Elle naquit au hameau du Bouchet-de-Pranles, dans l’actuel département de l’Ardèche, non loin de Privas.
Son père était « greffier consulaire » et remplissait à peu près les fonctions du secrétaire de mairie de nos villages d’aujourd’hui, à l’exception de la tenue des registres d’état civil réservée aux prêtres dont les procès-verbaux de « baptêmes, mariages et mortuaires », figurant les cérémonies religieuses qu’ils présidaient, tenaient lieu d’inscriptions de naissance, de mariage et de décès.
En l’absence de tout acte concernant le baptême de l’enfant sur le registre curial de Pranles, nous ignorons donc la date de sa naissance. Cependant les déclarations diverses contenues dans les pièces judiciaires ou les listes établies plus tard en faveur des captives de la tour de Constance en fixent au moins l’année : mil sept cent quinze. Louis XIV mourut à la fin de l’été, et les rigueurs exercées contre les protestants coupables de ne pas penser comme le Prince s’atténuèrent quelque peu. On osa même espérer que l’Edit de Révocation serait rapporté. En divers lieux, les « Nouveaux Convertis » s’enhardirent et renoncèrent à recourir au clergé à l’occasion des événements survenus dans leurs familles.
Nous pensons qu’il faut voir dans ces faits l’explication du silence du registre. Il jetterait un jour très net sur les dispositions religieuses régnant dans la famille de la future héroïne d’Aigues-Mortes.
Maison de Pierre et Marie Durand
Etienne Durand, son chef, était âgé de cinquante-huit ans. Il avait épousé « demoiselle Claudine Gamonet », dont il avait reçu quelque bien. Mais il possédait lui-même une réelle aisance, car son père que l’on voit apparaître au Bouchet vers le début du XVIIe siècle était le gendre d’un riche propriétaire, Henry du Cros. De ce mariage étaient nées, avec un autre garçon, deux filles dont l’une, Madeleine, mourut sans enfants et légua ses biens à son frère. L’autre épousa Jean Vabre dont elle eut une nombreuse descendance. Le ménage résida au Bouchet, mais dans ses propres domaines.
Le greffier nourrissait pour sa part de très vifs sentiments de piété dont il faut voir la preuve dans les inscriptions qu’il nous a laissées, et qui datent des pires années suivant l’Edit de Révocation de 1685. Dans la pierre dure de sa maison cévenole, il grava, « le 26 may 1694 », sur l’arc couronnant l’escalier d’accès au vieux logis : « Miserere mei, Domine Deus » (aie pitié de moi, Seigneur Dieu) ; puis, en 1696, sur le fronton de l’immense cheminée qui orne aujourd’hui encore la cuisine : « Loué soyt Dieu. »
On était pourtant en plein désarroi. Au XVIe siècle, la Réforme avait connu, dans le Vivarais, un magnifique essor. Mais les épreuves étaient vite venues. On se souvenait en particulier de la destruction de Privas, petite ville fortifiée laissée aux protestants par l’Edit de Nantes en 1598, comme place de sûreté, et reprise en 1629 lors des guerres de religion sous Richelieu, par Louis XIII en personne. On rappelait aussi, et combien douloureusement, les orages plus récents. Ceux-là, Etienne Durand ne manqua pas de les noter sur son « livre de raison ». Saisi Plus tard lors d’une perquisition, en 1730, ce précieux cahier mentionne en effet avec une surprenante exactitude les incidents dramatiques dont nous allons parler maintenant avec quelque détail. Le greffier s’était sans doute servi pour le composer de notes gardées dans sa famille, car le récit commence avec les événements de 1629 et nous y reconnaissons toujours la même écriture.
