Six heures ! C’est un peu tôt pour se lever. A la maison, une telle heure serait normale car il y a les leçons à apprendre et les trente cinq minutes de marche pour se rendre à l’école. Mais ici, rien ne vous pousse, le temps vous appartient. Jean-Paul pense bien revoir Etienne, mais pas encore !
Le ciel est clair ce matin, et la lumière pâle de l’aurore chasse lentement l’obscurité de la chambre. Par la fenêtre, Jean-Paul aperçoit un pan de la tour qui fait l’angle de la vieille maison.
— Tiens ! remarque-t-il, les volets bleus du second étage sont entr’ouverts. D’ordinaire, ils restent hermétiquement clos. J’étais persuadé que personne ne montait là-haut.
Les minutes passent. Des oiseaux filent en flèche comme des ombres noires. Le grand tilleul balance mollement son feuillage, sans bruit, comme s’il respectait le sommeil de ceux qui dorment encore. Jean-Paul entend maintenant les gros sabots de Francine claquer sur le seuil de la cuisine, puis résonner plus sourdement à l’intérieur. Cette vaillante fille prépare le déjeuner tandis que maman et papa se reposent encore.
— Ils pourront dire, en rentrant à Paris, qu’ils ont fait une cure de lit !
Soudain, Jean-Paul voit deux mains saisir les volets bleus qui se rabattent en grinçant sur leurs gongs. Le jeune garçon est intrigué.
— Qui donc habite la tour ? On dirait que ce personnage a peur de se faire connaître. Il faudra que je perce ce mystère ! dit-il en s’enfonçant dans les draps qui sentent bon la lavande.
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Une heure plus tard, le Parisien descend à la cuisine, toute remplie du parfum d’un bon café que prépare Francine.
— Tiens, pense la jeune fille qui l’accueille avec un sourire, notre garçon est content aujourd’hui !
Jean-Paul en effet sifflote de tout son cœur. Si l’homme de la tour s’est envolé de sa mémoire, il n’a pas oublié un seul instant la rencontre de la veille ! Aujourd’hui, il est bien décidé à revoir Etienne et à aller un peu au fond de ses pensées. Ce ne sera pas facile car le jeune campagnard a l’air jaloux de ses secrets ; toutefois, avec de la persévérance et de la diplomatie, il compte y parvenir. Puisqu’il est libre toute la matinée, Jean-Paul ira le rejoindre sitôt après le petit-déjeuner.
En quelques bouchées, le garçon avale ses trois tartines beurrées et d’un trait, vide un énorme bol de café au lait. Puis, sans dire un mot, il reprend le chemin qui descend.
L’air est frais, chargé d’odeurs de lavande. La campagne est belle en cette heure matinale. Devant lui, de l’autre côté du ruisseau, c’est la montagne en terrasses. Ses pentes abruptes ont été transformées par le labeur des générations passées, en de gigantesques escaliers. Grand’père raconte qu’autrefois les petits savoyards quittaient pendant l’hiver leur contrée inhospitalière pour venir travailler en Cévennes. On les employait à construire ces terrasses ou « faïsses », moyennant la grange, la soupe de châtaignes et dix sous par jour. Ces terrasses sont de longues bandes de terre maigre de deux à quatre mètres de large, retenues par de petits murs de pierres sèches. Dans ces jardins étagés poussent la vigne et quelques oliviers rabougris au tronc tourmenté qui accordent un peu d’ombre à la terre desséchée. Tout cela donne au paysage un aspect sauvage qui n’est pas sans beauté. Malgré la pauvreté du sol, les gens arrivent à vivre dans ces contrées, mais ils ne le peuvent qu’au prix d’une grande sobriété et d’une constante économie. D’ailleurs, depuis quelques années, les fermes se vident les unes après les autres. « Les jeunes préfèrent la ville », répète avec tristesse le grand’père Adolphe qui garde le souvenir de ses montagnes habitées. Dans la vallée, il n’y a que deux maisons dont la cheminée fume encore : les Oumbras et les Olivettes !
Jean-Paul hâte le pas. Il aperçoit maintenant la maison d’Etienne.
— Que faire pour le rencontrer ?
Le silence règne dans toute la campagne. On n’entend ni les clochettes des chèvres, ni les aboïements du chien de garde, ni les sabots du grand garçon. Jean-Paul regarde de tous côtés. Personne ! Il n’ose monter jusqu’à la ferme car il ne connaît pas encore ceux qui l’habitent. Un peu déçu, il s’assied sur un rocher qui surplombe le chemin.
— Il n’y a qu’à attendre, murmure-t-il, c’est la seule chose à faire ! Mais combien de temps cela va-t-il durer ?
Il se met à siffler à tue-tête. Peut-être sera-t-il entendu ? Il a pourtant l’impression que son vacarme, étouffé par les chênes et les buissons, ne porte pas très loin. Faut-il retourner bredouille aux Oumbras ? Il y songe déjà lorsqu’un petit chien noir – celui d’Etienne – troue soudainement un genêt et se jette sur lui en agitant la queue, haletant.
