Qu'est devenu le Sâdhou ? Voilà, je présume, la question que se posent plusieurs de ceux dont l'imagination fut enflammée, il y a quatre ans, par les paraboles, la personnalité ou même la furtive apparition de la robe safran, du célèbre Indien, le Sâdhou Sundar Singh.
Il quitta l'Angleterre au mois de mai 1920 pour présider une série de réunions qui avaient été organisées à son intention, en Amérique, puis en Australie, d'où il rentra aux Indes en septembre. Les chrétiens de Colombo et de Bombay, où il aborda, avaient fait de grands préparatifs pour célébrer par une ovation publique « sa conquête de l'Occident ». Cet accueil ne fut naturellement pas du goût du Sâdhou et il désappointa beaucoup de gens qui lui gardèrent même rancune d'avoir refusé de se laisser porter sur le pavois. Il fuyait les foules et partit tout de suite pour le nord de l'Inde. L'été suivant, il se remit à l'œuvre au Tibet sans avoir égard aux privations et aux dangers qui l'attendaient. L'anecdote suivante reproduite en abrégé d'un journal indien, donnera une idée de la vie qu'il menait.
Un jour, dans la solitude de la montagne, une troupe de brigands assaillit le Sâdhou, le dépouilla de ses vêtements et allait évidemment le tuer. Cependant, impressionnés par son maintien, ils hésitèrent. Profitant du délai, le Sâdhou leur parla très simplement de Dieu. Toujours plus frappés, ils lui rendirent ses habits et l'emmenèrent à leur caverne en lui témoignant le désir d'en entendre davantage. Au bout d'un moment, ils apportèrent une nourriture grossière en l'invitant à en prendre sa part. On lui passa un bol dans lequel on allait verser du lait ; avant de le faire remplir, le Sâdhou commença à essuyer le bol qui était extrêmement sale. Aussitôt le chef de la bande, plein de sollicitude, le lui ôta des mains et l'ayant nettoyé à grands coups de langue, le lui rendit d'un geste poli ! Or, en matière de vaisselle, les Indiens des castes supérieures sont plus délicats que les grandes dames européennes ; chacun de la famille a sa propre coupe qui ne sert à personne qu'à lui. Mais le Sâdhou, ne pensant qu'à l'intention courtoise, reçut le service dans l'esprit qui l'avait dicté et il continua son discours et son repas.
En 1922, il se rendit à l'invitation plusieurs fois répétée de venir en Suisse et en Suède, ce qui lui permit de réaliser le rêve de sa vie. En se rendant en Europe, il put, en effet, visiter les lieux sacrés de la Palestine, en compagnie de Sir William Wilcocks, bien connu comme l'instigateur du grand barrage d'Assouan. L'intérêt de Sir William Wilcoks pour le Sâdhou s'était éveillé – qu'il me soit permis de le dire en passant – à la lecture du volume « Le Sâdhou » que j'ai publié en collaboration avec le Dr A. J. Appasamy. En quittant la Suisse, où il fut reçu avec beaucoup d'enthousiasme, il prit le chemin de la Suède, et s'arrêta quinze jours en Allemagne. A Upsal, il fut l'hôte de l'archevêque Sœderblorn, qui le chargea d'une sorte de campagne missionnaire, et publia ensuite une étude psychologique sur les expériences mystiques de Sundar Singh. La personnalité du Sâdhou a d'ailleurs donné naissance sur le continent à toute une littérature, en français, en allemand et dans les langues scandinaves. Il passa quelques jours au Danemark et en Norvège, si je ne fais erreur, et il visita aussi la Hollande. Puis il se rendit en Angleterre, mais il était si épuisé par son travail qu'il fut forcé de se reposer. Cependant, il réussit à prononcer une allocution à la Convention de Keswick et à présider une réunion dans le pays de Galles avant de s'embarquer pour les Indes. L'été dernier, un faux bruit d'assassinat au Tibet se répandit dans la presse anglaise et continentale. Son père venait de mourir et la similitude des noms fut sans doute cause de cette erreur.
Quant à l'origine du présent volume, je ne saurais mieux faire que de citer la lettre que j'ai reçue à ce sujet du Dr Appasamy :
Le Sâdhou m'écrivit de le rejoindre à Sabathu dans le but de travailler avec lui à son nouveau livre. Sabathu est à environ deux ou trois heures de chemin de fer de Simla. C'est une station militaire à douze ou quinze cents mètres d'altitude. Son père avait insisté sur l'achat d'une maison où son fils pût se reposer, méditer ou étudier tranquillement. Au lieu d'acquérir un « bungalow », comme son père le lui proposait, le Sâdhou acheta une ancienne maison missionnaire pour le prix de cinq cents roupies. Pour y arriver, il faut traverser la partie la plus peuplée et la plus sale de la ville. Ses plus proches voisins appartiennent à la caste des balayeurs (vidangeurs) qui se livrent parfois au milieu de la nuit à des querelles bruyantes ou qui font une musique sauvage. Cependant, comme la maison est sur les confins de la ville, on jouit de l'autre côté d'un magnifique coup d'œil sur les collines qui s'étendent à perte de vue. Cette maison me semble un symbole des deux mondes avec lesquels le Sâdhou s'efforce de garder constamment le contact : le monde agité des hommes, monde malpropre et sordide parfois, et le monde de la nature, si beau et si calme.
La maison est occupée par un de ses amis, un médecin travaillant à l'asile des lépreux de Sabathu. Le Sâdhou monte dans cette retraite quand il éprouve le besoin de travailler dans la tranquillité, d'étudier ou de se reposer. Il a une chambre où il conserve précieusement les photographies de ses amis ou d'autres personnes qu'il a rencontrées dans le cours de ses voyages et où il garde aussi quelques livres, parmi lesquels j'ai remarqué les deux tomes d'un Précis de la Science, récemment publié par le professeur J. A. Thomson. Le Sâdhou a lu ces deux volumes attentivement. Le médecin chez lequel habite le Sâdhou, lorsqu'il monte à Sabathu, est marié et père de quatre enfants. J'ai souvent pris grand intérêt à observer le Sâdhou causant ou jouant avec les enfants. L'on entend dire parfois que le Sâdhou devrait fonder une sorte de monastère pour y former d'autres Sâdhou. Je crois qu'il y serait très malheureux dans un entourage semblable car, quoique ascète, il aime beaucoup la vie de famille et jouit profondément d'un foyer.
Le Sâdhou avait achevé la composition de son ouvrage : « Réalité et Religion » en ourdou. Il me raconta qu'il y avait travaillé environ douze heures par jour pendant douze jours. Il gardait le manuscrit en main et me donnait la substance de chaque paragraphe en anglais ; je transcrivais parfois mot à mot ce qu'il disait, d'autres fois je notais le contenu de ses paragraphes, employant, partout où c'était possible, ses expressions elles-mêmes.
En lisant le manuscrit, Je fus frappé de la clarté de l'exposé. Les idées sur Dieu, sur l'homme, sur la nature, que la plupart d'entre nous trouvent difficiles à expliquer même à des gens accoutumés à un travail intellectuel, sont exprimées ici d'une manière accessible aux esprits les plus simples. C'est ce qui m'assure que le livre sera accueilli par un très grand cercle de lecteurs. Ici et là, certaines phrases pourraient soulever des objections de la part des philosophes et des savants ; mais le Sâdhou ne prétend être ni l'un ni l'autre, et le lecteur intelligent ne s'achoppera pas aux détails ; il saura apprécier la valeur de l'intuition religieuse simple et directe qui anime tout le volume. »
B. H. Streeter. Queen's College, 0xford, le 6 février 1924.