Cette période se partage en deux sous-périodes principales : celle de l’universalisme primitif, dans laquelle la préparation du salut se fait dans et envers l’humanité tout entière, sans distinction effective de familles et de races. Elle s’étend de la chute (Genèse 3) à la vocation d’Abraham (Genèse 12), et est partagée par l’alliance noachique (Genèse 9). Celle du particularisme, dans laquelle les révélations et les opérations divines préparatoires au salut se renferment dans l’enceinte d’une race et bientôt d’un peuple particuliers, se restreignant graduellement, et par voie de sélections successives, de la race d’Abraham à celle d’Isaac et de celle-ci à celle de Jacob, la souche du futur peuple de Dieu.
La période particulariste à son tour, qui s’étend de la vocation d’Abraham à la mort de Christ, comprend trois ères principales :
1° L’ère patriarcale, qui s’étend de la vocation d’Abraham à Moïse, et dans laquelle la promesse messianique, encore enfermée dans l’enceinte de l’existence familiale, figure comme le facteur prédominant.
2° L’ère mosaïque, qui s’étend de Moïse à Samuel, et où prédomine le facteur légal, agissant dans les formes de l’existence nationale et dans des frontières déterminées.
3° L’ère mosaïco-prophétique, qui remplit l’intervalle s’étendant de Samuel à la fin de l’économie théocratique (Actes 3.24, et où la promesse messianique, répétée par le prophétisme dorénavant constitué, est redevenue, et de plus en plus au sein même du déclin de l’existence nationale, le facteur prédominant.
La situation de l’ère mosaïque d’une part, enclose entre l’ère patriarcale et l’ère prophétique, et celle de l’ère particulariste elle-même, entre l’universalisme primitif et l’universalisme évangélique, atteste déjà tout à la fois la supériorité de l’acteur de la promesse sur celui de la Loi (Galates 3.17) et celle du principe de l’universalisme sur le particularisme.
Dès le moment de la vocation d’Abraham, en effet, la révélation nous annonce un fait unique dans l’antiquité tout entière, savoir que le particularisme de l’ancienne alliance ne sera qu’un particularisme de moyen, ayant l’universalisme de la grâce à son terme, comme il l’avait à ses origines (Genèse 12.1-2), et l’abandon même où toutes les autres races humaines devaient être laissées pour un temps et par leur faute n’était qu’un détour accepté par la miséricorde pour les retrouver toutes (Actes 14.15-16 ; 17.30 ; cf. Genèse 10).
« En Israël, a dit excellemment Kurtz, le salut a été préparé pour l’humanité ; dans la gentilité, l’humanité pour le salutb. » Les dispensations de Dieu envers l’humanité ancienne — comme plus tard celles de Jésus envers le peuple juif — ont présenté une série de retraites motivées par la dureté ou l’incapacité morale de l’homme, jusqu’au point fortifié d’où le terrain successivement abandonné pourrait être, par une offensive nouvelle, et celle-ci victorieuse, entièrement et définitivement reconquis ; et nous appelons Christ le personnage central de l’histoire, parce qu’il occupe le point d’intersection de ces deux grandes lignes, tour à tour convergentes et divergentes.
b – Geschichte des A. B. : Grund und Zeek des A. B.. sect. 35.
Chacune des alliances contractées entre Dieu et l’homme a été sanctionnée par un symbole qui en résumait pour l’homme lui-même la signification. L’alliance universaliste primitive, qui reposait sur l’observation de la part de l’homme des lois générales de l’économie du monde, a été sanctionnée par un signe donné dans l’ordre phénoménal, l’arc-en-ciel, qui apparut après le déluge comme un gage de la constance des cours naturels (Genèse 9.12-17 ; cf. Genèse 8.22). Le signe de l’alliance particulariste, qui devait séparer pour un temps la race messianique de toutes les autres, a été marqué dans la chair meurtrie de l’homme, déclarée par là impuissance à enfanter, selon le cours naturel, le fruit de la promesse (comp. Romains 4.18-21).
La circoncision, dont l’institution nous est racontée : Genèse 17, sera remplacée à son tour par le baptême, signe de l’alliance universaliste définitive.
