La société juive à l’époque de Jésus-Christ

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Juifs et Gentils dans le pays

Limites de la Palestine. — Déclarations des Rabbins sur la sainteté du pays sacré et sur les souillures du sol occupé par les Gentils. — Les trois provinces désignées par le nom de Palestine. — Offrandes permises. — Provinces désignées par le nom de Syrie. — En quoi semblables ou différentes de la Palestine. — Idées que les Juifs avaient des pays païens. — Division du pays d’Israël enseignée par Maimonides. — Lieux où les Rabbins permettaient de prendre les Biccurim et les Thérumoth. — Distinction admise entre les provinces situées à l’orient ou à l’occident du Jourdain. — Suprématie de la Judée sur la Galilée. — Antioche. — Les frontières de Tyr et de Sidon. — Miracles qui y furent opérés. — Provinces de la Palestine à l’époque de Jésus-Christ. — Dialectes. — Propagation de l’Hellénisme. — Divisions du Judaïsme. — Séparation des Juifs Pharisiens et des païens. — Dédain réciproque des Juifs pour les Gentils et de ceux-ci pour Israël.

La Palestine était le pays que le Seigneur avait préparé pour être l’habitation de son peuple, et le berceau de son royaume sur la terre. Bornée à l’orient par la mer Méditerranée, au nord par le Liban, à l’est par le désert de Syrie, au sud par celui de l’Arabie Pétrée, elle est placée au centre des trois parties du monde alors connu. Sa position d’île, au sein d’un continent, aussi bien que l’isolement de son peuple, donnent à cette terre unique ce double caractère. Fermée à l’influence des pays étrangers, elle occupe cependant le centre de l’Univers. Par la constitution même du sol, elle semble présenter d’infranchissables barrières aux délétères influences des contrées étrangères. En même temps, sa situation entre l’Egypte et les grands Royaumes de l’Asie, la proximité de la Phénicie qui faisait commerce avec tout l’Univers, plaçaient la Terre Sacrée au centre de l’activité du monde ancien.

La Palestine est essentiellement un pays de montagnes. Désignée d’abord sous le nom de Canaan ou Pays-bas parce que, d’après Genèse 10.15-19, les Cananéens s’établirent dans les terres basses de la Phénicie d’où ils se répandirent jusqu’à la mer Morte ; elle fut nommée Palestine depuis l’époque des Romains. Sa géographie physique est peut-être marquée d’une manière plus distincte que celle d’aucune autre contrée dans le monde. Le long des côtes de la Méditerranée court la Shephelah et la plaine de la mer. Celle-ci n’est interrompue que par l’élévation altière du Carmel qui s’avance comme un éperon de vaisseau antique dans la grande mer. La portion située au nord du Carmel forme la plaine de Saint-Jean-d’Acre. Les côtes méridionales sont séparées par la colline de Joppé en deux portions : celle du nord qui se nomme la plaine de Saron, et celle du sud que l’on désigne sous le nom de plaine de Shephelah.

Parallèlement à la côte, court une longue rangée de montagnes arrondies pour la plupart et sans grand caractère. Groupées vers le nord, elles forment le pays élevé de la Galilée. Celles du sud embrassent les monts d’Ephraïm (Samarie) et ceux de Juda (Judée). Du côté de l’Orient, ces collines plongent dans la vallée profonde de El-Ghôr, la vallée du Jourdain. Au-delà s’étend la ligne droite, ininterrompue des hauteurs de Moab et de Galaad que les rayons du soleil colorent de leur chaude lumière. D’immenses forêts de chênes y alternent avec de petites plaines, propres à la nourriture du bétail. Ce pays est sillonné par la rivière du Jarmuk qui vient se jeter dans le Jourdain, à quelques milles au-dessous de la mer de Galilée. On donne à la partie septentrionale du plateau oriental le nom de Basan. Au sud du Jarmuk, s’élève la chaîne des montagnes de Galaad, traversées par le torrent de Jabbock. Vers le midi enfin, le plateau de Galaad s’affaisse pour former, en face de Jéricho, une large plaine, la campagne de Moab.

La contrée, en la regardant du nord au sud, peut être représentée par quatre bandes parallèles : le bord de la mer, — le pays des montagnes, — la vallée du Jourdain, — et la ligne des hauteurs qui sont au-delà de ce fleuve.

La Bible et les auteurs classiques font l’éloge de la fertilité exceptionnelle du sol.

