Der geschichtliche Christus ; p. 36, 37, et la Vie de Jésus de E. Renan, p. 107.
A côté des bienfaisantes influences que Jésus trouvait au foyer de ses parents et dans le cercle, probablement restreint, de ses relations habituelles, il en était d’un autre ordre, qui, pour être moins directes, ne durent point être toutefois sans influence sur le développement de son caractère. Nous voulons parler tout d’abord de l’effet que devait produire sur lui, par contraste, le contact d’hommes dont le sens religieux et moral était faux et artificiel. Ne négligeons pas cette influence. La vue du mal produit sur une nature saine le même effet que la vue du bien, et cela en y provoquant une contradiction puissante. Ce n’est pas un mauvais moyen de révéler un homme à lui-même et de lui donner de bonne heure une forte maturité, que de le placer dans un milieu contraire aux inclinations de son âme, car, à mesure qu’il pratique ce milieu, à mesure il sent qu’il ne lui appartient par aucun de ses côtés, à mesure aussi il proteste contre lui de toute son attitude. Il est facile, et, en quelque mesure loisible, à celui qui vit au milieu des siens, de conserver assez longtemps une certaine ignorance de soi-même et de ne point dire moi en face de qui lui ressemble. Mais celui qui vit en face de la contradiction ne peut autrement qu’apprendre d’elle ce qu’il est lui-même, et qu’arriver ainsi, presque du premier coup, à la plénitude de son caractère. Que de vocations ont été déterminées ou, tout au moins, mûries de la sorte ! C’est en pleine sophistique que surgit l’ironique et merveilleux bon sens d’un Socrate. C’est alors que le pélagianisme en est venu à ses dernières conséquences, alors que les hommes en sont arrivés à trafiquer entre eux de la vie éternelle, qu’a lieu cette réaction de la conscience religieuse qui s’appelle la Réforme. C’est dans la prison du château d’If, que Mirabeau écrit son Essai sur le despotisme. Nous pourrions multiplier les exemples, nous en trouverions dans tous les ordres. On nous comprendra maintenant si nous attribuons une influence sur le développement du Christ à ceux qui furent ses principaux adversaires, nous voulons parler des pharisiens.
Il serait injuste, sans doute, de vouloir se faire une idée de la secte des pharisiens en s’en tenant aux seules lumières que nous fournissent sur ce point les évangiles. Cette secte avait été dans l’origine le refuge de beaucoup d’âmes droites et nobles, impatientes du joug étranger, jalouses du caractère religieux du peuple d’Israël, et qui ne souffraient tant de formes dans le culte et dans la vie religieuse que pour faire, ainsi que le disaient les docteurs, « une haie autour de la loiq. » Quoi qu’il en soit, la position prise par les pharisiens était pleine d’illusions et de dangers, et la haie qu’ils voulaient former autour de la loi tendait bien plutôt à étouffer la loi qu’à la garantir. L’esprit général de la secte, aux jours de Jésus, était celui d’un vide formalisme et d’un orgueil dominateur. Les hommes comme Gamaliel, Nicodème et même comme Simon, l’hôte de Jésus, étaient devenus de plus en plus rares, et en définitive, ce fut au sein du pharisaïsme que se concentra la formidable opposition qu’Israël fit à Jésus.
q – Voir Munk, la Palestine (collection de l’Univers pittoresque), p. 480 et 514 ; Keim, ouvrage cité, p. 32. — Josèphe compare les pharisiens aux stoïciens.
Il est hors de doute que Jésus connaissait admirablement ces adversaires. Il les connaissait non pas seulement en vertu de cette intuition merveilleuse qui lui livrait le fond des cœurs, — mais pour les avoir pratiqués. Il leur parle non seulement de leurs tendances, mais de leurs préceptes, de leurs préjugés, de leurs coutumes (voir en particulier Matth. ch. 23), et l’on sent à la douloureuse amertume et à la sainte violence avec lesquelles il demande compte à ces hommes d’un peuple qu’ils abusaient, que ce triste sujet lui est dès longtemps familier. Nous ne savons au juste où placer le premier contact de Jésus avec les Pharisiens. Ces hommes avaient, à l’époque de Jésus, la haute main sur l’enseignement religieux en Israël ; l’enfant de Nazareth eut donc, dès ses jeunes années, l’occasion d’entendre de leurs adeptes enseigner dans les synagogues, et il est probable que les docteurs que Jésus interrogeait au temple, à l’âge de douze ans, étaient Pharisiens. On peut supposer que la réaction que nous avons indiquée ne tarda pas à se produire en Jésus, d’abord sous la forme d’un saint étonnement, puis sous celle d’une protestation plus accusée. C’est ainsi que l’irréligieuse dévotion de ces docteurs devait comme appeler et développer en Jésus le sentiment de ce religieux abaissement dont il nous a présenté, avant de le réaliser en lui-même au nom de tous, le type complet et sublime dans ce péager qui, pour toute prière, se frappe la poitrine en s’écriant : O Dieu, sois apaisé envers moi qui suis pécheur ! C’est ainsi que toutes les complications et tous les artifices d’une morale qui outrageait la conscience ne faisaient que fortifier en lui le sentiment simple et puissant de l’éternelle volonté de son Pèrer. C’est ainsi qu’en présence de ces conducteurs aveugles, qui chargeaient le peuple de fardeaux auxquels eux-mêmes ne touchaient pas, — il sentait grandir dans son âme, avec la profonde compassion que lui inspiraient ces multitudes sans pasteur, l’obligation de porter lui-même la charge de leurs misères (Luc 11.46).