La circoncision (moulah), qui fut pratiquée d’ailleurs chez beaucoup d’autres races que celle d’Israël (comp. Jérémie 9.26)c, avait comme tant d’autres rites une raison d’être naturelle, mais qui n’était que le support de sa signification religieuse. Loin d’être une mutilation, comme plusieurs critiques l’ont pensé, elle était une pratique hygiénique (καθαριότηκος, dit Hérodote), dont le but prochain était d’activer la puissance génératrice. C’est à ce point de vue hygiénique que Jésus lui-même fait allusion dans les mots : ὅλον ἄνθρωπον ὑγιῆ (Jean 7.23). Mais cette raison purement naturelle du rite ne resta ni la seule ni la principale, et Clément d’Alexandrie et Origène nous apprennent qu’en Egypte déjà la circoncision finit par être réservée à la caste sacerdotale, dont le roi faisait partied.
c – Chez les Egyptiens, d’après Hérodote.
d – De là s’explique que toutes les momies royales sont circoncises.
Dans l’A. T., la raison religieuse apparaît seule dès le début, et pratiqué même sur des êtres inanimés (les arbres fruitiers, Lévitique 19.23), le rite signifiait que tout produit naturel, étant entaché d’un vice originel, ne pouvait servir à une fin divine que moyennant un retranchement opéré dans les parties vives de cette nature.
L’intention spiritualiste de l’institution, qui, plus ancienne que Moïse, devait avoir plus tôt aussi que les institutions spécialement mosaïques exprimé et épuisé son idée, se révèle déjà dans deux textes du Deutéronome, l’un où la circoncision est représentée comme un acte divin dans le cœur de l’homme (Deutéronome 30.6) ; l’autre où elle désigne un acte à accomplir par l’homme sur sa nature morale (Deutéronome 10.16).
La circoncision marquait donc Israël comme la race sacerdotale au sein de l’humanité naturellee.
e – Voir Riehm. Bibl. Alterhümer. Art. Beschneidung.
Nous disons d’avance que la préparation du salut a été dans la gentilité essentiellement négative quant au fond, et positive seulement quant à la forme, tandis qu’elle a été en Israël essentiellement négative quant à la forme, et positive quant au fond.
Le but de Dieu, en abandonnant l’humanité à son ignorance et à ses voies, était d’éveiller dans son sein, par la privation même, le besoin du salut préparé pour elle dans le sein du peuple d’Israël.
Toutefois cet abandonnement divin, qui, disons-nous, ne devait être que temporaire, ne fut non plus jamais complet. Outre la révélation naturelle, la lumière du λόγος σπερματικόςf continua à se répandre jusqu’aux confins du monde en rayons pâles et épars (Jean 1.9). L’humanité païenne ne fut ni absolument sans loi (Romains 2.14-15), ni absolument sans secours (Actes 14.17 ; 17.27). Elle-même apporta son concours, formel seulement, précieux cependant, à l’établissement du Royaume de Dieu. Bon gré, mal gré, le monde dut servir la cause du salut ; l’Egypte prêta sa science ; Tyr, son industrie ; Babylone, ses images ; la Grèce, sa langue ; Rome, enfin, une terre pacifiée devant les pas des premiers messagers de la paix.
f – Expression de Justin Martyr.
Nous ne nous croyons nullement obligé, non pas même dans la canonique, à recommencer pour notre compte le travail de la critique biblique, et estimons avoir, en thèse générale, le droit de prendre tacitement pour notre point de départ les conclusions principales admises et enseignées en cette matière dans la Faculté de théologie indépendante de Neuchâtelg. A raison toutefois de l’importance de la question critique pour l’exposé qui va suivre, nous croyons nécessaire de résumer les raisons personnelles qui nous déterminent à repousser les résultats récents de l’école Reuss-Graf-Well-hausen, et à conserver dans ses grandes lignes la chronologie traditionnelle des principales parties de l’A.T.
g – Ceci soit dit en réponse à un des éminents critiques du volume précédent, qui s’est étonné que les objections de la critique contre l’authenticité du quatrième Evangile ne nous aient point ému. Nous ne disons pas cela, mais seulement que nous ne nous croyons pas tenu de communiquer toutes nos émotions à nos lecteurs.
Nous continuons à placer la rédaction de la législation dite mosaïque, y compris celle du Deutéronome, à l’époque de fondation de la théocratie, en admettant que les deux autres produits du génie israélite appelés les Hagiographes et les Prophètes se sont édifiés sur cette antique base et la supposenth.
h – Voir nos articles : Wellhausen et sa méthode dans la critique du Pentateuque, Revue de théologie et de philosophie. 1883, nos 3 et 6.
Au temps des Juges, Chrétien évangélique. 1886, n° 8.