Le vieux huguenot était encore un enfant lorsque, en 1670, se firent sentir dans sa province les premiers effets de la tyrannie du roi envers ses sujets protestants : le marquis de Labret vint brûler le temple tout proche de Pranles. Les mesures se succédèrent bientôt les unes les autres, avec une sévérité froide et méthodique. Le gouvernement s’exerçait à appliquer « à la rigueur » les clauses de l’édit donné par Henri IV en 1598, « perpétuel et irrévocable ». Tout ce qui n’était pas expressément accordé par les textes était retiré ; et l’on parvenait avec un art perfide à prêter à ceux-ci un sens nouveau qui eût bien surpris leurs rédacteurs. Mais du moins la persécution gardait une apparence de légalité. Puis, comme le nombre de religionnaires chassés de leurs emplois, tracassés jusque dans leur vie familiale, et demeurant fidèles malgré tout, restait en dépit de fréquentes défections trop important encore au gré du Roi, les pouvoirs en vinrent pour les réduire à utiliser les dragonnades. Ce fut la terreur. En vain des essais de résistance furent tentés ici et là. Ils ne furent qu’isolés et sans lendemain. En peu de mois les abjurations se multiplièrent. Le projet pacifique de Claude Brousson qui voulait, en 1683, que l’on prêchât partout et le même jour sur les ruines des temples, pour renseigner le Roi sur les dispositions véritables des réformés, n’aboutit point. Les derniers mois de 1685 furent marqués par une véritable débâcle et, le 18 octobre, Louis XIV signa l’Edit de Révocation. Le protestantisme n’avait plus, en France, droit à la vie.
Pourtant ce coup terrible qui devait définitivement l’abattre marqua au contraire le début d’une résistance cette fois effective, et qui, après un siècle de lutte comportant les épisodes les plus dramatiques et les plus torturantes épreuves, aboutit à la liberté.
Dès 1686 d’obscurs « prédicants », dont quelques-uns étaient d’anciens « régents » (instituteurs) privés de leur emploi par la fermeture des écoles protestantes, s’essayèrent à célébrer ici et là, en cachette, le culte interdit. Les plus sévères mesures furent prises et ils durent s’exiler à leur tour, rejoignant ceux de leurs coreligionnaires qui, au nombre de 500.000 peut-être, entre 1685 et 1760, artisans, commerçants ou intellectuels, avaient pris ou devaient prendre le chemin du « Refuge » et enrichir leurs nouvelles patries des ressources de leurs techniques, de la force de leurs consciences et de l’ardeur de leur foi.
Déjà l’Intendant Bâville s’appliquait à catholiciser la province. Bien qu’il n’eût pas approuvé la Révocation, il ne s’en soumit pas moins aux ordres du Roi, qu’il fit exécuter avec une rigueur froide et cruelle durant tout son proconsulat. Celui-ci, commencé dès le lendemain des mesures prises en 1685, se poursuivit pendant 33 ans et laissa de terribles souvenirs dans tout le Languedoc protestant.
Toutes ces circonstances, jointes aux menaces de la guerre imminente qui allait mettre Louis XIV aux prises avec la Ligue d’Augsbourg, contribuèrent à éveiller chez les populations protestantes opprimées un état spirituel étrange et maladif. Le « prophétisme cévenol » apparut, avec ses manifestations désordonnées et ses phénomènes surprenants. Des jeunes gens et des jeunes filles prononçaient en dormant, parfois en patois, des appels à la repentance ou les prédictions les plus diverses. Aussitôt le bruit s’en répandait et des foules venaient contempler ce qu’elles interprétaient comme autant d’actions du Saint-Esprit. Puis des assemblées considérables se tinrent un peu partout. Il arrivait que les assistants saisis par les transes se jetaient à terre et parlaient en langage extatique.
L’Intendant lança ses troupes contre ceux qu’il appelait les « phanatiques ». D’affreux massacres eurent lieu, dont l’un non loin du Bouchet, au Serre de la Pale, en 1689. Des arrestations furent effectuées. Même les médecins de Montpellier ne savaient que conclure. Mais les méthodes de Bâville ne se départaient pas pour autant de leur sévérité. Le prophétisme devint plus sombre encore ; puis la rage vint au cœur de ceux qui, vingt années plus tôt, étaient de paisibles gens assidus aux prêches de pasteurs instruits et calmes. La révolte grondait.
Ces événements douloureux eurent dans notre histoire protestante une importance considérable. Beaucoup plus tard, jusque dans sa prison, Marie Durand devait encore en éprouver les effets puisque plusieurs de ses compagnes furent incarcérées comme prophétesses.
Que dut penser le greffier de tout cela ? Ses notes se bornent à mentionner les faits sans y ajouter de commentaires. Peut-être craignait-il qu’une saisie n’eût fait de ceux-ci de redoutables pièces à conviction, s’il leur avait donné plus d’importance et surtout s’il s’y était raconté lui-même. Car il n’est guère douteux qu’il n’ait ouvert volontiers son logis aux prophètes qui parcouraient le pays. Il devait être pour ce motif inquiété deux fois, en 1704 d’abord, puis en 1719.