C’est, dit la première, un pays découlant de lait et de miel. La population était proportionnée à la fertilité du pays. Habité au temps d’Abraham par des peuples nombreux, il pouvait fournir néanmoins de la place et de la nourriture pour ses troupeaux immenses. Lors du dénombrement de David, il comptait 5 millions d’habitants, environ 10 000 par mille carré. Sa population semble avoir été plus considérable encore au temps de Jésus-Christ. Aussi quel pénible contraste cette terre privilégiée n’offre-t-elle pas aujourd’hui avec l’époque de sa grandeur ! Inféconde, brûlée par le soleil, dépourvue de ces villages qui s’étalaient ou s’échelonnaient sur le penchant de ses collines ou dans ses plaines fertiles, elle est le témoin muet des bénédictions et des châtiments du Très-Hauta.

a – Comparez Dr Kuiz : Lehrbuch der heiligen Geschichte p. 37-39 et Dr F. Farrar : The Life of Christ p. 39 s. (G.R.)

Il est difficile de fixer la limite qui, dans la pensée des Rabbins, constituait le pays sacré. Cette question ne les intéressait qu’au point de vue des obligations rituelles imposées à ceux qui habitaient l’une ou l’autre des provinces qui le composaient. Ainsi les environs d’Ascalon, les murailles de Césarée et de Ptolémaïs, étaient considérés comme compris dans les limites de la Terre promise, tandis qu’on regardait les cités elles-mêmes comme placées hors de ses frontières.

Pour les Rabbins, la Palestine était simplement « le pays » et tout le reste de l’univers était désigné par le terme « hors du pays ». Dans le Talmud, l’expression « Terre Sainte », si commune parmi les Juifs des temps postérieurs, et parmi les chrétiens, ne se rencontre jamaisb. Nulle comparaison pour eux n’était permise entre la Palestine et les autres contrées. Elle était seule Sainte. Toutefois, en s’élevant du rivage de la mer qui la bordait jusqu’au lieu très Saint dans le Temple, ils avaient tracé une échelle ascendante de dix degrés de Sainteté (Chel : 1 : 6-9.).

b – Le seul passage de l’Écriture dans lequel ce terme soit employé est Zach.2.12 ou plutôt 2.16 de l’original Hébreu.

[Un Rabbin moderne à Jérusalem ne connaissait pas la portion du globe qu’il habitait, il n’avait jamais entendu le nom d’Europe, et désignait toutes les autres parties du monde à l’exception de la Palestine par le mot Chutsclorets, c’es’-a-dire « hors de la Terre Sainte » (Franckl. Jews in the East : 11 : 34). G.R.]

Mais « hors du pays » régnaient partout les ténèbres et la mort. La poussière même d’une contrée idolâtre était impure. Elle souillait celui qui en était couvert. On la considérait comme un tombeau ou comme la putréfaction d’un mort. Si un atome de cette poudre païenne touchait une offrande, elle devait aussitôt être brûlée. Bien plus, si par malheur quelques grains de la poussière du territoire idolâtre avaient été apportés dans la Palestine, elle ne pouvait et ne devait pas se mêler avec celle du pays. Jusqu’à la consommation des âges, elle restait ce qu’elle avait été à l’origine, impure, souillée, et maculant tous les objets sur lesquels elle se déposait. Ceci jette quelque lumière sur les directions symboliques du Seigneur à ses disciples (Matthieu 10.14) lorsqu’il les envoie pour tracer les limites du territoire du véritable Israël, « du royaume des cieux » qui s’approche. « Si l’on ne vous reçoit pas ou si l’on n’écoute pas vos paroles, lorsque vous partirez de cette maison ou de cette ville, secouez la poussière de vos pieds. » En d’autres termes, non seulement vous devez laisser cette ville ou cette demeure, mais les considérer et les traiter comme si elles étaient païennes, de même que dans un cas semblable mentionné Matthieu 18.17.

Autour de la Palestine, la Mishna désigne trois pays qui peuvent prétendre à participer à la gloire de cette contrée. Le premier comprend tout le terrain dont les Israélites revenus de Babylone prirent possession dans le pays d’Israël et de Ghezib — trois lieues au nord de Ptolémaïs ; — le second « le territoire dont s’emparèrent ceux qui montèrent d’Egypte depuis Chezib jusqu’à la rivière — de l’Euphrate — à l’est et jusqu’à Amanah ». — On suppose que ce nom désigne une montagne située près d’Antioche en Syrie. — Le troisième enfin était limité, semble-t-il, par certaines lignes idéales et qui paraissent indiquer ce que le pays aurait été selon la promesse originelle de Dieu, bien que jamais Israël n’ait étendu jusque-là son empire.

