Huit ans s'étaient écoulés depuis le dernier entretien dont nous avons rendu compte, lorsqu'on vit, un soir du mois d'août, deux chaises de poste monter le coteau qui domine Saint-Agrève. Dans la première voiture était Mme de Mallens avec son mari ; dans la seconde Mme Dubois, la femme-de-chambre, la bonne et les enfants.
Pendant quelques jours Mme Dubois fut si occupée des arrangements intérieurs du château, qu'elle eut à peine le temps de penser à ses anciennes amies. En approchant de Saint-Agrève, elle avait senti son cœur battre plus fort, elle avait cherché des yeux, mais sans les rencontrer, quelqu'une de ces figures bien connues. Elle savait d'une manière vague que trois de ses protégées étaient mariées, Louise à un tisserand nommé Latour, Clémence au vieux et riche fermier Giraud, Rose au cabaretier Charles Maillard... quant à Justine, bientôt après le départ de Mme Dubois, elle avait quitté Saint-Agrève pour Paris, et ses parents ne recevaient plus de ses nouvelles. Tout en défaisant les malles, Mme Dubois avait demandé quelques renseignements plus détaillés au concierge, mais celui-ci, qui descendait rarement dans le village, n'avait pu lui en apprendre davantage, et Mme Dubois se promettait d'apprécier au plus vite, paf elle-même, la position de ses protégées.
Le Dimanche après-midi, elle s'informa de la demeure de Mme Antoine Latour. Au bout de la principale rue, s'élevait, un peu séparée des autres, une maison blanche, garnie de vigne, avec un banc devant la porte.
– C'est ici, dit une petite fille qui avait accompagné Mme Dubois, entrez, vous les trouverez dans l'atelier, descendez les cinq marches de l'escalier, bon, vous y voilà !
– Dans l'atelier, le Dimanche... murmura Mme Dubois en soupirant ; puis elle s'arrêta, entendant une voix mâle mais douce qui semblait prier. La voix se tut, Mme Dubois frappa deux coups, une jeune femme vint ouvrir, recula, avança, puis s'élançant tout à coup dans les bras de Mme Dubois, elle l'entraîna dans la chambre en s'écriant : – C'est Mme Dubois, c'est cette amie qui m'a appris à connaître mon Dieu ! viens, Antoine ! saluez-la mes enfants ! ma mère, voilà Mme Dubois !
Un homme de trente ans environ, deux petites filles, un petit garçon, une femme âgée s'avancèrent alors vers Mme Dubois. – Oh ! Madame, je vous remercie des soins que vous avez donnés à ma Louise, dit Antoine en prenant avec respect la main que lui tendait Mme Dubois. Le petit garçon se cacha sous le tablier de sa mère, tandis que les petites filles faisaient un peu gauchement la révérence. La femme âgée salua froidement Mme Dubois en s'écriant : – Ma bru, faites donc asseoir Madame.
On s'assit en effet, et Mme Dubois put enfin regarder Louise à son aise. La jeune fille était devenue une jeune mère, sur les traits de laquelle régnait la douceur et la paix. Cette même expression de sérénité se joignait chez Antoine à quelque chose de plus sérieux et de plus arrêté. Les petites filles étaient gentilles et propres, elles avaient la gaîté un peu contenue des enfants bien sages. Quant au petit garçon âgé de trois ans et toujours accroche ait tablier de sa mère, il attachait fixement sur Mme Dubois deux grands yeux noirs qu'encadrait une abondante chevelure. La belle-mère de Louise était de haute taille ; sur sa physionomie on remarquait quelque chose de sec et de gêné, qui semblait indiquer un état de lutte ou de mécontentement intérieur.
La chambre n'avait point de meubles superflus, mais les chaises, mais la table de bois qui supportait une grosse et vieille Bible, reluisaient de propreté ; et sur la fenêtre, près du métier soigneusement recouvert, quelques Pots de géranium et de réséda attiraient sur leurs fleurs parfumées des abeilles dont le joyeux bourdonnement égayait l'ouvrier dans les jours de travail.