Il faut ajouter cependant, pour être juste, que le prophétisme paraît avoir été la seule force qui durant ces sombres années put, en raison même de son caractère extrême, soulever les masses pour une action condamnée d’avance à l’échec. En sorte qu’il fit ce que la prudente sagesse se refusait à entreprendre et qu’il permit aux anciennes communautés de maintenir une manière de culte public. Dans toutes les autres provinces la piété ne s’exerçait plus que dans le secret du foyer tandis qu’on s’assurait la sécurité par une feinte obéissance aux règles de l’église catholique. S’il n’y avait pas eu dans nos provinces méridionales cette résistance désordonnée, sans forme ni cohésion, peut-être eût-il été difficile de la continuer plus tard selon des lignes très nettes et des plans définis. Toutefois, elle allait entraîner auparavant de terribles conséquences.
En juillet 1702 l’insurrection éclata. L’origine en fut l’assassinat, au Pont-de-Montvert, de l’abbé du Caila, missionnaire et délateur au compte de l’Intendant. La troupe que commandait le prophète Esprit Séguier avait demandé la délivrance des prisonniers enfermés dans les caves de la vieille maison, dont le prêtre avait fait son quartier général. Un coup de feu fut tiré d’une fenêtre, et l’assaut tout aussitôt organisé.
Lorsque commença cette guerre atroce, le petit Pierre Durand, frère aîné de Marie, avait deux ans déjà. Par crainte des poursuites inévitables on l’avait fait baptiser à l’église de Pranles dès le surlendemain de sa naissance.
Les premières impressions de l’enfant durent être celles de l’angoisse générale dans laquelle on vivait alors. On commentait avec passion les nouvelles parvenues du Languedoc, et fort exactes dans leur ensemble s’il faut en juger d’après le résumé qu’Etienne Durand nous en a laissé dans son livre de raison. Les troupes que conduisaient maintenant des chefs d’une réelle valeur, dont Rolland et Cavalier furent les principaux, infligèrent aux forces royales de si graves échecs qu’on dut par deux fois en changer le commandement, et les augmenter de très nombreux renforts. Mais les héros « camisards » ne surent pas assez coordonner leurs efforts et n’évitèrent point à la longue de sanglantes surprises. A la fin, lassés, privés de leurs ressources par la dévastation systématique des villages cévenols, plusieurs consentirent à traiter avec le Maréchal de Villars, plus habile et plus souple que ses prédécesseurs. Les autres furent bientôt surpris et périrent dans d’affreux supplices tandis que les plus heureux parvenaient à s’exiler.
Le Vivarais n’avait pas été entièrement à l’abri de ces sanglantes secousses. L’ « inspiré » Jean-Pierre Dortial avait tenté de soulever la région avec l’aide de quelques alliés. Successivement, ils avaient atteint Gluiras, St-Maurice, Chalençon, St-Fortunat, St-Jean-Chambre et finalement St-Sauveur-de-Montagut. Partout des églises furent incendiées et des prêtres massacrés. Mais le 23 février 1704 Dortial fut surpris par le brigadier Julien, revenu sur les lieux : on enterra 135 cadavres. Puis le commandant fit occuper et ruiner le hameau de Franchassis, non sans ordonner qu’on en mît les habitants à mort pour s’être rendus coupables d’avoir offert, la nuit précédente, l’hospitalité aux « attroupés ». Ces événements tragiques se déroulèrent à 3 kilomètres à peine du Bouchet-de-Pranles.
Des arrestations eurent lieu quelque temps après, dont celle, nous l’avons déjà dit, d’Etienne Durand lui-même. Il fut incarcéré dans les prisons de Pont-St-Esprit, « parce que », selon la lettre de Julien datée du 21 juin 1704, et qui relate ces faits, « il avait été souvent prophétisé dans sa cave ». Le greffier, qui fut sans doute bientôt libéré, ne crut pas devoir noter dans son registre ses propres épreuves qui lui paraissaient peu importantes au regard de la mort ou de la ruine souffertes par ses voisins.
Le calme revint. Les difficultés provoquées par la guerre de Succession d’Espagne et le souvenir des horreurs de l’insurrection incitèrent les pouvoirs à relâcher quelque peu leur surveillance. Les plus courageux se hasardèrent à réunir de nouveau des assemblées dont plusieurs furent assez nombreuses. Des prédicateurs les présidaient en vertu d’une vocation toute personnelle. La plupart étaient d’ailleurs des prophètes ou des prophétesses, dont quelques-unes gagnèrent bientôt une grande renommée.