Pour le moment, nous n’avons besoin d’appliquer « au pays » que la première de ces définitions. Nous lisons en Menachoth, vii : 1 : « Toute offrande de la congrégation ou d’un Israélite peut venir du pays. Si elle provient d’une contrée située hors de ses frontières, elle doit appartenir aux produits nouveaux de l’année ou aux fruits des années précédentes. « Il y avait une exception toutefois, pour l’Omer — les gerbes de Pâques — ou les deux pains — à Pentecôte. — Ils ne pouvaient être empruntés qu’aux produits de l’année courante recueillis dans l’intérieur du territoire sacré.

[Les mots « sacrifice, offrande ou don » ne correspondent pas au mot Hébreu Korban dérivé d’un verbe qui, dans l’un de ses modes, signifie être près, et, dans un autre, rapprocher. Dans l’un des cas il se rapporterait aux offrandes elles-mêmes ; dans l’autre à ceux qui les présentent, comme rapprochés, les offrandes rapprochant ces derniers de Dieu. Le second de ces sens me semble, selon l’étymologie et selon la théologie, la vraie explication. Aberbanel les combine tous les deux dans la définition du Korban.]

Nous n’avons pas à nous étendre ici sur les distinctions que les Rabbins auraient voulu établir entre la sainteté de la Palestine située à l’occident du Jourdain, et celle de la contrée placée à l’orient du fleuve. Nous ne dirons rien non plus de la supériorité et de la prépondérance sur la Galilée à laquelle la Judée proprement dite prétendait avoir droit, comme centre du Rabbinisme. Qu’il nous suffise d’ajouter que la Syrie appartenait presque à ce pays privilégié d’après les docteurs. Aussi les zélotes de Jérusalem qui auraient voulu courber la tête de l’Église sous le joug de la loi de Moïse, choisissaient-ils de préférence les communautés florissantes de la Syrie, pour base de leurs opérations (Antioche, Actes 15.1).

Telle est la raison pour laquelle la cité où fut constituée la première église des Gentils (Actes 11.20-21) ; celle dans laquelle les disciples furent, pour la première fois, appelés chrétiens (Actes 11.26) ; où Paul exerça si longtemps son ministère, et d’où il partit pour ses voyages missionnaires, était à peine placée en dehors du pays d’Israël. La chose est significative.

A la limite du territoire situé autour de celui que les Juifs habitaient, on montrait un cercle épais de nations étrangères avec des rites, des coutumes et un culte idolâtres. Au reste, pour comprendre exactement l’histoire de cette époque et les circonstances dans lesquelles nous transportent les récits du Nouveau-Testament, il est nécessaire de connaître la situation des partis répandus sur le sol de la Terre Sacrée. Ici gardons-nous d’une méprise bien naturelle. Si on espérait y trouver, à cette heure de l’histoire, une nationalité unique, un seul langage, des intérêts identiques, ou même la profession publique d’une seule religion, on serait amèrement désappointé. Ce n’était pas seulement la présence des Romains, ou l’influence d’un nombre plus ou moins considérable d’étrangers, établis dans le pays, qui produisaient ces diversités. La Palestine était habitée par des races diverses, hostiles, mêlées l’une à l’autre, animées d’intérêts contraires. A côté du pharisaïsme le plus étroit et le plus pointilleux, s’élevaient des temples païens, et des cérémonies idolâtres se pratiquaient tous les jours. Cela se conçoit.

Les Juifs qui retournèrent de Babylone, après l’exil, étaient comparativement peu nombreux. Comme on le reconnaît, ils n’occupèrent pas toute l’étendue du pays ancien. Pendant la période troublée qui suivit la délivrance ou constata une immigration constante de païens, et des tentatives incessantes pour introduire et maintenir dans la Terre Sainte les éléments étrangers qui s’étaient mêlés au peuple légitime descendant des pères d’Israël. La langue même des Juifs avait subi une modification importante. Par l’action des siècles, l’ancien hébreu avait été complètement remplacé par le dialecte Araméen excepté dans le culte public et dans les Académies savantes des théologiens. Les mots et les noms que nous rencontrons dans les Évangiles, Raka, Abba, Golgotha, Gabbatha, Akel-dama, Bartholomaüs, Barabbas, Bar-Jésus, et les diverses citations littérales, sont tous Araméens. Ce fut probablement dans cette langue que Paul harangua la foule ivre de colère, lorsqu’il se tenait au sommet des marches qui conduisaient du Temple dans la forteresse Antonia.

[Jésus parlait habituellement, l’Araméen. A cette époque l’Hébreu était une langue morte, connue seulement des gens instruits et qui ne pouvait être acquise que par l’étude. Cependant il est clair que Jésus la connaissait, car quelques-unes de ses citations scripturaires se rapportent directement à l’original hébreu. On pense qu’il doit aussi avoir connu le grec, qui était parlé couramment clans des villes rapprochées de son séjour telles que Sephoris, Césarée et Tibériade. (G.R.)]

