Il est des gens religieux très engagés dans leur paroisse — et ils sont nombreux — qui n’ont pas la moindre idée du sort qui les attend dans l’au-delà. Si vous les interrogez à ce sujet, ils vous répondront, un brin surpris de se voir poser une telle question : « J’espère ». En vérité, ils ne savent pas au juste s’ils s’approchent du ciel ou de l’enfer. Chose curieuse, ils acceptent de vivoter dans la perplexité comme si la chose importait peu. Je vous le demande : Quel est l’homme d’affaire qui consentirait à engager sa fortune et à buriner dans les privations des années durant, sans se préoccuper de savoir s’il réussira ou non ?
Trop de croyants restent dans le brouillard et s’y complaisent parce qu’ils commettent une erreur fondamentale : celle de croire que l’homme doit mériter son salut. Ainsi, ils s’estiment aptes à gagner le ciel et prétendent pouvoir le troquer contre de bonnes œuvres ou des actes de piété destinés à compenser le mal commis, comme si le paradis se monnayait ! Pénitences, actions généreuses, longues prières, pèlerinages, mortifications et renoncements coûteux, loin d’être une offrande à Dieu, ne sont en réalité qu’une sorte de « prêt remboursable en béatitude ». (1) Non, le ciel ne s’achète pas et « la monnaie du temps n’aura jamais cours dans l’éternité ». (1)
(1) Selon Gustave THIBON : L’ignorance étoilée (Fayard 1975).
Certes, il est agréable à Dieu — et donc recommandé de se donner aux autres sans compter pour soulager leur misère et leur apporter un peu de joie, d’accepter avec sérénité et louanges les dures épreuves de la vie… mais ces choses excellentes aux yeux des hommes le sont-elles toujours aux yeux du Créateur ? Nos actions bonnes sont-elles nécessairement de « bonnes œuvres » ?
Lorsque nous habitions en plein Paris, un mendiant venait souvent s’installer sous nos fenêtres, devant la porte d’une église sur le trottoir d’en face. Nous observions alors les allées et venues des passants toujours pressés et leurs réactions diverses nous intéressaient vivement. La plupart des gens défilaient sans prendre garde à ce pauvre homme que l’indifférence générale affectait peu. Il continuait de gratter son violon, imperturbablement, comme si les sous pleuvaient dans sa sébille. Parfois cependant, une personne qui l’avait dépassé de deux à trois pas, s’arrêtait pour fouiller ses poches. Elle en tirait une pièce qu’elle considérait un instant puis, brusquement, la jetait dans la boîte sans détourner la tête. Satisfaite de son geste, elle se hâtait de repartir. Apparemment sensible à la misère d’autrui, elle oubliait une chose essentielle : celle de regarder le mendiant, de lui adresser un mot d’affection ; bref, de lui témoigner un peu de sympathie. Sans doute, ce « généreux donateur » était-il persuadé qu’il venait d’accomplir là une bonne œuvre et que ce « beau geste » lui revaudrait une meilleure place au ciel. Et pourtant l’opinion différait considérablement lorsque les choses étaient vues du cinquième étage où nous habitions (et le cinquième étage n’est pas le ciel) : cette générosité perdait tout son poids. C’était, en définitive, de la charité sans charité, un acte accompli simplement pour apaiser une conscience inquiète et mériter quelque grâce d’En-Haut. Une bonne œuvre en soi mais qualifiée de « morte » par l’Ecriture. Saint Paul ne déclarait-il pas : « Quand je distribuerais tous mes biens pour la nourriture des pauvres, si je n’ai pas l’amour, cela ne sert de rien ». (2) Un geste merveilleux à notre point de vue mais sans valeur « aux yeux de Celui à qui nous devons rendre compte ». (3) La vertu pratiquée sans amour n’est que du vice enrubanné.
(2) 1 Corinthiens 13.3.
(3) Hébreux 4.13.
Plutôt que de prétendre mériter la faveur divine, ne serait-il pas plus honnête de désespérer de soi en disant avec l’apôtre qui avouait sa déchéance : « Ce qui est bon, je le sais, n’habite pas en moi… Je ne fais pas le bien que je veux et je fais le mal que je ne veux pas… Misérable que je suis ! Qui me délivrera… » ? (4)
(4) Romains 7.18-25.
Comme je citais ces paroles lors d’une discussion et affirmais que l’homme est incurable et incapable d’aucun bien, mon interlocuteur s’indigna :
— Je ne suis pas d’accord avec vous lorsque vous prétendez qu’il n’y a rien de bon en nous ni personne qui fasse le bien. Lorsque je porte secours à une veuve ou vais scier le bois de ma voisine fort âgée, est-ce mauvais ? Je crains qu’en parlant comme vous le faites vous ne découragiez les braves gens.
Un instant hésitant, j’enchaînai :
— Eh bien, pensez à une maman qui vient d’être abandonnée par un mari infidèle, elle et ses quatre enfants. Irez-vous féliciter cet homme si vous apprenez qu’il porte secours à une veuve ou à une voisine ? Et quelle réponse recevrez-vous de sa victime si vous allez lui dire : « Madame ! Quel bon mari est le vôtre ! C’est un homme de cœur qui vient en aide aux gens dans la peine… » Que répondra-t-elle ? « Aussi longtemps que mon mari ne met pas sa vie en ordre avec moi, le bien qu’il prétend faire n’a aucune valeur à mes yeux »… et l’indignation fera écho à vos paroles. Les prétendues bonnes œuvres de l’infidèle effaceront-elles son inconduite ? Le dispenseront-elles de reconnaître ses torts, de changer de vie et de retourner vers son épouse pour implorer son pardon et reprendre, si elle y consent, la vie commune ?
Ne nous berçons pas d’illusions. Quand nous aurions une excellente opinion de nous-mêmes, nous ne serions pas pour autant jugés dignes d’hériter le ciel. C’est l’opinion de Dieu qui compte, non la nôtre, et Son verdict est clair : nos actes de piété, nos bonnes œuvres, « notre justice » sont à Ses yeux tel un « vêtement sale et repoussant ». (5) Autrement dit, si Dieu ne me reçoit pas tel que je suis avec mes lacunes et mon inconduite, je n’ai aucun espoir de m’en tirer. Je suis perdu puisqu’il déclare par la bouche du Christ : « Il est impossible aux hommes d’être sauvés ». (6)
(5) Esaïe 64.5.
(6) Matthieu 19.25-26.
Et pourtant, un grand espoir peut naître en moi si je pousse le cri tant attendu qui réjouit le ciel : « O Dieu ! Sois apaisé envers moi qui suis pécheur… Je ne suis plus digne d’être appelé ton fils. » (7) Et c’est alors seulement que mes yeux découvriront le Dieu de miséricorde qui prend l’homme dans sa boue pour lui accorder son pardon et en faire un citoyen de son Royaume.
(7) Luc 18.13 ; 15.19.