r – Matthieu 15.5-6 ; Marc 7.11.
Mais combien plus puissante encore devait être, pour développer en lui sa vocation de Sauveur, la vue même de ces misères ! Les légendes bouddhiques nous ont conservé le souvenir des rencontres fameuses qui déterminèrent le jeune Bouddha à quitter le manteau du prince pour revêtir l’habit du pèlerin et aller chercher au loin l’indifférence aux maux de la vie. On nous permettra de les rapporter avec quelque étendue.
« Un jour qu’avec une suite nombreuse il sortait par la porte orientale de la ville pour se rendre au jardin du Loumbini, auquel s’attachaient tous les souvenirs de son enfance, il rencontra sur sa route un homme vieux, cassé, décrépit ; ses veines et ses muscles étaient saillants sur tout son corps ; ses dents étaient branlantes ; il était couvert de rides, chauve, articulant à peine des sons rauques et désagréables ; il était tout incliné sur un bâton ; tous ses membres, toutes ses jointures tremblaient.
— Quel est cet homme ? dit avec intention le prince à son cocher. Il est de petite taille et sans forces ; ses chairs et son sang sont desséchés ; ses muscles sont collés à sa peau, sa tête est blanchie, ses dents sont branlantes, son corps est amaigri ; appuyé sur un bâton, il marche avec peine, trébuchant à chaque pas. Est-ce la condition particulière de sa famille ? ou bien est-ce la loi de toutes les créatures du monde ?
— Seigneur, répondit le cocher, cet homme est accablé par la vieillesse ; tous ses sens sont affaiblis ; la souffrance a détruit sa force, et il est dédaigné par ses proches ; il est sans appui ; inhabile aux affaires, on l’abandonne comme le bois mort dans la forêt. Mais ce n’est pas la condition particulière de sa famille. En toute créature, la jeunesse est vaincue par la vieillesse ; votre père, votre mère, la foule de vos parents et de vos alliés finiront par la vieillesse aussi ; il n’y a pas d’autre issue pour les créatures.
— Ainsi donc, reprit le prince, la créature ignorante et faible, au jugement mauvais, est fière de la jeunesse qui l’enivre, et elle ne voit pas la vieillesse qui l’attend. Pour moi, je m’en vais. Cocher, détourne promptement mon char. Moi, qui suis aussi la demeure future de la vieillesse, qu’ai-je à faire avec le plaisir et la joie ? — Et le jeune prince, détournant son char, rentra dans la ville, sans aller à Loumbini.
Une autre fois, il se dirigeait avec une suite nombreuse, par la porte du Midi, vers le jardin de plaisance, quand il aperçut sur le chemin un homme atteint de maladie, brûlé de la fièvre, le corps tout amaigri et tout souillé, sans compagnon, sans asile, respirant avec une grande peine, tout essoufflé et paraissant obsédé de la frayeur du mal et des approches de la mort. Après s’être adressé à son cocher, et en avoir reçu la réponse qu’il en attendait :
— La santé, dit le jeune prince, est donc comme le jeu d’un rêve, et la crainte du mal a donc cette forme insupportable ! Quel est l’homme sage qui, après avoir vu ce qu’elle est, pourra désormais avoir l’idée de la joie et du plaisir ?
Le prince détourna son char, et rentra dans la ville, sans vouloir aller plus loin.
Une autre fois encore, il se rendait, par la porte de l’Ouest, au jardin de plaisance, quand sur la route il vit un homme mort, placé dans une bière et recouvert d’une toile. La foule de ses parents tout en pleurs l’entourait, se lamentait avec de longs gémissements, s’arrachant les cheveux, se couvrant la tête de poussière et se frappant la poitrine en poussant de grands cris. Le prince, prenant encore le cocher à témoin de ce douloureux spectacle, s’écria :
— Ah ! malheur à la jeunesse que la vieillesse doit détruire ; ah ! malheur à la santé que détruisent tant de maladies ; ah ! malheur à la vie où l’homme reste si peu de jours ! S’il n’y avait ni vieillesse, ni maladie, ni mort ! Si la vieillesse, la maladie, la mort étaient pour toujours enchaînées !