A côté de l’Hébreu-Araméen — c’est ainsi que nous voudrions désigner cette langue — le Grec s’était aussi, pendant quelque temps, répandu parmi le peuple. La Mishnah elle-même contient un grand nombre de mots grecs et latins avec des terminaisons hébraïques, qui nous démontrent l’influence profonde que la vie et les coutumes des Gentils avaient exercée sur ceux-là même qui les haïssaient le plus. Nous pouvons, par une conclusion naturelle, comprendre, en même temps, jusqu’à quelle profondeur elles avaient dû pénétrer dans la société Juive en général.

[Toutefois le Sauveur n’a dû posséder qu’une légère connaissance de la culture grecque. Celle-ci était proscrite par les docteurs palestiniens qui enveloppaient dans une même malédiction « celui qui élève des porcs, et celui qui apprend à son fils la science grecque. » — Mishnah, Sanhédrin XI : 1. Comp. 2 Maccabées 4.10 ss. (G.R.)]

Pendant longtemps la politique des dominateurs de la Palestine les avait conduits à favoriser, d’une manière systématique, les sentiments et les pensées provoqués par l’influence de la Grèce. Il fallait l’obstination insurmontable et persévérante, si ce n’est la bigoterie des Pharisiens, pour empêcher leur succès plus complet, et ceci peut nous expliquer en partie l’âpreté de leur opposition à tout ce qui provenait des Gentils. Une esquisse de l’état religieux des provinces limitrophes mettra ce fait en pleine lumière.

Dans la partie du nord-est la plus éloignée se trouvait le territoire qui relevait de l’autorité du tétrarque Philippe (Luc 3.1). Il occupait au moins une portion de l’ancienne possession de Manassé. Plusieurs des lieux qui s’y trouvent (Marc 8.22 ; Luc 9.10 ; Matthieu 16.13) sont précieux pour l’âme chrétienne. Après l’exil, ces provinces avaient été repeuplées au moyen de populations à peine civilisées, et portées au vol comme les Bédouins de nos jours. Elles habitaient surtout les grottes immenses dans lesquelles elles accumulaient leurs provisions. Attaquées, elles y défendaient leur propre vie, et les troupeaux qui constituaient leur grande richesse. Hérode le Grand et ses successeurs, après les avoir soumises, avaient établi, au milieu d’elles, de nombreux colons Juifs et Iduméens, les premiers amenés de Babylone par un certain chef Zamaris, et attirés, comme les colons Allemands dans quelques territoires de la Russie, par l’affranchissement des impôts. Mais la plus grande partie de la population était toujours composée de Syriens et de Grecs grossiers et barbares.

Le culte des anciens dieux de la Syrie avait bien rarement cédé la place aux rites plus nobles des divinités de la Grèce. C’est dans ce territoire que Pierre fit cette généreuse confession de foi sur laquelle l’Église chrétienne est bâtie comme sur un rocher inébranlable. Or, Césarée de Philippe n’était autre, à, l’origine, que Panéas, la cité consacrée à Pan. Le changement de nom, au surplus, ne voulait point dire que les sentiments des habitants se fussent rapprochés du Judaïsme, Hérode le Grand y avait élevé un temple à Auguste. A peine est-il besoin d’autres détails, car des recherches récentes ont partout mis au jour des reliques du culte de la déesse Phénicienne Astarté, de l’ancien dieu Syrien, le Soleil, et même de l’Ammon Egyptien, à côté de celles des divinités bien connues de la Grèce. On peut en dire autant de l’élégante ville de Damas dont le territoire formait la limite extrême de la Palestine. Si nous passons des frontières de l’Orient à celles de l’Occident, nous voyons que dans les villes de Tyr et de Ptolémaïs les rites des cultes Phrygiens, Egyptiens, Phéniciens et Grecs, se disputaient l’empire des esprits. Au centre de la Terre Sainte, malgré la prétention des Samaritains d’être les uniques et véritables représentants de la religion de Moïse, le seul nom de leur capitale, Sebasta, remplaçant celui de Samarie, montrait combien la province avait été pénétrée par l’influence de la Grèce. Hérode avait aussi fait élever en Samarie un temple magnifique à Auguste ; il est hors de doute que les cérémonies de l’idolâtrie grecque, aussi bien que la langue d’Homère y étaient dominantes.