— C’est curieux, pense le Parisien, il n’aboie pas ! Aurait-il la consigne de se taire ? Peut-être m’a-t-il reconnu ?
Jean-Paul le caresse affectueusement ce qui semble lui faire un grand plaisir.
— Où est ton maître ? demande-t-il plusieurs fois.
Le chien n’a pas l’air de comprendre. Il continue à tourner autour de son nouvel ami en secouant énergiquement son poitrail.
Des pas ! Voilà le grand Etienne, debout derrière Jean-Paul. On dirait qu’il vient de sortir de terre. Il contemple d’un air amusé la scène d’amitié qui se déroule sous ses yeux. En effet, le jeune estivant, véritablement débordé, a beaucoup de mal à se protéger des grands coups de langue humide que Fallot lui prodigue à souhait. Les chiens ont une façon déplaisante de témoigner leur affection. C’est en tous les cas l’avis de Jean-Paul.
— Ah ! te voilà ! Comme je suis heureux de te revoir !
Etienne ne répond rien.
— As-tu travaillé à la ferme, ce matin ?
— Non !
— Tu as exploré la montagne, alors !
— Oui, j’en arrive.
— Tu es content de tes trouvailles ?
— Très ! Je suis sur la bonne piste.
Une telle réponse ne fait qu’exciter la curiosité de Jean-Paul qui voudrait tant savoir, tant connaître les secrets de son compagnon !
— Raconte-moi, je t’en prie… se hasarde-t-il à demander.
Etienne, silencieux, hésitant, regarde son petit ami. Il a l’air si sympathique, si intéressé et si suppliant qu’il se laisse enfin toucher. Au fond, il brûle d’envie de parler à quelqu’un de ses exploits.
— Eh bien, voilà !
Une telle expression remplit d’aise Jean-Paul qui est maintenant tout yeux, tout oreille.
— Avant-hier, dit-il, j’ai découvert là-haut, vers ce fourré de chênes, un petit trou dont l’entrée était obstruée par de grosses pierres. Avec peine, j’ai déblayé l’ouverture… puis je me suis glissé dans une sorte de boyau long de plusieurs mètres qui aboutissait à une salle aussi grande que ma cuisine. Il faisait sombre en cet endroit ; c’est bien dommage, car ce que j’ai vu… est extraordinaire.
Les deux garçons restent un moment silencieux comme pour réaliser tout ce que ce mot d’extraordinaire peut contenir. Jean-Paul en est bouleversé. Il aurait beaucoup de questions à poser, mais serait-il sage de le faire ? Peut-on expliquer l’extraordinaire ?
— C’est une grotte, alors ! dit-il soudain.
— Bien sûr ! On sent du reste un courant d’air froid qui vient de l’intérieur. Sans doute les galeries souterraines vont-elles sortir plus loin.
— Veux-tu que nous allions voir ?
— Pas aujourd’hui, c’est trop tard ! D’ailleurs il est indispensable que nous nous équipions sérieusement avant de nous aventurer dans cette grotte.
— Nous équiper ! Que faut-il au juste ?
— D’abord une lampe, et puis une longue ficelle… et ensuite un bon casse-croûte, car on avance très lentement, aux prises avec des difficultés sans nombre. C’est un travail qui creuse.
— Une lampe, je comprends, ajoute Jean-Paul. Mais pourquoi la ficelle ?
— Pour imiter le Petit-Poucet qui jetait des cailloux blancs pour retrouver sa route. Nous attacherons l’un des bouts de la ficelle à l’entrée et nous la déroulerons à mesure que nous progresserons. Ainsi nous serons sûrs de ne pas nous perdre au retour : il n’y aura qu’à suivre la ficelle. On pourrait si facilement se fourvoyer dans le dédale des galeries souterraines.
— Bravo ! dit notre Parisien, plein d’admiration et un tantinet excité par toutes ces choses. Tu es un homme sage et prudent ! Avec toi je n’ai pas peur.
— Seulement, continue Etienne que le succès grise et rend plus loquace, c’est la lampe qu’il faut trouver ! Une bonne lampe électrique ! Malheureusement, il n’y en a point à la maison !
— Je m’en charge, répond Jean-Paul trop content d’avoir un rôle à jouer. Papa en a toujours une dans la voiture et la pile est presque neuve.
Jean-Paul trépigne ! Comme c’est passionnant la montagne !
— A demain, Etienne ! dit-il avant de quitter son ami.
— Oui, mais de bonne heure car la visite sera longue. Huit heures, pas plus tard ! Enfile un bon tricot de laine ; il fait froid sous terre.
— D’accord !… A demain !
Et nos deux amis se séparent, heureux à la pensée de leur prochaine équipée.