Puis, trahissant pour la première fois sa pensée, le jeune prince ajouta : — Retournons en arrière ; je songerai à accomplir la délivrances. »
s – Barthélémy Saint-Hilaire, le Bouddha et sa religion, p. 12.
Le tableau est admirable de sérieux et de poésie ; nous n’avons pu résistera le présenter ici, tant les misères qu’il fait passer, et avec une si poignante réalité, devant les yeux de Çakya-Mouni, sont bien de celles qui durent remuer le plus profondément le cœur de Jésus et le mieux lui révéler ce que son Père demandait de lui. Et pourtant l’illusion n’a point été complète, et si ces pages nous ont fait penser à Nazareth au temps de l’enfance de Jésus, elles n’ont pu nous y transporter tout à fait. Il eût fallu, pour cela, que le jeune prince eût fait une rencontre de plus ; celle d’un homme qui eût été, cette fois, plein de santé et de jeunesse, et auquel il eût néanmoins manqué quelque chose, parce qu’il aurait eu une conscience. Il eût fallu qu’au lieu de se détourner de tant de misères, au lieu de dire : « Retournons en arrière, je songerai à accomplir la délivrance, » il se fût arrêté, se fût approché de ce vieillard, de ce malade, de ces parents en deuil, et mêlant sa compassion à leurs souffrances, il les eût soulagés tout au moins de toutes les larmes qu’il eût versées pour eux. Il eût fallu, enfin, lorsqu’il se fut éloigné, qu’au lieu de souhaiter à son âme et à celle d’autrui une insensibilité qui les mettrait au-dessus des maux de cette vie, se souvenant que Dieu s’appelle amour et non indifférence, il eût jeté vers le ciel un regard qui eût exprimé la plus douloureuse supplication et le plus sublime sacrifice.
Nous avons essayé d’indiquer jusqu’ici, parmi les éléments qui contribuèrent à développer le caractère du Christ, ceux qui sont du fait des hommes, soit des hommes du passé, soit des contemporains de Jésus. Mais si grand que fût l’attrait qui portait Jésus à vivre de la vie sociale, si grande que fût la force qu’il y puisât, soit directement, soit par une sorte de réaction dont nous avons indiqué la nature, il était loin de s’y absorber et d’échapper ainsi à cette sorte de loi qui voulait que tout prophète, en Israël, eût passé par la rude école de la solitude. Le silence que fait planer l’Évangile sur la jeunesse de Jésus ne nous permet ici, pas plus qu’ailleurs, de préciser ; nous voulons dire de marquer la mesure dans laquelle Jésus usa de cette école. D’un autre côté, ce silence même tend à donner une large part à la retraite, au moins dans la seconde moitié de la jeunesse du Christ. Comment, en effet, si Jésus eût vécu sans interruption à Nazareth ou dans quelque autre ville, eût-il pu tarder jusqu’à l’âge de trente ans à manifester avec quelque éclat ce qu’il était, et à acquérir, par conséquent, cette réputation, qui ne se répandit, en réalité, que tard en Galilée ? Nous sommes porté à envisager le développement d’un caractère comme d’autant plus régulier, graduel, que le caractère est, moralement, plus normal ; cela étant, nous nous représentons Jésus comme ayant passé, sans brusque transition, avec une entière spontanéité, de l’âge où l’homme cesse (relativement) de recevoir à celui où il commence de donner.