[Philippe bâtit Paneas vers les sources du Jourdain au nord du lac de Génésareth sur de grandes dimensions. En l’honneur de l’empereur il lui donna le nom de Césarée. Pour la distinguer de la Césarée au bord de la mer, on la nomma Césarée de Philippe. C’est sous ce nom qu’elle est mentionnée dans l’histoire évangélique. Matthieu 16.13 ; Marc 8.27). Colonisée par des grecs, son nom avait été changé en Panéas en l’honneur d’une cave creusée sous ses hautes collines. Celle-ci avait été arrangée avec art et transformée en une grotte de Pan, ornée de niches qui contenaient les statues des nymphes des forêts. (G.R.)]

Une autre province située aux confins de la Palestine, la Decapolis (Matthieu 4.25 ; Marc 5.20 ; 7.31) était entièrement grecque dans sa constitution politique, dans son langage et dans son culte. On pouvait la considérer comme une confédération de cités païennes dans le territoire d’Israël. Elle était pourvue d’un gouvernement particulier. Les écrivains du temps nous en disent peu de chose, et les villes mêmes qui composaient cette fédération, sont différentes dans les énumérations qui en sont faites. Nommons celles qui ont plus d’importance pour les lecteurs du Nouveau-Testament. Scythopolis, l’ancienne Beth-Shean (Josué 17.11, 16 ; Juges 1.27 ; 1 Samuel 31.10, 12) était la seule située à l’ouest du Jourdain, à 4 lieues au sud de Tibériade. Nous connaissons Gadara la capitale de la Pérée par Matthieu 8.28 ; Marc 5.1, Luc 8.26. Mentionnons enfin, comme particulièrement intéressante Pella, dans laquelle les chrétiens de Jérusalem obéissant à l’avertissement du Seigneur (Matthieu 24.15-20) s’enfuirent pour échapper à la ruine de la cité assiégée par l’armée romaine. On n’a pu fixer avec une précision suffisante la situation de cette dernière ville, mais elle se trouvait probablement à une petite distance de l’ancienne Jabez de Galaad.

[L’élément grec dominait à Pella. Les monnaies de ces villes qui commencent à l’époque d’Auguste ne nous montrent que l’image de dieux helléniques ou hellénisés. A Gerasa, Artémis est la divinité dominante, à Gadara c’est Jupiter, Hercule, Vénus et Minerve ; à Philadelphie Hercule et à côté de lui Bacchus, Cérès et d’autres dieux de la Grèce. (G.R.). Pour sa situation voyez. la discussion complète dans Caspari. Chronol. Geogr. Einl. in das Leben J.-C. p. 87-90.]

Revenons à notre sujet. Ces détails nous montrent que seules, la Galilée et la Judée, avaient conservé rigoureusement les idées et les coutumes juives. Nous décrirons plus tard chacune de ces provinces. Remarquons pour le moment que la portion du nord-est, ou la haute Galilée, était habitée, en grande partie, par des Gentils, Phéniciens, Syriens, Arabes et Grecs (Joseph. B. J. III : 9, 3.). De là lui venait son nom de « Galilée des Gentils » (Matthieu 4.15). Chose étrange, l’élément païen était dominant dans un grand nombre de ces villes, dont le Nouveau-Testament a surtout rendu le nom familier à notre esprit. Tibériade, était, au temps de Jésus-Christ, d’origine toute récente. Bâtie par le tétrarque Hérode Antipas. — l’Hérode de l’histoire évangélique — elle avait été appelée de ce nom en l’honneur de l’empereur Tibère. Bien qu’elle eût été enrichie par son fondateur de privilèges nombreux, maisons, propriétés pour ses habitants, affranchissement des impôts, Hérode eut besoin d’employer la violence pour la peupler de colons. Il en fut ainsi, du moins en ce qui concerne la faible population juive, qu’elle renfermait. On n’ignore pas la cause de leur répugnance. Le terrain sur lequel s’élevait Tibériade avait dans les temps anciens recouvert un lieu de sépulture et le sol tout entier était, par conséquent, impur au point de vue lévitique (Joseph. Ant. XVIII : 2, 3). Quelque célèbre qu’elle soit demeurée dans la suite, comme le siège final du Sanhédrin Juif, elle était à l’origine, non-Juive.