Cependant on affectait presque partout la soumission aux ordres des autorités civiles et religieuses. C’est ainsi que se poursuivait cette double vie qui fut alors le fait de presque tous les foyers protestants méridionaux. Les enfants se rendaient avec leurs parents aux instructions, et suivaient les services divers de l’église. On avait aussi recours au prêtre à l’occasion des naissances et des mariages ; mais plus rarement, il est vrai, quand il s’agissait des « mortuaires », le risque à courir étant sans doute beaucoup moins grave que dans les deux premiers cas.
En même temps l’instruction se poursuivait ou se refaisait à l’ombre du foyer. On avait gardé quelques livres, les psautiers tout d’abord avec les 150 psaumes qui constituaient les seuls cantiques de cette époque, et les pages finales comportant les textes de la liturgie, la confession de foi de La Rochelle, le catéchisme (de Calvin, le plus souvent), et des prières à dire en diverses circonstances. Puis quelques excellents volumes de sermons ou de controverse. Au Bouchet-de-Pranles une perquisition permit de saisir, en 1730, plusieurs de ces ouvrages : Les « Moyens pour parvenir à la félicité », le « Combat chrétien » de Du Moulin, un recueil de sermons de Daillé, enfin. Il n’est pas douteux qu’Etienne Durand n’ait utilisé ces livres pour l’éducation de ses enfants. Il consentait en outre à recevoir des prédicateurs errants ; n’y avait-il pas dans les soubassements de la vieille maison une « cache » toute prête pour eux, dont l’orifice, maintenant fermé, était situé devant l’unique fenêtre de la cuisine ? Le réduit lui-même se voit aujourd’hui par une brèche pratiquée près de l’étable aux moutons.
Marie naquit sur ces entrefaites. Au même moment, un incident sans importance visible marquait la vie du protestantisme languedocien. Un jeune prédicant, Antoine Court, né en 1695 à Villeneuve-de-Berg, venait de rassembler au hameau des Montèzes, près de St-Hippolyte-du-Fort, quelques prédicants dont certains étaient des « inspirés ». Il rendit à la petite réunion le nom et les prérogatives d’un synode. Celui-ci interdit aux femmes de prêcher et décida de tenir l’Ecriture « comme seule règle de foi ». Cet essai timide de retour à l’ordre était le début d’un immense et périlleux labeur qui allait sauver la réforme française en la rendant à ses véritables traditions de discipline, de sobre mysticisme, et d’attachement primordial à la Bible.
Bientôt Court se mit en relations avec le prédicant Pierre Corteiz. Celui-ci, né vers 1682 au hameau de Nojaret, près de Vialas, en Lozère, avait été mêlé aux affaires camisardes, puis il était revenu à de plus sages opinions. Mais il s’était réfugié durant 2 années en Suisse, et là il avait pu suivre l’action d’églises fortement organisées. Moins bien doué que Court, il mit toute sa conscience à bien exécuter ce que son jeune ami concevait. Ils installèrent des « anciens » dans les églises locales et leur donnèrent des règlements très stricts ; puis ils éliminèrent peu à peu les prophètes et les prophétesses. En 1718, Corteiz alla se faire donner à Zurich la consécration pastorale qu’il conféra dès son retour à son compagnon d’œuvre. Le peuple huguenot reprit confiance. Il délaissa toujours davantage l’église catholique et reprit le chemin des assemblées. Celles-ci, d’abord peu nombreuses, en vinrent à grouper assez vite des auditoires très considérables. Cette restauration du protestantisme s’accomplissait sans violences et sans révolte, mais elle n’en était que plus assurée du succès. Avec le Languedoc, le Dauphiné se réveillait lui aussi sous l’énergique impulsion du pasteur Jacques Roger.
Pierre Durand s’était déjà mis en relations avec celui-ci. Un très long mémoire de Daniel Vouland nous montre le jeune homme passant le Rhône dès la fin de 1716, pour aller le trouver en Dauphiné. Peut-être une vocation s’éveillait-elle déjà dans l’âme de Pierre. Il était alors commis chez un notaire de Privas, après avoir étudié « la pratique » en quelque école de cette petite ville.