– Louise, commença Mme Dubois avec émotion, je ne vous demande pas si vous êtes heureuse, votre physionomie, celle de votre mari, ces beaux enfants, surtout ce livre ouvert en famille, tout me le dit.
– Oh ! oui, s'écria Louise, bien heureuse ! trop heureuse, car mon cœur s'arrête souvent en idolâtre aux dons de Dieu, sans remonter à Celui qui les fait.
– C'est vrai ! dit Antoine, avec un sourire qui tempérait le reproche. Louise rougit un peu.
– Le Seigneur vous a donc dirigée, mon enfant, il vous a fait trouver un époux chrétien.
– Un ami, Madame, un guide, un sincère serviteur de Jésus.
Antoine rougit à son tour.
– Tu m'as accusée de t'aimer trop, reprit Louise en riant, il faut que Mme Dubois sache pourquoi. Grâce à Dieu, Madame, j'ai évité quelques occasions de me marier, assez convenables selon le monde, mais qui en réalité ne valaient rien. Antoine m'a demandée à mes parents, il était vraiment pieux, sa conduite répondait à sa foi, et quoiqu'il me parût un peu trop austère, quoiqu'il fût d'une humeur trop contenue, trop froide... quoiqu'il eût bien d'autres défauts que je vous dirai plus tard... La belle-mère jeta un regard désapprobateur sur Louise.
– Eh ! ma mère, ne voyez-vous pas que je plaisante ! s'écria Louise avec quelque dépit. Mme Dubois serra la main de la jeune femme ; Louise comprit ce reproche muet, baissa les yeux avec un peu de confusion et reprit : Eh bien ! ma chère Madame, mes parents, que depuis j'ai perdus, consentirent, non sans. peine. à notre mariage.
Nous n'avions à peu près rien ni l'un ni l'autre, c'est sur ce point seulement que je vous ai désobéi, et je dois le dire, nous avons subi les conséquences de notre misère, nous avons souffert ; mais grâce à la protection du Seigneur, au travail d'Antoine, à la confiance qu'il inspire, nous nous sommes tirés d'affaire. Vous vous en souvenez, chère Madame, vous nous aviez prévenues qu'on ne peut rencontrer toutes les perfections chez un mari, qu'il faut se contenter des conditions essentielles au bonheur : ... elles y étaient... j'ai passé par dessus les autres.
– Et je vous en approuve mon enfant, dit Mme Dubois en embrassant de nouveau Louise et en regardant Antoine avec affection.
– Vous ne nous aviez pas trompées, poursuivit Louise, qui, après une si longue séparation, avait besoin d'ouvrir son cœur à Mme Dubois, le bonheur est bien dans l'union placée sous l'œil de Dieu... Chère Madame, quelle joie nous trouvons à nous agenouiller ensemble, à croire en un même Sauveur, à nous aimer pour l'éternité, à élever ces chers enfants dans une même foi, d'un même accord !
Ici la mère de M. Latour se leva avec un mouvement d'impatience, imperceptible pour tout autre œil que pour l'œil exercé de Mme Dubois.
– Mon fils, voulez-vous que je mène les petites chez leur tante?
– Volontiers, ma mère, répondit Antoine d'un ton respectueux. Elle sortit.
– Nous avons nos défauts, moi surtout (continua Louise, toute au récit de son bonheur), mais nous nous aidons l'un l'autre à les combattre. Si, au premier moment, le reproche paraît injuste, sévère, si le cœur se révolte ou se serre, l'instant d'après on sent ses torts et l'on en demande pardon. Ce bon ami est mon soutien dans le chemin de la foi, de la sanctification, dans tous les chemins ! il va toujours devant... moi derrière.