[Tibériade fut le séjour d’une des deux écoles principales de Rabbins. La Gemara de Palestine y fut rédigée en 350. Bâtie au temps de Tibère, dans la partie la plus belle de la Galilée, sur le bord occidental de la mer de Génésareth, près des sources chaudes d’Emmaüs, elle renfermait une population très mélangée. Quant aux édifices splendides, elle ne laissait rien à désirer. Elle avait entre autres une carrière, — pour les jeux — un palais royal qui excitait le scandale des Juifs par ses figures d’animaux, et qui tomba sous les coups du fanatisme des Zélotes, durant la guerre avec les Romains. L’organisation municipale de la ville était conforme aux modèles des villes helléniques. Ella possédait un Conseil de 600 membres, dont 10 avaient une position prédominante, un Archonte, un Eparque, un Agoranomos. Bien que Jésus n’y ait jamais mis les pieds probablement, il doit souvent avoir aperçu à l’horizon ses murailles garnies de tours, sa forteresse massive, et la maison dorée d’Antipas reflétant au loin dans les eaux du lac ses lions de marbre, et ses architraves sculptées. (G.R.)]

Gaza avait ses divinités locales, Ascalon adorait Astarté ; à Joppé, où Pierre eut sa vision, on montrait encore sur les rochers la marque des chaînes qui retenaient Andromède captive, lorsque Persée vint la délivrer. Césarée était, au fond, une cité païenne, bien qu’habitée par des Juifs nombreux. L’un de ses monuments les plus remarquables bâti sur une colline opposée à l’entrée du port était un temple d’Auguste.

[A Gaza, que Josèphe appelle simplement une ville grecque, la principale divinité locale était Zeus Marnas — « un Zeus supérieur comme l’indique la signification, qui enveloppé de l’amas des nuages qu’il rassemble, envoie la pluie et la fertilité sur la terre ». — Divinité dont le nom, Marnas, dérive d’un mot hébreu qui signifie Seigneur. En outre, nous rencontrons ici Jupiter Nicephore, Apollon, Artémis, Helios, Hercule, ainsi que les déesses Tyche, Io, Hera, Aphrodite. (Schurer o. c. 379). (G.R.)]

Comment en être surpris, quand, à Jérusalem même, Hérode avait érigé un théâtre et un amphithéâtre magnifiques, dans lesquels on amenait des gladiateurs, et où se célébraient les jeux qui répugnaient le plus aux idées juives (Jos. Ant. 15 : 8, 1). Les favoris, les conseillers dont s’entourait le monarque, étaient, eux-mêmes, idolâtres. Dans tous les lieux où cela leur était possible, lui et ses successeurs élevaient des temples païens, et répandaient partout autour d’eux les idées de la Grèce. En même temps ils faisaient profession de Judaïsme. Loin de heurter les préjugés Israélites, ils rebâtissaient le temple ; ils défendaient à Rome la cause des Juifs qui avaient à se plaindre de quelque injustice ; montrant par tous ces faits qu’ils voulaient se maintenir en bons termes avec le parti national, ou plutôt s’en servir comme d’un instrument docile pour réaliser leurs desseins. Aussi les idées helléniques se répandaient-elles au sein du peuple. Déjà le grec était parlé et compris par toutes les classes instruites de la Palestine. Il était indispensable dans les relations avec les autorités romaines, avec les employés civils et militaires, avec les étrangers. L’inscription des monnaies était grecque, bien que par condescendance pour les Juifs, aucun des premiers Hérode n’y eût fait graver sa propre image. Ce qui est assez significatif, c’est que Hérode Agrippa I, le meurtrier de saint Jacques, qui aurait bien voulu faire mettre à mort l’apôtre Pierre, fut le premier à introduire la pratique non-juive des images sur les monnaies. On le voit, partout à cette époque, l’influence étrangère fait des progrès. Un avenir prochain devait par conséquent amener un changement nécessaire, ou provoquer d’ardentes luttes, entre les divers peuples qui se heurtaient incessamment sur le sol vénéré de l’antique théocratie.

[La monnaie mentionnée dans Matthieu 22.10, qui portait une image aussi bien qu’une inscription, doit avoir été frappée à Rome, ou provenir du Tétrarque Philippe, le premier qui introduisit l’image de César sur des pièces Juives.]

Le Judaïsme lui-même était alors tristement déchiré par de profondes divisions ; bien qu’aucune séparation extérieure ne se fût encore produite dans le sein de la nation. Les Pharisiens et les Sadducéens professaient des opinions contraires, et se haïssaient réciproquement. Les Esséniens regardaient l’un et l’autre de ces partis du haut de leur orgueil spirituel. Dans le Pharisaïsme même, les écoles de Hillel et de Shammaï se contredisaient mutuellement sur presque tous les sujets ; mais elles étaient unies par leur mépris illimité pour la partie de la nation qu’elles flétrissaient du nom de « population des campagnes ». Elles désignaient par ces mots ceux qui ne possédaient pas la science traditionnelle, et qui dès lors étaient inaptes ou peu portés à prendre part aux discussions, à se charger du poids des ordonnances légales qui constituaient l’objet principal de la science traditionnelle. Mais un sentiment qui était commun à tous, aux nobles et aux gens infimes, aux riches et aux pauvres, aux savants et aux illettrés, c’était celui d’une haine immense pour les étrangers. Les grossiers Galiléens avaient, aussi bien que le plus méticuleux des Pharisiens, l’amour de leur pays. Et de fait, dans la guerre avec Rome, ils fournirent à l’armée juive ses plus nombreux et ses plus braves soldats.