On ne peut guère admettre que dès cette époque il ait apporté une aide très appréciable aux ministres réguliers, et moins encore qu’il ait eu, ainsi qu’on le lui a prêté, le dessein de ramener les églises à l’ordre. Mais il était un jeune garçon fort bien disposé, acceptant de se faire à l’occasion le complice des prophètes et des prophétesses qui couraient le pays. Nous en verrons la preuve dans l’événement dramatique qui vint en 1719 bouleverser à tout jamais son foyer du Bouchet-de-Pranles.
A peu de distance du hameau, dans les escarpements aux lignes austères si caractéristiques de ces régions, le promeneur peut trouver un petit ravin très étroit et très profond, débouchant dans une vallée plus évasée. Il était et il reste connu de nos jours sous le nom de « Combe du Navalet ». On s’y réunit dans la nuit du 22 au 23 janvier, et l’on y tint une assemblée prophétique clandestine.
Puis, une semaine après, tandis que la messe paroissiale éloignait du Bouchet certains habitants malintentionnés, Etienne Durand groupa chez lui, sans qu’il soit possible de dire s’il s’agissait de sa propre maison ou, comme nous le verrons, d’une autre toute proche appartenant à sa femme, une vingtaine de personnes auxquelles Pierre Rouvier, le fils d’un notaire royal de Craux et l’ami de Pierre Durand, fit la lecture tandis que Pierre lui-même prêcha.
On convint ensuite de tenir une autre assemblée le soir, toujours à la Combe, dont l’escarpement et la situation retirée faisaient un lieu de prédilection pour de tels « exercices ». Dans la journée, les deux jeunes gens parcoururent les environs qu’ils connaissent parfaitement, afin d’inviter le plus grand nombre possible de religionnaires à la réunion.
Mais ils ne se doutaient point, tandis qu’ils erraient ainsi dans ces âpres montagnes ardéchoises, qu’un de ceux qui avaient assisté au culte du matin se rendait à Vernoux pour les trahir et que la soirée passée dans la vieille maison du Bouchet-de-Pranles devait être la dernière avant les séparations définitives. Marie, âgée de quatre ans à peine, était-elle alors avec ses aînés ? Quand le moment fut venu, on se dirigea vers la Combe. Hélas ! les deux compagnies du Régiment Royal-Comtois étaient en route, elles aussi, venant de Privas ; et lorsque vers minuit elles arrivèrent sur les lieux, ce fut au ravin une affreuse confusion marquée par les cris des femmes et des enfants fous de terreur, et les détonations des coups de fusil tirés dans la nuit par les soldats. La plupart des fuyards purent, grâce à l’épaisse obscurité, échapper aux poursuites, mais cependant trois jeunes filles furent rejointes. Nulle pièce ne subsiste malheureusement, qui nous fixe sur les mesures prises plus tard contre elles.
Pierre Durand et Pierre Rouvier, craignant qu’une dénonciation hélas trop vraisemblable ne les exposât aux rigueurs des Puissances, gagnèrent la Suisse après une course précipitée. Leur destin venait, dans la nuit tragique, de se fixer pour toujours. Il leur fallait désormais renoncer à la vie paisible menée jusque-là dans une province retirée, et choisir entre l’exil ou les dangers perpétuels que ne manquerait pas d’entraîner leur retour en Vivarais.
Mais l’espérance était tenace au cœur des deux religionnaires. La surprise du Navalet elle-même ne parvint pas à la leur arracher. Quand Durand fut arrivé à Lausanne, puis bientôt après à Zurich, et Rouvier à Berne, l’un et l’autre employés comme gens de maison et précepteurs en même temps, ils tentèrent d’entreprendre aux Académies des études qui devaient, selon leur rêve, leur permettre de revenir en France comme pasteurs, quand la liberté de conscience serait rétablie ! …
Tandis qu’ils se mettaient ainsi au travail avec vaillance, le subdélégué de l’Intendant de Bernage poursuivait en Vivarais l’instruction consécutive à l’affaire du 29 janvier. Sur une seconde dénonciation du traître Souche il fit arrêter plusieurs personnes accusées d’avoir pris part à l’assemblée. On jugea deux cultivateurs, qui furent l’un et l’autre condamnés aux galères pour le reste de leur vie.
Claudine Gamonet, mère de Pierre et Marie Durand, figurait maintenant au nombre des inculpés : ordre fut donné de la conduire dans la citadelle de Montpellier, en attendant son jugement.
Aucune pièce, là encore, ne permet de retrouver trace des décisions qui suivirent ou de supposer que le procès de la suspecte ait été instruit. Nous n’aurons plus d’indications la concernant jusqu’en 1726, date à laquelle un acte notarié attesta qu’elle était morte. Elle ne dut probablement pas survivre longtemps à la dispersion de sa famille.