[Nous n’attribuons pas, on l’aura déjà remarqué, au baptême de Jésus par Jean-Baptiste et au miracle qui l’accompagna, l’importance qu’on leur prête généralement dans l’histoire du développement de la personne du Christ. « Jusqu’à son baptême, dit M. Godet, la vie de Jésus avait été celle d’un homme parfait ; mais il n’avait pas dépassé cette limite… Au jour du baptême, le ciel lui fut ouvert ». Ce point de vue ne nous paraît pas suffisamment justifié par le récit évangélique. Une chose est certaine, d’après ce récit, c’est que l’activité publique de Jésus ne commença qu’à partir de son baptême. En dehors de là, nous ne saurions rien affirmer. On ne peut donner à des passages tels que Luc 3.22 (Le Saint-Esprit descendit sur lui…) et Luc 4.1 (Or Jésus, étant plein du Saint-Esprit, s’en retourna de devers le Jourdain…) un sens absolu, et en conclure que l’habitation réelle du Saint-Esprit en Jésus, ou même la conscience qu’il avait lui-même de cette habitation, ne datent que de son baptême. Ce serait là non seulement méconnaître toutes les analogies de la vie morale, mais encore oublier la réponse de Jésus à douze ans : « Ne savez-vous pas qu’il me faut être occupé des affaires de mon Père ? » réponse qui exprime évidemment, nous l’avons relevé ailleurs, la conscience d’un rapport spécial de Jésus avec Dieu. L’Évangile selon saint Jean nous présente d’ailleurs la scène du baptême comme une manifestation ayant pour objet, non d’apporter à Jésus quelque chose de spécifiquement nouveau, mais de le révéler soit à Jean-Baptiste, soit au peuple. « Pour moi, dit Jean-Baptiste, je ne le connaissais pas ; mais afin qu’il fût manifesté à Israël, je suis venu baptiser d’eau. J’ai vu l’Esprit descendre du ciel comme une colombe et s’arrêter sur lui. Et pour moi, je ne le connaissais pas ; mais celui qui m’a envoyé baptiser d’eau m’avait dit : Celui sur qui tu verras l’Esprit descendre et se fixer, c’est celui qui baptise du Saint-Esprit. Et je l’ai vu, et j’ai rendu témoignage que c’est lui qui est le Fils de Dieu » (Jean 1.31-34)t.
Chose digne de remarque, ce sont les gnostiques et les sociniens, c’est-à-dire deux sectes qui, à des points de vue fort différents, il est vrai, niaient la réalité de l’union parfaite en Jésus du divin et de l’humain, qui ont aussi le plus insisté sur l’élément nouveau qu’aurait reçu le Christ lors de son baptême. Nous ne saurions nous en étonner. Plus, au contraire, le divin et l’humain seront considérés, dans leur pénétration réciproque, comme le fond même de la nature du Christ, plus leur développement sera considéré comme simultané, en d’autres termes, moins il sera possible d’assigner une date à la divinité de Jésus-Christ.]
t – Personne ne peut être dogmatique sur la conscience que Jésus avait de sa divinité, avant son baptême, pas plus Godet que Hollard, puisqu’il s’agit d’une expérience intérieure, qui ne nous a pas été communiquée. Néanmoins, la descente du Saint-Esprit sous une forme corporelle, qui eut lieu à son baptême, ne peut pas être considérée comme exclusivement destinée à rendre un témoignage extérieur aux yeux des hommes. Car la forme de colombe descend et se fixe, ou demeure sur Jésus : preuve qu’il a réellement reçu quelque chose en cet instant, qu’il n’avait pas auparavant ; la puissance du Saint Esprit, il semble. (ThéoTEX)
Nous sommes conduit par là à penser que si les Évangiles nous représentent l’action de Jésus sur ses contemporains comme ayant commencé à une époque bien définie, et acquis, dès le début, toute son intensité, c’est que, comme Elie se présentant devant Achab, Jésus venait du désert.
Nous y sommes conduit encore par un autre côté. Les évangiles nous montrent Jésus recherchant la retraite après même qu’il est apparu publiquement au peuple. Il y passe quarante jours après son baptême, et, bien souvent, après une pénible journée employée à son sublime travail de miséricorde, nous le voyons se dérober à la foule, à ses disciples même, et passer, en quelque lieu écarté, parfois dans la solitude de quelque montagne, la nuit entière. Ne devons-nous pas supposer que ce besoin de profond recueillement qui le poursuivait au sein même de sa tâche était loin d’être nouveau pour lui, et que, pour rechercher encore aussi assidûment la retraite, il fallait que, dès longtemps, il en connût la douceur et la force ? — Quoi qu’il en soit, d’ailleurs, à cet égard, de l’époque de la vie de Jésus qui nous est obscure, c’est ici le lieu de rappeler ce que nous disions plus haut : à proprement parler, un caractère ne cesse jamais de se développer, — et, à ce titre, ce que nous savons de la période relativement publique de la vie du Christ, nous autorise à considérer la solitude comme un élément important de son développement.
Et maintenant, que trouvait Jésus dans la retraite ? Car la retraite devait être autre chose pour lui qu’une distance matérielle mise entre lui et les hommes. — Il y trouvait la nature, il y trouvait la tentation, il y trouvait la prière.