[Le Am-ha-aretz (le peuple de la terre) selon le Rabbin Eleazar est celui qui ne dit pas le Shema (Ecoute ô Israël) le matin et le soir. Selon le R. Josué l’homme qui ne porte pas les tephillim (phylactères). Selon Ben-Assaï celui dont le vêtement n’est pas orné des Tsitzith (glands). — Le R. Nathan nous déclare que c’est celui qui n’a pas la Mezuzah au-dessus de sa porte, et le R. Nathan, fils de Joseph, l’Israélite qui n’instruit pas ses enfants dans la loi. Mais selon le R. Hona, la vraie Halachah (règle) était avec ceux qui définissent le « peuple de la terre » en disant que ce sont ceux qui bien qu’ayant lu les Écritures et la Mishna n’ont suivi l’école d’aucun Rabbin. (G.R.)]

Partout les étrangers étaient l’objet de la haine du peuple. C’était pour eux qu’on levait les taxes, c’était à eux qu’appartenaient les soldats, les tribunaux d’appel, le gouvernement. A Jérusalem ils dominaient sur le Temple par la garde logée dans la forteresse Antonia, ils gardaient même les vêtements sacerdotaux.

[Cet usage s’établit d’une manière assez innocente. Le grand-prêtre Hyrcan, qui fit élever la tour de Baris, y avait déposé ses vêtements splendides. Ses fils firent comme lui. Quand Hérode s’empara du pouvoir, il retint pour des raisons faciles à comprendre, la garde de ces objets sacrés dans la forteresse Antonia qui remplaçait la tour ancienne. Des motifs semblables poussèrent les Romains à imiter Hérode. Josèphe (Ant. XVIII : i, i) décrit la « chambre de pierre » dans laquelle étaient enfermés ces ornements, avec le sceau des prêtres ; et un flambeau qui brûlait continuellement. Cependant Vitellius, le successeur de Pilate, rendit aux Juifs le soin de veiller à la sauvegarde des vêtements du grand-prêtre, qui alors furent transportés dans un appartement spécial du temple.]

Le grand-prêtre était dès-lors forcé de s’adresser en premier lieu au procurateur romain ou à ses représentants avant de célébrer, dans le temple, les fonctions de la sacrificature. On avait un peu moins de peine à accepter le joug des païens quand ils étaient nettement idolâtres, que celui des Hérodiens qui mêlaient au paganisme les pratiques Juives et qui, nés d’esclaves étrangers, avaient usurpé le trône des Maccabées.