– Que le Seigneur soit béni pour tout ce que j'entends, dit Mme Dubois attendrie. Dès le début vous avez donc marché fidèlement?
– Avec beaucoup de chutes, répondit Antoine toutefois, Dieu nous a fait la grâce de comprendre que, faibles comme nous le sommes, nous avions besoin d'habitudes chrétiennes et régulières.
– Pour ce qui tient à la régularité, interrompit Louise en souriant, on peut s'en fier à mon mari !
– Dès le premier jour, poursuivit Antoine, nous avons institué la lecture de la Bible à nous deux le matin, et le culte en famille le soir ; nous avons aussi senti la nécessité de rompre avec le monde, avec ce qu'on appelle les plaisirs. Depuis longtemps Louise n'allait plus danser avec les jeunes filles et les jeunes gens de son âge ; je m'étais de mon côté retiré des cafés et des cercles ; mais au moment de notre mariage, on essaya de nous ébranler dans nos résolutions. Nous résistâmes, nous donnâmes nos raisons, nous dîmes que là où le Seigneur ne voudrait probablement pas venir avec nous, s'il était sur la terre, nous ne pouvions aller sans lui ; on ne nous approuva pas, mais on nous écouta ; et après quelques semaines assez difficiles, où sans cesse de nouvelles propositions nous étaient faites, que sans cesse il fallait repousser, on nous laissa bien tranquilles dans notre petit coin.
– Oui... en disant beaucoup de mal de nous, et en excitant contre notre pauvre ménage les moqueries du dehors, l'irritation du dedans !
Un regard mécontent d'Antoine arrêta presque ces dernières paroles sur les lèvres de Louise.
– Enfin, ma chère Madame, nous ni, manquons pourtant pas de plaisirs, reprit-elle après un instant de silence.
– Le Dimanche... oh ! nos beaux Dimanches, si ceux qui nous plaignent de les passer dans la tristesse pouvaient savoir comme ils sont doux. Le matin j'habille proprement nos enfants et je les conduis ici, dans l'atelier que je balaie le samedi soir. Antoine fait prier les petites, nous chantons de tout notre cœur un psaume ou un cantique. Après le déjeuner nous nous rendons au temple ; le service achevé, M. le pasteur, qui est un digne homme, passe encore une heure avec les enfants de la paroisse ; il leur donna des instructions à leur portée, tantôt c'est une parabole, tantôt une portion de l'Histoire Sainte, tantôt un chapitre des prophètes qu'il leur explique ; c'est si clair, si simple !... les parents en profitent autant que les enfants. L'école du Dimanche terminée et le dîner mangé, nous visitons quelques voisins pauvres ou malades ; ceux des enfants qui ont été sages durant la semaine nous accompagnent. Parfois, sur les quelques sous que leur donne Antoine, ils ont put en épargner un ; quelle joie c'est pour eux que do le porter à une vieille femme infirme pour qu'elle en achète dut tabac, à une malheureuse mère de famille pour qu'elle en accroisse sa provision de pain, Le soir nous nous promenons quand, il fait beau. Antoine, qui a beaucoup lu et qui étudie dès qu'il en a le temps, raconte toujours des choses instructives sur la nature, sur l'histoire, sur les pays étrangers ; et nous rentrons heureux, bénissant Dieu d'avoir créé le Dimanche. Mais je babille, chère Madame, sans songer à vous montrer la maisonnette que nous habitons.
Louise se leva, Mme Dubois, Antoine la suivirent, et l'on visita quelques chambres, une petite cuisine, tout cela bien arrangé, quoique modeste, puis un jardin dont l'aspect charma d'autant plus Mme Dubois, qu'il était peut-être le seul de son espèce à Saint-Agrève.