Est-il nécessaire de prouver que Jésus connaissait et aimait la nature ? Son enseignement est tout semé de poétiques images qu’il lui emprunteu. Nous aurons, sans doute, à revenir sur les rapports de Jésus avec la nature, lorsque nous traiterons de son caractère envisagé en lui-même ; nous voulons seulement nous demander ici quelle dut être l’influence de cette nature sur Jésus. On a beaucoup exagéré cette influence ; on a voulu établir entre la doctrine de Jésus et la vue des environs de Nazareth je ne sais quel lien nécessaire que nous n’avons pas pu saisir. Nous ne prétendons pas que Jésus ait été insensible à la diversité des aspects de la nature ; ainsi, l’analogie qu’offrait avec toute la personne de Jean-Baptiste le cadre sévère du désert de Judée semble ne pas lui avoir échappé : « Qu’êtes-vous allés voir au désert, dit-il à ses disciples, était-ce un homme vêtu de précieux vêtements ? Voici, c’est dans les palais des rois que se trouvent ceux qui sont précieusement vêtus (Luc 7.24-25). » Toutefois, une chose nous frappe, c’est qu’il n’est besoin de connaître ni les riants aspects de la Galilée, ni les rives austères du Jourdain pour saisir tout ce qui, dans l’enseignement de Jésus, nous reporte à la nature ; pas plus qu’il n’est besoin d’avoir devant les yeux le Juif du premier siècle pour comprendre ce que Jésus nous dit de l’homme. Ce qui frappait Jésus dans la nature, c’était ce qu’elle a de simple, d’élémentaire, ce qui, en elle, est de tous les climats. Ce n’était point pour elle-même qu’il l’aimait ; il l’aimait parce qu’elle lui était un admirable tableau de la vie de l’homme, une touchante prédication de la miséricorde de Dieu. La vue d’un cep de vigne, poussant autour de lui des sarments vigoureux, le reportait à cette loi de la vie, vraie pour l’homme comme pour la plante, pour l’âme comme pour le corps, loi qui veut que la vie ne puisse naître que de la vie. Un figuier stérile réveillait en lui la pensée de notre propre stérilité, de notre destination première et de sa mission d’intercesseur : « Le lis des champs qui ne travaille ni ne file, et plus splendidement vêtu que Salomon même dans toute sa gloire ; le passereau, qui ne sème ni ne moissonne, qui n’assemble rien en des greniers et que cependant Dieu nourrit, » lui parlaient de la tendre miséricorde de Dieu qui nourrira à bien plus forte raison ses enfants, bien autrement précieux pour lui. — Et quel langage plus puissant, plus magnifique encore, devait lui tenir cette même nature durant les longues nuits qu’il passait, loin du commerce des hommes, en méditation et en prières ! Qui de nous ne se l’est représenté quelquefois, retiré sur quelque mont galiléen, environné d’un silence que troublait seul le vent de la nuit passant dans les oliviers, portant, comme écrite sur son front, l’histoire de toute une journée de miséricorde, et tournant vers le ciel un regard plein d’une indicible lumière ? Qui de nous n’a cru l’entendre alors, se reportant aux misères, à la fange d’en bas, s’écrier comme au nom de ses frères : « Quand je contemple les cieux, l’ouvrage de tes mains, la lune et les étoiles que tu as disposées, je dis : Qu’est-ce que l’homme que tu te souviennes de lui, et le fils de l’homme que tu le visites (Psaumes 8.3-4) ? »
u – Matthieu 16.2 ; 6.26-30 ; Luc 7.24 ; 8.5 ; 13.6 ; Jean 4.36 ; 10.1 et suiv.
C’était ainsi que les grands aspects du monde comme ses merveilles les plus obscures parlaient à Jésus de la gloire de Dieu, de celle-là surtout qui éclate dans les marques de son amour, et lui fournissait en même temps une mesure plus exacte des tristes misères de l’humanité. Nous retrouvons presque partout dans l’enseignement de Jésus des traces de ce commerce avec la nature, et si son langage respire tant de santé, d’indépendance et de force ; s’il a pour nous une saveur si fraîche, si poétique, si souverainement naturelle, nous pouvons croire que ce commerce n’y est pas étranger.
La connaissance qu’avait Jésus de la nature n’était point scientifique ; elle était toute religieuse. Peu lui importait de savoir, lorsque du mont des Oliviers il voyait le faîte du temple s’empourprer aux premiers rayons dn soleil levant, si c’était cet astre qui avait poursuivi sa course, ou si c’était la terre qui venait présenter au soleil une face nouvelle — pourvu qu’il sût que c’était Dieu qui faisait luire son soleil sur les méchants comme sur les bons, offrant ainsi aux hommes un exemple de la miséricorde qu’ils doivent exercer, même sur ceux qu’ils appellent leurs ennemis (Matthieu 5.45). Jésus connaissait la nature comme il connaissait l’histoire, c’est-à-dire dans son principe et dans sa fin dernière. Qui voudrait prétendre que cette science ait rien d’inférieur ? Et pourquoi donc vaut-il la peine d’étudier et l’histoire et la nature, si ce n’est pour y reconnaître en définitive la main toute-puissante et sage d’un Père tendre ? Peut-il dire qu’il sait quelque chose, le savant qui est arrivé à force de veilles à pouvoir décrire avec exactitude et le mouvement des astres et la structure de la plante la plus ignorée, mais qu’embarrasse la question de l’enfant qui lui demande pourquoi cet astre et pourquoi cette plante ? Peut-on dire, au contraire, qu’il ne possède pas la science suprême celui que chacune de ces merveilles a mis à genoux ? « Le ciel et la terre passeront, » mais ce qui ne passera pas c’est Dieu, et voilà pourquoi celui auquel le ciel et la terre ont raconté la gloire du Dieu fort n’a plus rien à leur demander.
