Enfin, si vous avez la certitude que nous sommes de grands criminels, pourquoi nous traiter autrement que nos semblables, c’est-à-dire comme les autres criminels ? Aux mêmes crimes, sans doute, les mêmes châtiments. Les autres accusés peuvent se défendre, et par leur bouche, et par une protection vénale ; ils ont tous la liberté de contester et de répliquer, parce que la loi défend de condamner personne sans l’avoir entendu. Les Chrétiens sont les seuls auxquels la parole soit interdite pour prouver leur innocence, pour défendre la vérité, pour épargner aux juges une sentence inique. Pour les condamner, on n’attend qu’une chose, une chose nécessaire à la haine publique, c’est qu’ils avouent leur nom ; quant à l’information du crime, on n’y songe pas. Qu’il s’agisse au contraire de tout autre criminel, il ne suffit pas qu’il se déclare homicide, sacrilège, incestueux, ennemi de l’État, ce sont là les beaux titres dont on nous honore, avant de prononcer, vous interrogez rigoureusement sur les circonstances, la qualité du fait, le lieu, le temps, la manière, les témoins, les complices. Rien de tout cela dans la cause des Chrétiens. Cependant ne faudrait-il pas également leur arracher l’aveu des crimes qu’on leur impute, de combien d’enfants égorgés ils se seraient nourris, combien d’incestes ils auraient commis au milieu des ténèbres, quels cuisiniers, quels chiens auraient été leurs complices ? Gloire incomparable, en effet, pour un magistrat, que de déterrer un Chrétien qui aurait déjà mangé de cent enfants !
Mais que dis-je ? nous avons entre les mains la preuve que l’on a même défendu d’informer contre nous. Pline le Jeune, gouverneur de Bithynie, après avoir condamné à mort plusieurs Chrétiens, en avoir dépouillé d’autres de leurs emplois, effrayé cependant de leur multitude, sollicita de l’empereur Trajan des instructions pour l’avenir. Il expose dans sa lettre que tout ce qu’il a découvert sur les mystères des Chrétiens, outre leur entêtement à ne pas sacrifier, se borne à ceci : ils s’assemblent avant le jour pour chanter des hymnes en l’honneur du Christ leur Dieu, et entretenir parmi eux une exacte discipline. Ils défendent l’homicide, la fraude, l’adultère, la trahison, et généralement tous les crimes. Trajan répondit qu’il ne fallait pas les rechercher, mais les punir quand ils seraient dénoncés. Etrange jurisprudence ! monstrueuse contradiction ! Trajan défend de rechercher les Chrétiens parce qu’ils sont innocents, il ordonne de les punir comme coupables ; il épargne et il sévit, il dissimule et il condamne ! Pourquoi vous contredire si grossièrement ? Si vous condamnez les Chrétiens, pourquoi ne pas les rechercher ? et si vous ne les recherchez point, pourquoi ne pas les absoudre ? Dans toutes les provinces il y a des postes militaires afin de poursuivre les voleurs. Contre les criminels de lèse-majesté, contre les ennemis publics, tout homme est soldat. La recherche doit s’étendre à tous les complices, à tous les confidents. Le Chrétien est le seul contre lequel la perquisition est interdite, en même temps la dénonciation permise, comme si la recherche pouvait amener autre chose que la dénonciation. Vous condamnez un Chrétien dénoncé, et vous défendez de le rechercher ! Il est donc punissable, non parce qu’il est coupable, mais parce qu’il a été découvert. Vous violez toutes les formes dans le jugement des Chrétiens ; vous mettez les autres à la question pour les faire avouer, et les Chrétiens pour les contraindre à nier. Assurément, si le nom de Chrétien était un crime, nous le nierions, et vous emploieriez les tourments pour nous forcer à l’avouer ; mais ne dites pas qu’il serait inutile d’arracher aux Chrétiens l’aveu de leurs forfaits, parce que le nom de Chrétien emporte et prouve tous les crimes. Qu’un homicide avoue son crime, vous le forcez encore à en déclarer les circonstances, quoique vous n’ignoriez pas ce que c’est qu’un homicide. Votre injustice redouble dès qu’avec une pareille opinion des Chrétiens vous les obligez par la violence à nier qu’ils soient Chrétiens, pour leur faire nier, avec leur nom, tous les crimes que ce seul nom vous paraît renfermer.