La maison du Bouchet-de-Pranles, où s’était tenue l’Assemblée, devait être détruite. Nous sommes enclin à penser que cette mesure concernait la maison de Claudine Gamonet, plutôt que celle qui subsiste aujourd’hui et où l’on peut voir les inscriptions déjà mentionnées dans notre récit, antérieures l’une et l’autre à ces événements. En effet, beaucoup plus tard, Marie Durand s’exprimait ainsi : « Que ma maison, qui est rasée, soit totalement perdue, c’est pour la gloire de Dieu ; mais celle qui résiste encore à l’hiver de la persécution, qu’on puisse s’y mettre un peu à couvert, en état d’y habiter avec quelqu’un, pour travailler mon bien ! »
Un autre acte de location des domaines ayant appartenu à Claudine Gamonet fait également état le 1er octobre 1767, « d’une maison composée de deux membres (la maison actuelle, sans doute) et d’un chazal (une masure) où se trouvent deux voûtes en partie ruinées et quelques vestiges de bâtiment ».
Enfin, le livre de raison d’Etienne Durand signale que « le Sieur Dumolard, subdélégué de M. l’Intendant… mit un détachement de 17 soldats au Bouchet, en pure perte, pendant 21 jours, desquels j’en avais 7, et lorsqu’ils délogèrent, ils démolirent ma maison et se servirent (lisez : se saisirent) de mes bestiaux et meubles ».
Quelques mois s’écoulèrent. Sans doute Etienne Durand ressentait-il douloureusement les coups si imprévus qui venaient de compromettre à jamais la paix de son foyer.
La date du retour de son fils en Vivarais ne peut être déterminée avec certitude. Son compagnon Rouvier avait voulu, dès le mois de septembre 1719, regagner ses montagnes natales. Une lettre de Jacques Roger lui avait, en effet, laissé entrevoir la possibilité de se mettre au service des Eglises « sous la Croix », sans avoir mené à bien les études régulières dont la difficulté déjà le décourageait. Mais aux environs de Vernoux, il fut dénoncé et arrêté. Après un procès au cours duquel il rendit de sa foi le témoignage le plus héroïque, il fut condamné aux galères à perpétuité.
En 1727 il devint le beau-frère de son ami Durand. Celui-ci dut prolonger davantage son séjour à Zurich. Mais, en décembre 1720, Antoine Court se rendit en Suisse pour y plaider la cause de nos Eglises persécutées. Son voyage ne resta pas inaperçu, et nous pouvons penser que si Durand s’était trouvé là-bas à cette époque, il l’aurait appris et il aurait rejoint le pasteur languedocien. Or rien de pareil n’apparaît à la lecture des notes pourtant si détaillées que nous a laissé ce dernier concernant son labeur et ses compagnons d’œuvre.
D’autre part, aux termes d’une lettre de Corteiz, le fils du greffier du Bouchet se joignit, le 22 mai 1721, aux délégués du Synode de Durfort comme député « des annonciateurs de la parole de Dieu qui sont en Vivarais ». Pour avoir été ainsi désigné par eux, il fallait que, très jeune encore, il eût conquis une notoriété certaine et même qu’il se fût affirmé avec maîtrise. Cela ne va pas sans impliquer une période d’activité déjà longue, et nous croyons qu’on peut sans trop de hardiesse placer son retour vers l’automne de 1720, à l’issue d’une seconde année d’études, complète celle-là et poursuivie comme précédemment au « Collegium Carolinum », où l’on enseignait, à Zurich, la théologie. Ce fut là qu’il apprit les éléments de grec dont il devait user plus tard pour la rédaction de son registre pastoral de baptêmes et de mariages. Les brouillons, en effet, y sont écrits avec les lettres et parfois même des mots entiers empruntés à cette langue.
Revint-il à la maison paternelle ? Il le nia devant ses juges, auxquels il affirma n’y être repassé qu’une seule fois, en 1721, « pour se faire habiller ». Cependant il pria parfois ses correspondants de lui adresser là leurs missives, et cela laisse clairement voir qu’il n’interrompit pas ses relations avec les siens. Toutefois sa présence constituait pour eux un grave danger en les faisant complices d’une activité interdite, et il dut espacer quelque peu des visites désormais trop compromettantes.