Nous avons dit que la solitude était pour Jésus non seulement la nature, mais la tentation. Nous ne voulions pas dire par là que Jésus ne connût de tentations que dans la solitude. Il n’en est pas moins vrai que c’était dans les moments où, retiré loin du tumulte de la vie sociale, Jésus se recueillait, qu’envisageant dans leur ensemble et sa mission et tous les sacrifices qu’elle entraînait pour le présent et pour l’avenir, il entrevoyait aussi avec le plus de netteté certaines possibilités qui étaient pour lui autant de tentations. C’est d’ailleurs, d’une manière toute générale, de ses tentations que nous voulons parler ici.
Nous ne savons rien de celles qui durent l’assaillir pendant la période obscure de sa vie et parmi lesquelles il faut mettre, sans doute, en première ligne, celles que lui créait une supériorité morale qui, s’accusant de plus en plus, lui rendait plus difficile une position de dépendance, que pourtant il devait accepter, vis-à-vis de ses protecteurs naturels. — L’on sait quelle lutte mystérieuse et longue il eut à soutenir plus tard dans le désert après son baptême et avant de paraître de nouveau devant le peuple. Ce fut alors la question de sa mission qui se posa devant lui. A quoi emploierait-il les dons qu’il avait reçus ? A la satisfaction de son bien-être (Luc 4.3) ou de sa dignité (Luc 4.9) ou au bien de ses frères ? Quelle voie suivrait-il pour établir son règne dans ce monde ; la voie que semblait lui tracer l’attente populaire, voie plus facile, bien plus prompte aussi, en apparence (Luc 4.5-6) ? ou la voie que lui traçait son Père, la voie du renoncement, du sacrifice ? Serait-il le roi des Juifs que l’on attendait, ou l’homme de douleurs que devaient méconnaître, bafouer et humilier jusqu’à la mort ceux-mêmes dont il voulait accomplir le salut ? — Telles furent, en substance, les redoutables questions qui se posèrent devant Jésus-Christ durant cette lutte héroïque de quarante jours que l’Évangile nous rend d’une manière sommaire, et dont nous pouvons pressentir, ne fût-ce qu’à sa durée, la terrible intensité. — Voilà, disons-nous, non pas ce que Jésus se demandait, mais ce que lui demandaient les choses, les circonstances mêmes dont il se voyait entouré, car, quelle que soit l’interprétation précise que l’on veuille donner au mystérieux récit des Évangiles, il en ressort au moins clairement, d’une part, que Jésus ne participa point à la tentation, nous voulons dire que la lutte eut lieu, non pas dans l’âme même du Christ, mais tout entière entre le Christ et un ennemi extérieur à lui, — et, d’autre part, que Jésus triompha.
Le récit sacré le dit lui-même, cette tentation ne fut point la dernière, « le diable se retira d’avec lui pour un temps » (Luc 4.13). « Vous êtes, dit Jésus, au repas pascal, ceux qui avez persévéré avec moi dans mes tentations. » Que de tentations, en effet, l’attendaient encore ! Tentation que devait lui offrir, au milieu de la vie errante qu’il menait, entouré de tout ce que la misère matérielle et morale de ce monde a de plus repoussant, la pensée d’un religieux et saint repos (Luc 9.33). Tentation inverse, bien naturelle au cœur aimant, de trop mettre au dehors et de ne pas assez se recueillir. Tentation provenant soit de l’enthousiasme qu’il faisait naître (Jean 6.15), soit aussi du peu de succès qu’il obtenait parfois sur la route austère qu’il avait choisie (Matthieu 13.57). Tentation que la haine acerbe de ses adversaires imposait à sa charité (Jean 8.13-15) et que l’affection et le découragement de ses disciples infligeait à son courage (Matthieu 16.22-23 ; Marc 14.50). Et puis, dominant et résumant toutes les autres, la tentation de garder pour lui quelque chose de ce qui appartenait à son Père et à ses frères, nous voulons dire quelque chose de lui-même ; tentation de ne pas accepter et cette mort physique qui avait pour lui, à cause de sa propre sainteté, des angoisses que nous ne pouvons concevoir, et cette mort morale, nous voulons dire cette humiliation absolue, dont la croix marque aussi le moment suprême. « Personne, dit Jésus, ne m’ôte ma vie, j’ai le pouvoir de la laisser, j’ai le pouvoir de la reprendre » (Jean 10.18). On sait comment il la laissa, mais on sait aussi à travers quelles angoisses et quelles luttes il marcha à ce sacrifice, jusqu’au moment où, inclinant sa tête couronnée d’épines, il put s’écrier : Tout est accompli !
