Quiconque regarderait Maryse circuler avec assurance dans les rues de la ville croirait que cette enfant connaît Valence comme sa poche. Sans la moindre hésitation, elle prend la rue de droite qui longe la gare et se fraye un passage parmi les groupes d’hommes et de femmes qui discutent avec animation.
Deux cents mètres plus loin, elle débouche sur une immense place, ou plutôt sur un boulevard très large, ombragé en son milieu par plusieurs rangées de platanes, au feuillage épais. De chaque côté de cette allée, c’est la chaussée où circulent sans arrêt d’énormes camions tirant de lourdes remorques. Le trafic est intense et le vacarme assourdissant.
Très prudente, Maryse attend pour traverser la rue. De l’autre côté, elle aperçoit des bancs à l’ombre des grands arbres, et ces bancs semblent lui faire signe. En une file ininterrompue, autos et camions passent devant elle à vive allure. C’est effrayant !
Au bout d’un moment, Maryse profite d’une accalmie pour traverser la chaussée, en empruntant les passages cloutés. Elle a l’habitude de la ville.
La voilà sous les épais ombrages. Elle goûte avec plaisir la fraîcheur de ce lieu, car l’atmosphère est lourde en ce deux août. Là encore, des petits groupes animés s’entretiennent des événements du jour.
Quelques hommes sont absorbés par une partie de boules bruyamment disputée. Maryse les regarde un instant, plus intéressée par leurs faits et gestes et leurs éclats de voix que par la partie elle-même. L’un d’entre eux est justement en train de jouer. D’abord, il étudie le terrain avec sérieux, sous les regards de ses amis. Puis, les pieds joints, les genoux légèrement pliés, le corps penché en avant, les yeux rivés sur le but, il lâche sa boule d’un petit coup sec. Elle part rapidement en faisant crisser le sol tandis que son propriétaire la poursuit à petits pas, avec inquiétude. Où va-t-elle aller ? La boule ralentit, zigzague légèrement, hésite à s’arrêter, enfin s’immobilise. L’homme trépigne. A ses gestes exurbérants on devine, sans être grand clerc, qu’il a gagné.
Un peu lasse, Maryse se dirige vers un banc vide que ses occupants viennent juste d’abandonner. Ce n’est pas toujours que l’on trouve de quoi s’asseoir durant ces longues soirées d’été où l’on a plus de plaisir à vivre dehors que dans les maisons surchauffées. Maryse oublie que le temps passe et que c’est l’heure où les gens regagnent leur demeure pour le repas du soir.
Huit coups sonnent dans le lointain, à quelque horloge de la ville.
— Déjà huit heures ! s’exclame-t-elle. Alors je comprends pourquoi la faim me tenaille. J’ai les dents longues.
Puisqu’elle est seule, le banc lui servira de table et de siège. Elle ouvre sa valise et, sans façon, étale sa serviette bariolée qu’elle transforme en napperon. Maryse dispose avec soin ses provisions car elle est méticuleuse, même en voyage. Là, deux tranches de jambon. Ici, quatre tartines beurrées, une cuisse de poulet, un verre de confiture et deux bananes. Que de richesses ! Soudain, Maryse s’arrête. On a l’habitude, à la maison, de commencer tous les repas par la prière. Pourrait-elle oublier une chose si importante ? Pourrait-elle manger sans fermer les yeux un instant, sans répéter la traditionnelle prière qu’elle récite tous les jours à midi ?
Cependant, Maryse est intimidée car elle est au milieu de la place publique. Bien des gens vont et viennent encore autour d’elle. L’enfant jette un regard circulaire. Personne n’a les yeux sur elle : vite, il faut en profiter. Quelques secondes suffisent. Maryse abaisse les paupières et d’un seul jet, marmonne : « Mon âme bénis l’Eternel et n’oublie aucun de ses bienfaits ». Elle sent bien confusément qu’il n’y a pas grande ferveur dans sa prière. Elle pense moins à Celui qui donne la nourriture avec tant de bonté qu’aux gens qui peuvent la regarder. Maryse a un peu honte et voudrait bien recommencer, mais c’est un peu ridicule, quand même. Rassurée cependant, elle se sent libre de mordre à ses tartines. Elle mange vite, silencieusement, heureuse comme un grand personnage enfin maître de sa destinée.
Sans interruption, les lourds camions se succèdent dans un bruit de chaînes et de ferraille.
Depuis un moment, la petite voyageuse se sent observée. Quelqu’un la regarde ! Elle tourne la tête et voit un grand diable d’arabe, sec comme un morceau de bois : il la contemple, amusé. Sur son épaule gauche, s’entassent des tapis de toutes couleurs.
— T’en as bon appétit, toi, lui dit-il, en découvrant de grandes dents blanches.
Maryse ne répond rien. Elle n’aime pas qu’on l’examine ainsi. Elle continue à manger, mais cette présence la gêne. Il n’y a rien de plus désagréable que de manger sous les yeux de quelqu’un.
— Je ne veux rien, lance Maryse. Je n’ai pas besoin de ta marchandise. Va plus loin.
Le bonhomme surpris fait volte-face, sans ajouter un mot. Il reprend son chemin comme s’il battait en retraite, sans doute impressionné par tant d’aplomb.
Maryse est fière :
— Je l’ai eu murmure-t-elle satisfaite.
L’air fraîchit légèrement. Bien lestée, Maryse est heureuse ; à peine si elle songe à l’heure qui passe, à la nuit qui vient lentement. La jeunesse est insouciante. Elle vit l’heure présente sans se préoccuper de celle qui va suivre, sans chercher à savoir ce qu’elle lui apportera.
Les provisions sont maintenant soigneusement rangées dans la petite valise qu’elle pose à ses pieds, devant elle. Un peu lasse, la fillette regarde d’un œil vague les gens qui circulent toujours pressés. Les joueurs de boules sont partis, il y a quelques instants, et se sont engouffrés dans un petit bar, de l’autre côté de l’avenue. Les bancs se vident les uns après les autres.
— Que dirait maman si elle me voyait là, toute seule dans cette grande ville ! Pour une fois, vive la liberté !