Dans les contrées méridionales de la France, que Dieu a dotées d'une, si riche végétation, où il ne faut que des soins journaliers pour que la terre se couvre de la plus belle parure, les habitants laissent, comme à plaisir, le désordre s'emparer des alentours de leurs demeures. On dirait que, parce que le Créateur a beaucoup fait pour les jouissances des hommes, les hommes, eux, ne doivent rien faire. Les champs, les plantations de garance, les pépinières de mûriers, tout cela est travaillé régulièrement ; mais les légumes, les fruits, dont la bonne culture, qui ajoute aux agréments de la vie, remplirait aussi la bourse ; les légumes et les fruits croissent à peu près comme bon leur semble ; on les plante, ils poussent si cela leur convient, lorsqu'ils périssent faute de soins, on s'en passe, mais à peu d'exceptions près, personne ne s'en occupe avec suite ; encore moins songe-t-on à en varier les espèces, de manière à ce que, se succédant les unes aux autres, elles prolongent les plaisirs ou les profits du propriétaire. De fleurs, il n'en est pas question, on ne voit point devant les maisonnettes de ces gais parterres qui charment les yeux, d'où montent le soir de suaves parfums vers les croisées entr'ouvertes, et qui, dans d'autres pays, donnent l'apparence de l'ordre et du bien-être aux plus pauvres habitations. Que faudrait-il pour se procurer ces avantages? quelques coups de bêche, quelques arrosoirs d'eau versés à propos ; et puis le goût de l'arrangement, et puis la persévérance, sans laquelle les mieux doués et les plus puissants eux-mêmes ne viennent à bout de rien.
Dans le jardin de M. et de Mme Latour, les choses ne se passaient pas ainsi que nous venons de le décrire. Une treille de raisins muscats, enlacée en berceau, conduisait aux espaliers de pêchers, dont Antoine connaissait la taille et qui rapportaient des fruits avec abondance ; des abricotiers en plein vent reposaient leurs branches chargées sur des appuis soigneusement disposés ; des carrés régulièrement, tracés, où l'on aurait vainement cherché une touffe de mauvaise herbe, étaient plantés de divers légumes, une planche de fraisiers s'étendait un peu à l'ombre, une pépinière dé mûriers nains occupait le reste du terrain, et une jolie plate-bande garnie de fleurs séparait le potager d'un petit espace laissé libre, tandis que, devant la maison, un figuier, dont les branches touchaient presqu'au sol, abritait un banc fort simple.
Tout cela n'avait de remarquable que l'ordre, mais l'ordre n'est-il pas la beauté des terres cultivées ? Les carreaux étaient arrosés, les espaliers attachés, les allées sablées ; on sentait là l'influence d'un principe vivant et vrai, qui exerçait partout son pouvoir salutaire.
– Voilà une de nos ressources, dit Antoine en montrant son clos ; grâce à un choix d'espèces hâtives et tardives, ces pêchers, qui ont donné dès le commencement de ce mois, continueront jusqu'en octobre ; le fruit se vend bien à la ville voisine, ma mère l'y porte les jours de marché, ainsi que des artichauts, des melons, des aubergines ; nous y joignons nos plus belles figues, des prunes reine-claudes, puis des fraises dans la saison. Au printemps nous envoyons des primeurs ; nous les obtenons au moyen d'un châssis, que j'ai fait avecde vieilles fenêtres. Ces mûriers-ci ont chassé une belle planche de fleurs ; Louise les aimait, elle même m'a offert de les remplacer par cette plantation dont nous consacrons le produit à quelques œuvres chrétiennes : c'est bien peu de chose, mais Jésus ne rejette aucune offrande.
On s'assit sur le banc.
– Dieu vous a fait une grande grâce en vous accordant trois beaux enfants, dit Mme Dubois.
– Oui, Madame ; cependant si le Seigneur ne nous les avait pas donnés, notre bonheur aurait été bien grand encore,... n'est-ce pas Louise ?
Louise secoua la tête.
– Je les aime du plus profond de mon âme, je vois en eux une bénédiction d'en haut, mais je crois que le mariage peut être saint, béni, complet... même sans eux.