Quel est le lecteur du Nouveau-Testament qui ignore la séparation que les Juifs Pharisiens établissaient entre eux et les Gentils ? On conçoit donc que tout contact avec l’idolâtrie, et toute participation aux cérémonies de son culte fussent interdits, et que, dans les relations sociales, on évitât de contracter une souillure lévitique par l’usage de ce qui était « commun ou impur. » Mais le Pharisaïsme poussait les choses jusqu’à leurs conséquences extrêmes. Trois jours avant une fête païenne, toute transaction avec les Gentils était interdite, afin qu’on ne pût ni directement ni indirectement leur donner le moindre secours pour l’accomplissement de leurs cérémonies abhorrées. Cette défense s’étendait même aux solennités de famille, telles que le jour anniversaire de la naissance, la célébration du retour heureux d’un voyage, etc. Pendant les fêtes païennes, un Juif pieux devait éviter, si possible, de traverser une cité vouée à l’idolâtrie, d’acheter le moindre objet dans les magasins décorés de guirlandes. Une interdiction formelle défendait aux ouvriers Juifs de prêter leur concours à tout ce qui pouvait servir au culte des idoles ou aux autorités païennes. Cette dernière défense s’étendait à l’érection de palais et d’édifices semblables. Dirons-nous jusqu’à quel point, et à quels détails infimes ce Pharisaïsme méticuleux poussait l’étendue de ses préceptes ? Entrer dans la maison d’un idolâtre rendait souillé jusqu’au soir (Jean 18.28). Toute relation familière avec les Gentils était sévèrement condamnée (Actes 10.28). L’intolérance allait même jusqu’à interdire à une femme Juive de prêter secours à une de ses voisines païennes lorsqu’elle était sur le point d’accoucher ! (Avod. S. II : l.) Ce n’était pas une question nouvelle que l’on posait à saint Paul, lorsqu’on le consultait pour savoir s’il était permis d’acheter des viandes exposées dans une boucherie, ou qui avaient été servies dans des solennités païennes (1 Corinthiens 10.25, 27-28). Evidemment l’apôtre avait devant l’esprit les lois des Rabbins sur ce sujet, lorsque dans sa réponse il évitait, d’un côté, l’esclavage de la lettre, et se gardait, de l’autre, de porter atteinte à la liberté de la conscience d’autrui, ou de la scandaliser. En effet, selon le Rabbin Akiba : « Il est permis d’user de la viande qui est sur le point d’être portée dans un temple païen, mais il est défendu d’employer celle qui en vient, car elle ressemble aux sacrifices des morts. » (Avod. S. II : l.) La séparation dépassait de beaucoup la ligne que les âmes simples auraient facilement acceptée. Le lait tiré d’une vache par des mains païennes, le pain, l’huile qu’elles avaient préparés pouvaient être vendus à des étrangers mais non consommés par des Israélites. Aucun Juif pieux ne se serait assis à la table d’un adorateur des faux dieux (Actes 11.3 ; Galates 2.12). Si un idolâtre est invité dans une maison juive, qu’on se garde bien de le laisser seul dans la salle du repas, car, dans ce cas, chaque parcelle de la nourriture et chaque goutte du liquide qui étaient déposés sur la table, auraient dû être désormais considérés comme impurs. Des ustensiles de cuisine étaient-ils achetés chez des païens, il fallait d’abord les purifier par le feu et par l’eau ! Les couteaux devaient être retouchés, les broches rougies avant de s’en servir, etc. Avait-on conçu la pensée de donner à loyer une maison ou un champ, ou de vendre des bestiaux à un païen, cela ne pouvait se faire ! Tous les articles qui provenaient d’un idolâtre, fût-ce de la façon la plus indirecte, devaient être détruits ! Par exemple, si les navettes du tisserand avaient été faites du bois d’un bosquet consacré aux idoles on devait anéantir le tissu du vêtement produit par leur travail. Bien plus, si ces fragments de l’étoffe avaient été mêlés à d’autres, dans la confection desquelles il n’y avait rien à redire, toute l’étoffe devenait impure, il fallait l’anéantirc.

c – Ces détails sont empruntés au Traité de la Mishna. Avodah Sarah (Culte des idoles).

Ces détails nous aident à comprendre les sentiments qui remplissaient l’esprit d’un Juif véritable et qui dirigeaient toutes les actions de sa vie. Les païens, quoique assez tolérants la plupart du temps, répondaient généralement au mépris des Juifs par l’expression d’un semblable mépris. La circoncision, le repos du Sabbat, le culte d’un Dieu invisible, l’abstinence de la chair de pourceau, fournissaient aux idolâtres un thème inépuisable de plaisanteries sanglantesd. Les conquérants ne se gênent pas pour laisser éclater les mépris que leur inspirent les populations vaincues, surtout lorsque ces dernières les regardent de haut, et manifestent leur haine pour les vainqueurs.

d – Pour les détails voyez la collection précieuse et bien connue de Meier.(Judaïca, sen. vet. scr. prof. de reb. Jud. fragm.)

Aussi, qu’elle dut paraître incroyable aux Juifs cette déclaration du Seigneur proclamant au milieu d’Israël que l’objet de sa venue et le but de son royaume n’étaient pas de transformer les Gentils en Juifs, mais d’introduire également les uns et les autres dans la famille de son Père Céleste ! de courber la tête des Gentils sous le joug pesant de la loi, mais d’en délivrer à la fois les Juifs et les païens, ou plutôt d’accomplir la loi pour tous ! La révélation la plus inattendue et pour laquelle le judaïsme était le moins préparé, était celle de la destruction de cette barrière immense qui séparait Israël de la Gentilité, l’abolition de l’inimitié de la loi, qui devait être clouée au bois du Calvaire. On ne rencontrait rien d’analogue nulle part, pas même une allusion lointaine à cette auguste doctrine, soit dans l’enseignement des Rabbins, soit dans l’opinion publique de l’époque. Ou plutôt on se heurtait partout sur ce point à une insurmontable opposition. Certainement, ce qui ressemble le moins à Jésus-Christ, c’est le temps auquel il vient au monde ; et la plus grande des merveilles — « le mystère caché depuis les siècles en Dieu » c’est la fondation de l’Église Universelle.

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