Les évangiles sont unanimes à reconnaître ces luttes. On a contesté cet accord, notamment en ce qui concerne l’évangile de Jean. « Pour le sentiment chrétien dominant, dit Keim, l’image du Christ a pris l’empreinte d’une tranquillité d’âme dont rien ne peut troubler la divine sérénité. La faute en est à l’évangile de Jean…, qui a passé dans le sang et la chair du christianisme. » Et plus loin : « Jean n’a point de Gethsémané, à peine parle-t-il d’un trouble passager éprouvé par Jésus dans les rues de Jérusalemv. » — Nous sommes étonné que l’on puisse attribuer une pareille mutilation de l’image du Christ à l’évangile qui nous peint le frémissement de Jésus au tombeau de Lazare et qui contient ce mot, aussi humain que sublime : « Et Jésus pleura ; » à l’évangile où nous lisons : « Alors Jésus fut ému en son esprit et dit ouvertement : En vérité, en vérité, je vous dis que l’un de vous me trahira, » et qui nous avait montré quelques lignes plus haut Jésus à genoux aux pieds de Judas, et lui lavant les pieds comme eût fait un esclave. Nous sommes surpris que l’on puisse appeler d’un terme aussi pâle l’émotion qui saisit Jésus à Jérusalem lorsque, saisi tout à coup à la pensée de son sacrifice, il s’écria : « Maintenant mon âme est troublée et que dirai-je ? Père, délivre-moi de cette heure ! Mais c’est pour cette heure-là que je suis venu ! Père, glorifie ton nom ! » (Jean 12.27-28) Oui, nous sommes surpris que l’on ne sente pas dans ce dialogue intérieur auquel Jésus, dans un touchant abandon de toute dignité extérieure, fait assister ses disciples, l’expression fugitive d’une lutte longue et douloureuse qui, d’ordinaire, ne se produisait pas au grand jour, nous sommes surpris enfin que l’on n’y retrouve pas tout Gethsémané.
v – Ouvrage cité, p. 42.
Nous ne nous arrêterons pas davantage sur ce point ; pas plus que nous ne croyons nécessaire d’établir la réalité des tentations de Jésus-Christ. Cette réalité a été écrite avec trop de larmes et trop de sang dans le jardin de Gethsémané pour que nous ayons à la défendre. Nous n’avons point d’ailleurs entrepris dans ce travail d’accorder des dogmes entre eux : l’Évangile à la main, nous racontons, et s’il était vrai, ce que nous ne saurions croire, qu’il y eût, à insister sur la réalité des tentations de Jésus-Christ, quelque danger pour la dogmatique, nul ne nous en voudrait pour nous écrier : Périsse la dogmatique plutôt que l’Évangile !
La conclusion de tout cela est que Jésus ne traversa pas, et victorieusement, tant de luttes, sans en retirer quelque profit. Si les tentations qu’il eut à subir furent réelles, les victoires qu’il remporta durent avoir la même réalité ; chacune d’elles l’enrichissait. S’il avait quitté le désert comme il y était entré, si Gethsémané n’eût point affermi son âme, nous ne comprendrions plus ni le désert, ni Gethsémané : Jésus serait pour nous en dehors des conditions de la vie morale, c’est-à-dire en dehors de l’humanité. Il n’y a d’ailleurs dans ce long et graduel dépouillement de toute volonté propre, dans ce long et graduel abandon de soi-même à ses frères, rien qui suppose en Jésus le péché ; car ce n’est point en une fois et sous sa forme absolue, nous voulons dire sous celle de la mort, que Dieu demande à Christ cet abandon. Christ à douze ans n’a pas à mourir pour ses frères, il ne pèche point en retournant à Nazareth dans la maison de ses parents. Qu’il lui suffise d’accomplir sa tâche de chaque jour. Il peut jouir en paix aujourd’hui d’un repos auquel il devra renoncer demain ; demain, il pourra jouir en paix d’une considération à laquelle il devra renoncer le jour suivant ; il pourra jouir encore le jour suivant d’une vie qu’il devra, plus tard, laisser sur une croix. A son Père de marquer l’heure ; à lui de dire lorsque l’heure sera venue, fort de tous ses renoncements antérieurs : « Que ta volonté soit faite et non la mienne ! » — C’est dans ce sens que l’épître aux Hébreux a pu dire de Jésus « qu’il a appris l’obéissance » (Hébreux 5.8).