– Ceci est à mon adresse, interrompit Louise en riant. Mon mari a raison ; je me sens entraînée à de l'idolâtrie pour mes enfants, et si le bon sens d'Antoine n'était là pour me retenir, j'en ferais de petits égoïstes. J'ai besoin de me mettre constamment en face de la responsabilité qui pèse sur moi, pour ne pas m'abandonner à ma faiblesse.
– Vous avez donc un plan d'éducation, Monsieur Latour, et vous ne laissez pas plus vos enfants que vos plantes venir au hasard ?
– Nous nous efforçons, Madame, d'élever nos enfants en vue de Dieu et en vue des devoirs qui les attendent. Quant à les élever pour le profit qui nous en reviendra, nous tâchons de ne pas le faire, l'égoïsme y trouverait trop vite et trop bien son compte ; que l'arbre soit bon, les fruits le seront aussi... il en tombera plus d'un aux pieds du vieux père et de la vieille mère.
– Antoine, reprit Louise, a posé comme principe essentiel dans l'éducation, une obéissance absolue de la part des enfants. Parfois, il leur explique le motif des défenses qu'il leur fait ou des ordres qu'il leur donne ; parfois il les leur, tait, exigé d'eux une soumission de confiance, d'habitude, et ne permet ni qu'on discute, ni qu'on murmure. Dieu agit ainsi envers nous, dit-il ; tantôt soulève le voile qui couvre ses desseins à notre égard, tantôt il l'abaisse et ne nous montre plus qu'une chose, sa volonté ; il faut que les enfants s'accoutument à rencontrer dans la famille ce qu'ils trouveront plus tard dans la vie. Mon mari élève ses enfants dans la vérité, voilà son second principe ; jamais, de promesses ou de menaces faites en vain, jamais de mensonges, jamais de contes,même pour les amuser ; toujours ce qui est, rien de plus, rien de moins. En outre, Antoine n'agit pas capricieusement à l'égard de nos enfants, ce qu'il est aujourd'hui, il le sera demain, il l'était hier. Si une rébellion, si une tromperie, si une étourderie de leur part l'ont ému, il attend, pour gronder ou pour punir, d'être calme ; il châtie, non pas en proportion du « résultat » de la faute, de l'ennui qu'elle nous a fait éprouver, des dommages qu'elle nous a causés, mais en proportion de sa gravité aux yeux de Dieu. Ce à quoi je m'attache, moi, parce que j'ai à lutter contre mon entraînement, c'est à tenir ces chers petits dans la dépendance de leur père. Leur père, c'est le pouvoir que chacun reconnaît et que chacun respecte. Il prétend que je ferai de lui un tyran... mais je ne veux pas que mes enfants soient des despotes ! lis apprendront de bonne heure à ne se placer qu'en seconde, qu'en troisième ligne, à préférer l'intérêt ou le plaisir des autres au leur.
– C'est encore une minière de les faire passer avant moi ! interrompit Antoine en riant.
– Laissez, laissez, Monsieur Latour, dit Mme Dubois, je n'ai jamais vu d'éducation réussir sains cette souveraineté du mari clairement établie, non plus que sans un complet accord entre le père et la mère.
– C'est vrai, répondit Antoine, quant à l'accord entre nous, nous le maintenons de toutes nos forces. Si j'ai quelque observation à faire à Louise, je ne la lui adresse que lorsque nous sommes seuls ; les enfants nous voient constamment unis, et à part de petites différences qui disparaissent vite en causant, en priant ensemble, nous pensons, nous agissons l'un comme l'autre.
– Vous avez beaucoup fait en combattant l'égoïsme chez vos enfants, reprit Mme Dubois.
– L'orgueil aussi, qui n'est qu'une autre forme de la personnalité, vous donnera de la peine à vaincre !