Son travail auprès des communautés protestantes de la province n’en était qu’à son début, et ce fut beaucoup plus tard seulement qu’il aboutit à des résultats effectifs. Aussi bien voyons-nous la population se rattacher encore, à cette époque, à l’église romaine. Son père lui-même ne paraît pas s’être écarté de cette ligne de conduite, et, le 9 janvier 1721, la petite Marie fut la marraine de son cousin Joseph Astruc, présenté aux fonts baptismaux de l’église de Pranles. Déjà le greffier avait été le parrain de Jean, frère aîné du nouveau baptisé.
Quelques années s’écoulèrent sur lesquelles nous ne possédons aucun renseignement concernant la famille restée au Bouchet.
Mais Pierre redoublait d’activité. Les unes après les autres les communautés se réorganisaient. Les divers ouvriers de ce réveil travaillaient dans l’accord le plus étroit. En 1723 Corteiz quitta le Bas-Languedoc, et, sous la conduite de l’humble prédicant Rouvière, né au hameau de Blaizac, près d’Ajoux, il parcourut le Vivarais. L’ « ordre » fut restauré contre les entreprises des prophètes, et ceux-ci se turent, enfin presque tous. Hommes d’âge et d’expérience, les deux missionnaires apportèrent à leur jeune collègue une collaboration décisive. Les paroisses furent « rangées en églises, comme en Languedoc », et des règlements stricts remis en vigueur. Des « anciens » acceptèrent de remplir cette charge maintenant rétablie. Des synodes étaient prévus à des intervalles réguliers et s’ouvraient parfois aux représentants venus des autres provinces. On en tint les procès-verbaux avec méthode. Le registre nous en est parvenu : conservé aux archives de la Voulte, il garde dans ses pages vieillies le souvenir exact des préoccupations des églises martyres. Il s’ouvre avec le compte rendu du premier Synode de juin 1721, et s’arrête à la Révolution. Nous y avons retrouvé nombre de rapports soigneusement copiés par Durand lui-même, de son écriture fine et appliquée. Notre héros avait été clerc de notaire et il s’en souvenait.
Mais déjà Corteiz et ses collègues jugeaient désirable « l’installation régulière » de leur compagnon d’œuvre « dans la charge entière du ministère ». Il s’agissait pour lui de gravir un échelon de plus de la hiérarchie ecclésiastique. On n’oubliera pas en effet que, durant toute la période du désert, le titre général de prédicant impliquait en réalité trois fonctions distinctes : celle du proposant, débutant qui s’essayait à prêcher des sermons généralement appris par cœur ; celle du prédicant proprement dit, qui exerçait toutes les charges pastorales, instruction religieuse et prédication comprises, à l’exclusion toutefois de l’administration des sacrements confiée seulement à la dernière catégorie, celle des pasteurs consacrés.
Pierre Durand devait s’effrayer longtemps devant le caractère de solennité particulière attaché à la charge dont on voulait le revêtir. Lui qui risquait sa vie chaque jour se jugeait indigne de cet « entier ministère ». Pourtant ses compagnons lui conseillaient tous d’accepter ce titre : l’autorité du jeune homme s’était sans doute singulièrement affermie pour qu’il recueillit ainsi, au travers des conseils des vétérans, le magnifique hommage d’estime et de reconnaissance dû à l’œuvre qu’il poursuivait au sein des églises vivaroises persécutées.
Il ne devait être consacré cependant qu’en 1726, à l’issue du premier Synode national, qu’il reçut dans sa province, aux environs de Craux, les 16 et 17 mai.
Mais un événement capital était alors venu transformer sa vie personnelle : apôtre infatigable, entièrement dévoué à son travail difficile et périlleux, il n’en était pas moins capable des sentiments les plus tendres et nous le voyons annoncer, au Synode qui se tint le 11 novembre 1724, ses fiançailles avec Anne Rouvier, de Craux. Celle-ci était la sœur de Pierre Rouvier, galérien pour la foi depuis 1719. Leur père était mort pendant le séjour que le jeune homme avait fait en Suisse avant son arrestation, et leur mère, Isabeau Sautel-Rouvier, née à Majérouans, avait gardé la fortune importante de l’ancien notaire royal. Elle était restée veuve avec cinq enfants, deux fils et trois filles dont Anne était l’aînée. La cadette devait épouser plus tard leur voisin, le religionnaire Brunel. La plus jeune, Marie-Judith, avait dix ans.