1. En ce qui concerne plus spécialement les parties législatives des livres moyens du Pentateuque, désignées généralement aujourd’hui sous le titre de Code sacerdotal, nous relevons d’abord toutes les expressions et formules de langage qui dénoncent directement la composition au désert, comme : Aaron et ses fils, dans le camp et hors du camp, dans le désert et hors du désert (comp. Lévitique ch. 1 à 7, 13, 14, 16, 17 ; Nombres ch. 19)i, ainsi que les dispositions législatives qui n’ont pu trouver leur application que dans ce milieu et à cette époque (par exemple : la prescription concernant l’abattage du bétail de boucherie, Lévitique 17.3-4).
i – Aubert. Exposition du système dit Wellhausen, Revue théologique 1887, nos 3 et 4.
Abbé de Broglie, Le caractère historique de l’Exode, Annales de philosophie chrétienne, 4 articles. 1887.
L’origine du monothéisme des Hébreux, ibid., 4 articles. 1887-1888.
En réunissant les morceaux de cette sorte, on arrive à constituer un tonds important de documents datant de l’époque mosaïque, auxquels se joindront ceux qui, sans présenter les mêmes caractères, sont manifestement connexes aux premiers. Il faut, pour le nier, avoir recours à la supposition d’un pastiche, application naïve ou frauduleuse de la couleur locale à des documents d’une date postérieure.
2. Les particularités de langage propres au Pentateuque n’ont pas encore été expliquées par la critique nouvelle, comme l’emploi au féminin du pronom hou et du substantif nahar. Nous avons déjà cité dans une note du précédent volume, comme un critère irrécusable à nos yeux et au-dessus de tout soupçon, de l’antiquité de la composition du Pentateuque, l’absence complète de l’expression si fréquente dans les Psaumes et dans les Prophètes, du nom de Dieu : Jehovah Çebaoth.
3. Un des principaux arguments invoqués contre l’antiquité des documents dits mosaïques, la fréquence des répétitions et des incohérences que la narration présente, nous amène à une conclusion toute contraire : c’est qu’une composition faite après coup et à loisir eût été bien autrement châtiée ; et surtout nous ne comprenons plus que des rédacteurs ayant en mains des documents contredisant le point de vue qu’ils cherchaient à faire prévaloir, se soient contentés de recoudre ces fragments les uns aux autres au lieu de supprimer ceux qui les gênaientj.
j – Si, comme le veut la critique actuelle, le livre des Chroniques était le factum du parti sacerdotal, comment s’expliquer la présence dans ce livre d’un trait aussi défavorable aux prêtres que 2 Chroniques 29.34 ?
Nous nous expliquons, au contraire, le procédé de rédacteurs réunissant bout à bout les fragments divers datant d’une époque cardinale de l’histoire, soucieux avant tout de n’en perdre aucune parcelle.
4. Un trait spécial et commun aux livres moyens du Pentateuque, c’est le caractère occasionnel des différentes lois, qui ont été motivées, appelées ou nécessitées par une situation donnée, quelquefois par un simple incident ; et il est si vrai que le cadre historique fait corps ici avec la législation que Graf, après avoir disjoint la rédaction des lois et celle des faits, a fini par les renvoyer l’une comme l’autre à une date postérieure.
En un mot, la narration du séjour dans le désert et les lois qui s’y entrelacent, nous font l’effet d’une collection de fragments issus de plusieurs plumes peut-être, mais écrits au fur et à mesure des événements ; lâchons le mot : d’un multiple journal de voyage.
5. Le caractère inachevé et du Pentateuque et de la période à laquelle il se rapporte, nous paraît contraire à l’opinion que ce milieu eût pu être choisi par des rédacteurs postérieurs comme propre à faire valoir leur fiction. Pourquoi, libres de préjugés, n’eussent-ils pas rattaché les origines de la théocratie à l’époque prestigieuse de la conquête, plutôt qu’à celle qui l’avait précédée, et n’avait laissé que le terne souvenir d’une législation donnée du sommet d’une montagne et de pérégrinations dans un désert ?
Pourquoi n’avoir institué aucune fête commémorative de l’âge héroïque ?k Pourquoi dans la tradition nationale le nom de Moïse éclipse-t-il celui de Josué ? et quelle singulière recommandation pour leur œuvre fabriquée que le tableau des résistances opiniâtres de la génération témoin de ces prétendues origines, des défaillances de ses chefs, même les plus illustres, et des punitions qu’ils ont encourues !
k – Wellhausen a prétendu que les trois grandes fêtes Israélites. Pâque, Pentecôte et Fête des tabernacles, d’abord exclusivement agraires, ne seraient devenues religieuses qu’à une époque postérieure Proleg. zur Geschichte Israëls Kap. III. Die Feste. S’il en est ainsi, comment se fait-il que la relation de la Pentecôte à la promulgation de la Loi soit passée sous silence dans tout l’A. T. ?