– L'orgueil est la bête noire de mon mari, s'écria Louise. Il ne m'a jamais permis de réveiller l'émulation de mes filles en les comparant à leurs amies ; leur mise ne se distingue de celle de leurs compagnes ni par une simplicité affectée, ni par de l'élégance. Mes filles sont intelligentes, nous pourrions les pousser, en faire des institutrices peut-être, les envoyer à l'étranger ; ma voisine Delmar y est toute décidée pour les siennes ; Antoine au contraire, veut qu'à moins d'une direction particulière du Seigneur, fils et filles restent dans leur position. Il pense qu'en agissant de la sorte nous entrons mieux dans les vues de Dieu, nous assurons à nos enfants un bonheur plus solide, que Si nous les élevions à une place qui ne leur était pas destinée.
– Dites-moi, mes amis, depuis quand avez-vous commencé l'éducation de vos filles ?
– Dès les premiers mois de leur existence !
– Pourquoi pas dès le premier jour ! dit Antoine, que la vivacité de Louise faisait sourire.
– Eh ! mon ami, ce serait peut-être plus juste ! Te rappelles-tu la petite Marthe ? Lorsque je la nourrissais, elle pleurait souvent de colère ; vous le savez, chère Madame, une mère distingue vite les pleurs qu'arrache à son enfant la faim ou la souffrance, des pleurs que lui fait verser l'impatience ou la violence des volontés. La petite criait-elle par dépit ou par entêtement, je me contentais de la poser doucement à terre ; je la laissais là sans la regarder, sans lui sourire, aussi longtemps que durait l'accès de mauvaise humeur ; bientôt elle se calmait et dès l'âge de huit mois, son caractère s'était considérablement adouci.
– Louise dit vrai, reprit Antoine, et ce qui est aussi vrai, c'est qu'il n'est jamais trop tôt pour commencer l'éducation chrétienne d'un enfant.
La pensée de Dieu n'a rien qui étonne ces jeunes, âmes ; notre science humaine complique les vérités du salut, mais la candeur de l'enfant les lui rend aisées à comprendre. Dès que sa petite bouche balbutie le nom de son père terrestre, on peut lui apprendre le nom du Père céleste ; on peut de bonne heure prononcer auprès de lui des prières courtes et simples, on peut lui enseigner à aimer le Sauveur Jésus, on peut lui donner ses premières leçons de lecture dans la Bible, et le familiariser de la sorte avec l'Écriture-Sainte. Quant à la connaissance du bien et du mal, de notre méchanceté naturelle, il n'est pas besoin de beaucoup de discours pour la lui faire acquérir. Ses premières révoltes lui apprennent vite qu'il est pécheur et qu'il a besoin de pardon.
– Je vois avec plaisir, Monsieur Latour, que vous vous occupez vous-même de l'éducation de vos enfants.
– Oh ! Madame, je ne voudrais me décharger sur personne du soin de leur âme. Je ne puis leur donner qu'une ou deux leçons, mais je tiens à le faire, car ce n'est qu'en travaillant avec ses enfants qu'un père comprend leur caractère. S'il se contente de les surveiller de loin, il ne les connaît qu'en partie et risque fort d'appliquer le remède à côté du mal. À mon grand regret, Louise est obligée de coudre souvent chez les voisins, elle prend de l'ouvrage à la maison autant qu'elle le peut, mais elle nous quitte trois fois la semaine au moins ; et bien qu'elle s'occupe activement des enfants les autres jours, bien que ma mère les surveille, Je sens la nécessité de les suivre de près ; d'autant que nous n'avons pas d'école protestante ici, et que je ne les enverrai pas aux frères. S'il faut le dire, alors même que Louise ne s'absenterait plus (et j'espère que ce temps viendra), je ne me croirais pas libre de négliger mes enfants ; je me laisserai souvent remplacer, jamais suppléer ; en tout état de cause il faut l'œil du père, et avec la grâce de Dieu, je tiendrai cet œil bien ouvert.