Les membres du Synode délibérèrent gravement des visites trop fréquentes qui pouvaient donner un prétexte aux calomnies débitées contre les Nouveaux-Convertis. Or il convenait d’éviter tout ce qui pouvait jeter le moindre discrédit sur les choses « de la religion ». On souhaita donc que le jeune prédicant « finît son mariage » sans attendre. Mais comme on connaissait toute sa grande valeur morale et la délicatesse de sa pensée et de ses actes, on l’autorisa quand même à voir sa fiancée « quand il le voudrait ». Avis contradictoires que le tact du héros sut sans doute fort bien concilier.
En mars 1726 la jeune fille était au Bouchet-de-Pranles. Elle avait 24 ans. Mais elle était, ainsi qu’elle devait toujours le rester, de santé chancelante. Son fiancé ne pouvait la voir que de loin en loin, au hasard de ses courses incessantes et des rares moments de répit laissés par la surveillance sévère dont il se savait l’objet.
Car les sévices de l’Intendant s’exerçaient dans tout le Languedoc et se traduisaient par des poursuites et des arrestations fréquentes. Le clergé voyait avec peine les populations lui échapper. Il multipliait les démarches auprès des pouvoirs, et il avait réussi en particulier à leur arracher, depuis 1724, une terrible déclaration qui renouvelait et résumait toutes les dispositions prises par Louis XIV contre ses sujets protestants.
Cette année 1726 vit entre autres rigueurs l’emprisonnement à la Tour de Constance, de Jacquette Vigne, des environs d’Alès, qui devait être plus tard l’une des compagnes de Marie Durand. Trois femmes de Valleraugues l’y rejoignirent bientôt après, dont l’une, Marguerite Angliviel, était encore là en 1737.
Vers la fin de l’année, deux femmes de Ste-Césaire, près de Nîmes, entraient elles aussi à la Tour, après un jugement de l’Intendant de Bernage : l’une d’elles, Marie Frizol, ne devait sortir de son sépulcre qu’en 1767 !
En 1728 ce devait être le tour de deux prophétesses de St-Fortunat : Marie Vernes et Antoinette Gonin. Celle-ci devait plus tard apostasier et retrouver par ce moyen sa liberté.
Le 26 décembre 1726 l’acte officiel des fiançailles de Pierre Durand fut rédigé. Les jeunes gens n’attendaient plus pour recevoir la bénédiction nuptiale que la venue de Jacques Roger. Le nouveau pasteur lui devait sa vocation, et le ministre dauphinois, au Synode national de 1726, l’avait consacré. La cérémonie du mariage qu’il présida également eut lieu, dans le plus grand secret, le 10 mars 1727 à Craux. Désormais Anne Rouvier liait son sort à celui d’un proscrit, décision héroïque en ces temps troublés. Mais la foi de la jeune femme était à la hauteur de ces périls.
Le 24 août 1728 une petite Jeanne naissait dans ce foyer si souvent désorganisé. Nous croyons que sa mère était restée à Craux, car si les lettres de son mari, qui nous ont été gardées par Antoine Court, ne nous donnent aucune indication à ce sujet, et pour cette époque, ce fut seulement longtemps après qu’elles firent allusion à des changements de résidence rendus nécessaires par des poursuites de plus en plus serrées. On n’y songeait pas alors. Le mariage avait eu lieu dans le mystère le plus complet, et les habitants du petit hameau, tous protestants, en étaient seuls informés.
Les épreuves définitives avaient épargné jusque-là les hôtes de la vieille maison du Bouchet. La clarté modeste du bonheur avait même parfois brillé pour eux malgré les circonstances redoutables. Il avait fallu sans doute faire le sacrifice de la vie en commun, mais pour ces religionnaires convaincus, la joie du moissonneur, les succès de leur héroïque Pierre étaient la récompense de ces dures semailles. Partout les églises reprenaient vie ; partout la foi était assez fervente pour que l’on acceptât le risque des amendes et de l’emprisonnement, et la charge plus lourde encore, parce que plus constante, de l’absence d’état civil. Celui-ci ne pouvait être établi qu’au prix d’une apostasie, et de plus en plus on allait porter les enfants « au désert », où ils étaient baptisés, et où l’on cherchait aussi la bénédiction nuptiale.
Mais l’orage terrible grondait. Le résultat même de tant d’efforts allait le précipiter. Déjà la tête du pasteur était mise à prix. Le moment allait venir bientôt des drames intérieurs et des atroces séparations.