Serait-ce, par hasard, que vous répugneriez à frapper des hommes que vous regardez comme des scélérats ? Vous dites à ce Chrétien homicide : Niez. Persiste-t-il à se déclarer Chrétien, vos verges déchirent le sacrilège ; mais si vous n’agissez pas ainsi envers les coupables, vous nous jugez donc innocents, et puisque nous sommes innocents, pourquoi ne nous permettez-vous pas de persister dans une déclaration que la nécessité seule condamne à défaut de la justice ? Un homme élève la voix : Je suis Chrétien ! ce qu’il est, il le proclame ; vous, vous voulez entendre ce qu’il n’est pas. Assis sur vos tribunaux pour obtenir l’aveu de la vérité, nous sommes les seuls auxquels vous imposiez le mensonge. Vous demandez si je suis Chrétien ; je réponds que je le suis, et vous m’appliquez à la torture ! votre torture veut donc me corrompre ? J’avoue, et vous ordonnez la question ! que feriez-vous donc si je niais ! Vous ne croyez pas facilement les autres lorsqu’ils nient ; pour nous, à peine avons-nous dit non, vous voilà convaincus.
Un tel renversement de l’ordre doit vous inspirer la crainte qu’il n’y ait quelque force secrète qui vous porte à agir contre toutes les formes, contre la nature même des jugements, contre les lois : car, si je ne me trompe, les lois ordonnent de découvrir les coupables, non de les cacher ; de les condamner quand ils ont avoué, non de les absoudre : c’est ce que veulent les décrets du sénat et les édits des empereurs.
Le pouvoir, dont vous êtes les dépositaires, n’a rien de tyrannique, il est réglé par les lois. Aux tyrans seuls d’employer les tortures comme peines ! chez vous, la loi ne les ordonne que pour découvrir la vérité : servez-vous-en, à la bonne heure, mais jusqu’à l’aveu seulement. Prévenues par la confession, elles deviennent inutiles ; il ne reste qu’à prononcer, à infliger au coupable la peine qu’il a méritée, et non point à l’y soustraire. Et quel est le juge qui s’empresse d’absoudre un coupable ? Il sait qu’il ne lui est pas permis de le vouloir : aussi n’entreprend-il jamais de le contraindre à nier pour le trouver innocent. Et un Chrétien, coupable, selon vous, de tous les crimes, l’ennemi des dieux et des empereurs, des lois et des mœurs, l’ennemi, en un mot, de toute la nature, vous le forcez à nier afin de pouvoir l’absoudre. Manifeste prévarication ! vous voulez qu’il nie ce qui constitue son crime, pour le déclarer innocent malgré lui, et le décharger du passé. Quel étrange aveuglement de ne pas reconnaître qu’il faut en croire plutôt à des déclarations spontanées qu’à des désaveux arrachés par la violence ! Quelle foi méritent des désaveux auxquels manqua la liberté ? Et ne craignez-vous pas que ce Chrétien, renvoyé absous pour avoir menti à sa conscience, ne se moque de vous, et ne redevienne de nouveau Chrétien ?
Puisque vous établissez ces différences entre nous et les autres coupables, puisque vous n’exigez de nous qu’une seule chose, la répudiation du nom chrétien, nous y renonçons (quand nous nous permettons ce qui est défendu aux Chrétiens), il résulte clairement que nous n’avons à nous justifier d’aucun crime, qu’on n’a rien à nous imputer que notre nom qu’une rivalité de religion poursuit avec acharnement. Elle commence par vous empêcher d’approfondir ce que vous êtes certains d’ignorer : aussi l’on croit sur notre compte ce qui n’a jamais été prouvé. On s’abstient de recherches, de peur de trouver des preuves du contraire ; on nourrit complaisamment de jaloux préjugés, afin de pouvoir, sans autre argument, sur notre simple confession, condamner un nom odieux. Nous confessons, on nous torture ! nous persévérons, on nous livre au supplice ! commençons-nous à nier, on nous absout ! On ne fait la guerre qu’à un nom.
Enfin pourquoi, dans vos arrêts de mort, ne nous condamnez-vous que comme Chrétiens, et non comme homicides, comme incestueux, comme coupables, en un mot, de tous les crimes que vous nous imputez ? Nous sommes les seuls dont vous dédaigniez ou dont vous rougissiez de nommer les crimes en nous condamnant. Mais si le nom de Chrétien ne rappelle aucun crime, il est bien insensé que ce nom seul constitue un crime.