– Je voudrais que vous entendissiez les leçons que donne mon mari ! s'écria Louise. Le soir, lorsque nous sommes réunis dans l'atelier, c'est un plaisir que de l'écouter lui et mes filles. Il a l'air de s'amuser autant qu'elles ; les petites répondent assez bien, le marmot s'en mêle aussi.... et puis il est d'une patience !
Antoine a l'art d'intéresser ses filles à tout ce qu'elles font. Il faut qu'elles dévident du fil pour charger sa navette ; les pauvres enfants ne s'en soucient guère, surtout quand elles ont appris leurs leçons, cousu et tricoté tout le jour ; eh ! bien, il leur donne. quelques sous par douzaine de pelotons, et les petites ont à peine posé leurs livres ou leur ouvrage, qu'elles couvent au dévidoir. Chaque mois on regarde dans la boite qui contient leurs trésors, Marthe et Adèle dépensent leurs sous comme elles l'entendent, mais la grosse part va toujours aux pauvres. C'est encore Antoine qui cultive le jardin avec ses filles, il les exerce à des soins exacts, elles rattachent de leurs petites mains les rameaux, et arrachent les mauvaises herbes pendant qu'il arrose.
– Louise, interrompit M. Latour, tu vas faire croire à madame que tout marche ici comme dans le ciel ; et se tournant vers Mme Dubois : il n'en est rien malheureusement. Nos principes, grâce à Dieu, sont évangéliques, ils sont fermes comme tout ce qui S'appuie sur le « rocher, » mais la pratique n'y répond pas assez. Ma chère femme vous a parlé, Madame, bien plus de ce que nous voudrions être que de ce que nous sommes.... nous avons de grands défauts... les enfants aussi, et nous faisons souvent de lourdes chutes. Toutefois nous ne perdons pas l'espoir, le Seigneur est là, Il nous aidera. Si le mal vient de nous, le bien vient de Lui... Il est plus riche en miséricorde que nous ne le sommes.... même en péché.
Mme Dubois se leva, car la matinée s'avançait.
– Où en sont vos voisins ? demanda-t-elle, pouvez-vous quelque chose pour l'avancement de leur âme ?
– Comme je vous l'ai dit, chère Madame, s'écria Louise, ils nous ont longtemps tourmentés. Tout chez nous les scandalisait ; notre vie retirée d'abord, ils prétendaient que cette sévérité n'était que de l'hypocrisie ou de l'orgueil ; l'éducation de nos enfants ensuite : ils assuraient, tantôt que nous en ferions des idiots, tantôt que nous développions beaucoup trop leur esprit et que nos filles ne seraient que des « savantes ! » Par suite de cette malveillance, mon mari avait perdu quelques pratiques, mais peu à peu on s'est aperçu qu'il travaillait plus vite et mieux que personne, que pas une once ne manquait au poids de la toile pour laquelle on lui fournissait le fil, et l'ouvrage abonde. On commence aussi à remarquer que nos filles ne sont ni des imbéciles ni de vaniteuses petites pédantes, et l'on nous épargne un peu. Cependant le cœur de ces pauvres gens n'est pas encore changé, loin de là.
– Cela viendra, Louise, cela viendra, interrompit M. Latour. Avant que le Saint-Esprit eût touché notre cœur, nous étions en tout pareils à nos voisins.... plus endurcis peut-être. Le Saint-Esprit n'a pas perdu sa puissance ; prions pour eux, Il les changent comme il nous a changés.
Mme Dubois était arrivée à la porte de la maisonnette, Louise lui promit de monter incessamment au château, car la famille de Mallens devait après deux mois de séjour à Saint-Agrève se rendre à Paris, et Mme Dubois prit le chemin de la ferme Giraud, sans avoir eu le temps de demander à Louise ce qu'elle savait de la position de son ancienne compagne.