Nous avons dit enfin, que, pour Jésus, la solitude, c’était la prière. Jésus a connu ces moments spéciaux où, laissant tout autre soin, l’âme se recueille et adore. Que de fois nous lisons dans l’Évangile des mots comme ceux-ci : « Au matin, comme il était encore nuit, s’étant levé, il alla dans un lieu désert, et il pria » (Marc 1.35) ; ou encore : « Or, il arriva en ces jours-là qu’il s’en alla sur une montagne pour prier, et qu’il passa toute la nuit à prier Dieu » (Luc 6.12)w. Parfois aussi le récit évangélique nous reporte à quelque période plus longue traversée par Jésus, période de solitude, de recueillement, où domine encore la prière. « Il se tenait, dit Luc, retiré dans les déserts et il priait » (Luc 10.16), Que se passait-il dans ces mystérieux entretiens durant lesquels Jésus, dans l’intensité de sa prière, devenait indifférent à la nourriture et au sommeil que réclamait son corps fatigué ? Quelles humbles requêtes, quels douloureux soupirs, quels sanglots, peut-être, quelles paroles d’une enfantine et sainte confiance, quelles effusions de louanges et d’actions de grâces montaient alors du désert aride et désolé jusqu’au sein de Dieu ? L’Évangile ne nous le dit pas. Il nous a conservé, toutefois quelques prières de Jésus. Ces prières nous frappent non seulement par l’absolue confiance, mais aussi par l’abandon, par la spontanéité entière dont elles portent l’empreinte. Aucune méthode ne prétend les régler. Tantôt la prière de Jésus est courte ; elle est l’expression puissante, mais fugitive, d’un sentiment qui envahit son âme. Tel le cri de triomphe qu’il fait monter à Dieu lors du retour de ces soixante et dix disciples qu’il a envoyés pour lui préparer la route. « Je te loue, dit-il, ô Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que tu as caché ces choses aux sages et aux intelligents, pour les révéler aux petits enfants ; il en a été ainsi, ô Père, parce que telle a été ta bonne volonté » (Luc 10.21). Tantôt, au contraire, elle est plus longue, elle est un familier entretien où la requête se mêle à la louange, et l’expression de la plus filiale obéissance à celle du triomphe le plus glorieux (Jean ch. 17).
w – Voir encore : Matthieu 14.23 ; 26.36 ; Marc 14.32 ; Luc 3.21.
Si, au milieu même de sa plus grande activité, Jésus recherchait aussi assidûment l’occasion d’adorer dans le silence, il est permis de supposer que l’adoration avait occupé une place importante dans la partie préparatoire de sa vie. Il suffit de considérer les principales circonstances qui motivent ses prières pour comprendre quelle place occupa l’adoration dans son développement général. Il prie avant de choisir ses apôtres (Luc 6.12) ; il prie au tombeau de Lazare ; il prie à Gethsémané. Nous ne parlons pas ici des prières qu’il adresse à Dieu pour les siens. Ce qu’il cherchait et trouvait donc par la prière, c’était le conseil pour la route à suivre ; c’était la puissance de réaliser ce que souhaitait sa compassion ; c’était la force de renoncer à soi-même et de marcher jusqu’au bout dans la voie douloureuse. Dans la prière, Jésus laissant pour un temps derrière lui le désordre de ce monde, se replaçait au sein de l’harmonie, s’identifiait avec le plan de Dieu. Tandis qu’en bas tout conspirait à le distraire, s’il était possible, et de lui-même, et de l’œuvre douloureuse qu’il avait à accomplir, comme aussi à en obscurcir à ses yeux la glorieuse issue, sur les hauteurs, dans la communion avec son père, il se retrouvait sans peine, toutes les choses de ce monde lui apparaissaient à la place qui leur revenait à chacune, et en même temps qu’il voyait clairement sa route, il puisait dans la communion divine de nouvelles forces pour s’y avancer.
Nous avons passé en revue les principaux éléments qui ont dû concourir au développement du caractère de Jésus. Nous devions parler en dernier lieu de la prière, qui, placée comme à leur centre, était destinée à mettre entre eux l’harmonie et à leur assigner leur véritable rôle. Le caractère de Jésus domine-t-il les éléments au sein desquels il s’est développé, ou leur reste-il asservi ? Ces éléments suffisent-ils à nous expliquer Jésus-Christ, ou faut-il, de guerre lasse, pour le comprendre, regarder plus haut ? En est-il le produit, ou en serait-il le maître ? C’est à quoi nous pourrons répondre lorsque nous aurons envisagé en lui-même le caractère de Jésus.