Avançons donc, et enfermons dans des lignes fixes et certaines le point capital de toute la question : il s’agit de savoir pourquoi il faudrait croire que le Dieu qui créa l’universalité des êtres, qui gouverne le monde tout entier, qui forma l’homme de ses mains, qui sema sur la terre tous les peuples sans exception, n’aurait donné sa loi par Moïse que pour un seul peuple, au lieu de la donner pour toutes les nations. D’abord s’il ne l’avait promulguée pour toutes indistinctement, il n’eût pas permis aux prosélytes des nations de l’embrasser. Mais ainsi qu’il convient à la bonté et à la justice de Dieu, puisqu’il est le créateur du genre humain, il établit pour toutes les nations la même loi, dont il prescrivit l’observance dans des temps par lui déterminés, quand il l’a voulu, à qui il l’a voulu et comme il l’a voulu. En effet, au berceau du monde, il donna sa loi à Adam et à Eve, en leur défendant de toucher au fruit de l’arbre planté dans le milieu du paradis, et en les avertissant que s’ils enfreignaient cet ordre, ils mourraient de mort.
Cette loi leur eût suffi si elle avait été respectée, puisque, dans cette loi imposée à Adam, nous trouvons le germe caché de tous les préceptes qui se développèrent ensuite dans la loi mosaïque, c’est-à-dire : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur et de toute ton âme. – Tu aimeras ton prochain comme toi-même. – Tu ne tueras point. – Tu ne commettras point l’adultère. – Tu ne déroberas point. – Tu ne porteras pas faux témoignage. – Honore ton père et ta mère. – Tu ne désireras point le bien d’autrui. »
La loi primitive donnée à Adam et à Eve dans le paradis, est comme la mère de tous les préceptes de Dieu. En un mot, s’ils avaient aimé le Seigneur leur Dieu, ils n’eussent point violé son précepte ; s’ils avaient aimé leur prochain, c’est-à-dire eux-mêmes, ils n’eussent point cru aux suggestions du serpent, et ils n’eussent point été homicides contre eux-mêmes en se privant de l’immortalité, parce qu’ils avaient enfreint le précepte de Dieu. De même, ils se fussent abstenus du larcin, s’ils n’avaient pas goûté secrètement du fruit de l’arbre, et s’ils ne s’étaient pas cachés sous son ombre pour échapper aux regards de Dieu. Ils n’eussent pas été enveloppés dans la même ruine que le démon, père du mensonge, s’ils n’avaient pas cru sur sa parole qu’ils deviendraient semblables à Dieu. Par-là, ils n’eussent point offensé la bonté paternelle de ce Dieu, qui les avait formés du limon de la terre, comme s’il les avait tirés du sein d’une mère. S’ils n’avaient pas désiré le bien d’autrui, ils n’eussent pas goûté du fruit défendu. Ainsi dans cette loi générale et primitive, dont Dieu avait borné l’observance au fruit d’un arbre, nous reconnaissons implicitement tous les préceptes qui devaient germer plus tard et en leur temps dans la loi postérieure.
Il appartient au même législateur qui avait d’abord établi le précepte, de le retirer ensuite, parce que c’est à celui qui avait commencé à former des justes qu’il appartient d’achever de les instruire. Pourquoi s’étonner, en effet, que le fondateur de la loi l’accroisse, et que celui qui l’a commencée la perfectionne ? En un mot, avant la loi de Moïse, gravée sur des tables de pierre, j’affirme qu’il exista une loi non écrite, mais comprise et observée par nos pères, en vertu des lumières naturelles. Comment Noé aurait-il été trouvé juste, si la justice de la loi naturelle ne l’eût pas précédé ? D’où vient qu’Abraham a été regardé comme l’ami de Dieu, sinon par l’équité et la justice de la loi naturelle ? D’où vient que Melchisédech est appelé « prêtre du Très-Haut, » si avant le sacerdoce de la loi lévitique, il n’y a pas eu de lévites qui offrissent à Dieu des sacrifices ?
En effet, la loi ne fut donnée à Moïse que postérieurement aux patriarches mentionnés tout à l’heure, quand le peuple fut sorti de l’Égypte, et après un intervalle de beaucoup d’années. Enfin quatre cent trente ans s’étaient écoulés lorsque la loi fut donnée à Abraham. Nous reconnaissons par là qu’il y avait une loi de Dieu avant Moïse lui-même ; qu’elle ne commença point seulement à l’Horeb, au mont Sinaï ou au désert, mais que remontant au paradis, elle fut modifiée pour les patriarches, et après eux pour les Juifs, selon la nature des temps. Il ne s’agit donc plus de nous arrêter à la loi de Moïse comme à la loi principale, mais de nous attacher à celle qui est venue ensuite, que Dieu manifesta également pour les nations à une époque déterminée, et dont les prophètes nous signalèrent les progrès ainsi que la réforme. Par conséquent, nous devons croire que la loi ayant été donnée par Moïse pour un temps déterminé, elle a été observée et gardée temporairement. N’allons pas enlever à Dieu la puissance qui modifie les préceptes de la loi pour le salut de l’homme, d’après les besoins des temps.
Enfin, à celui qui prétend qu’il faut encore observer le sabbat comme un moyen de salut, et la circoncision du huitième jour, à cause de la menace de mort qui y est attachée, je dirai : Montrez-nous qu’autrefois les justes ont fêté le sabbat, qu’ils ont circoncis leur chair, et qu’ils sont devenus amis de Dieu par ces pratiques. S’il est vrai que la circoncision purifie l’homme, pourquoi Dieu, qui crée Adam incirconcis, ne se hâte-t-il pas de le circoncire, même après qu’il a péché, puisque la circoncision purifie ? Il est certain qu’en le plaçant dans le paradis, tout incirconcis qu’il était, il lui donna le gouvernement du paradis. Ce même Dieu qui plaça notre premier père dans le paradis, sans l’assujettir à la circoncision et à la célébration du sabbat, loua aussi par la même conséquence son fils Abel, qui lui offrait des sacrifices sans être circoncis, sans observer le jour du sabbat, et il ratifia ce qu’il lui offrait dans la simplicité du cœur, tandis qu’il repoussa le sacrifice de Caïn, son frère, « parce qu’il ne partageait pas également ce qu’il offrait. » Noé n’était pas circoncis ; il ne célébrait pas le sabbat. Dieu ne le sauva pas moins du déluge. Que dis-je ? Il transporta hors de ce monde le juste Enoch, qui ne connaissait ni la circoncision ni le sabbat, et qui n’a pas encore goûté de la mort, afin que ce candidat de l’éternité nous attestât que nous pouvons plaire également au Dieu de Moïse, sans le fardeau de la loi mosaïque. « Melchisédech, prêtre du Très-Haut, » fut appelé au sacerdoce de Dieu, sans observer la circoncision ni le sabbat. Enfin Loth, frère d’Abraham, nous prouve encore cette vérité, puisque c’est aux mérites de sa justice, et non à la pratique de la loi, qu’il dut d’être épargné dans l’incendie de Sodome.