C’est pour parer à cette objection que la critique affecte de substituer le titre d’Hexateuque à celui de Pentateuque, consacré par l’universelle tradition des Juifs, des Samaritains et des Chrétiens.
6. La situation politique intérieure et extérieure supposée par le Pentateuque ne convient à aucune autre époque que celle à laquelle la tradition l’a attribuée. Les allusions que l’on attendrait, soit à l’existence de Jérusalem, soit à la royauté postérieure, sont absentes, et la Loi dite du roi, Deutéronome 17, ne fait que poser une éventualité indéterminée et redoutable au point de vue de l’auteur. Ces documents ne révèlent pas la présence d’institutions politiques permanentes autres que le sacerdoce assumant tous les pouvoirs.
Si en revanche l’époque de l’épanouissement de la puissance d’Israël, l’ère davidique, n’avait pas connu une institution religieuse et une norme morale dans son passé, comment s’expliquer qu’un roi riche et victorieux, jaloux d’illustrer son règne par les arts de la paix autant que par l’éclat des conquêtes, se soit laissé arrêter court dans son projet de construire un temple par l’opposition d’un de ses sujets ? La scène qui se passa entre Nathan et David, 2 Samuel 7, échappe à toutes les analogies connues de la critique historique.
La situation politique extérieure trahit également une date de composition très reculée. Ni Assur, ni Babylone, quoique déjà nommés, ne figurent encore à l’horizon du peuple de Dieu. La dénomination d’incirconcis, appliquée si souvent aux païens dans la suite par l’orgueil dédaigneux d’Israël, est encore inusitée. Ce sont les peuples de Canaan qui sont les ennemis ; c’est l’Egypte qui figure comme la grande puissance contemporainel.
l – Le Deutéronome est plein des fraîches réminiscences de l’Egypte, que l’on rencontre jusque dans la version du Décalogue, Deutéronome 5.15 ; cf. Deutéronome 16.3 ; 17.16.
7. Les institutions religieuses que nous révèle le Pentateuque ne conviennent qu’à l’époque de fondation de la théocratie. Les temps de Zorobabel et d’Esdras, qui furent des phases de désenchantement et d’épuisement, eussent été hors d’état d’enfanter une symbolique aussi riche et aussi profonde que celle dont s’est revêtue la législation dite mosaïque ; et d’ailleurs les livres historiques qui portent les noms d’Esdras et de Néhémie n’ont conservé nulle trace d’une pareille préoccupation.
Comment nous expliquera-t-on, en particulier, que les rédacteurs du Code sacerdotal postérieur à l’exil aient placé une arche de l’Alliance dans leur tabernacle fictif, tout en laissant intentionnellement vacant le Lieu Très Saint du second temple ?
8. La même conclusion se lire du mouvement des principales doctrines religieuses dont nous suivons la gradation rationnelle à travers les diverses époques de la révélation de l’A. T., dans l’ordre que la tradition leur a assigné, mais qui heurterait toutes les vraisemblances dans la supposition de l’ordre inverse. Nous relèverons en premier rang ici le fait notoire de l’indigence de l’idée messianique dans le Pentateuque, où elle ne s’exprime que dans des oracles isolés et indéterminés, de Genèse 3.15 à Deutéronome 18.18. La réserve qui domine la démonologie du Pentateuque et tout spécialement du Code sacerdotal, accuse de même une date de composition ancienne et primitive, et ne s’accorderait pas avec le caractère reconnu par la critique elle-même, de l’époque persem.
m – Un signe frappant de cette réserve est la mention pure et simple des chérubins du tabernacle, Exode 25.18 et sq., si minutieusement décrits dans Ezéchiel ch. 1 et 10. Comment s’expliquer ce fait dans la supposition que le livre d’Ezéchiel serait antérieur au Code sacerdotal ?
La gradation de l’idée sabbatique se marque dans le même sens. Les prescriptions relatives à l’observation du sabbat ont dans le Pentateuque un caractère encore tout négatif ; la Loi ne prévoit comme occupation du septième jour qu’une « sainte convocation », sous la forme la plus indéterminée, mais où nous pouvons déjà soupçonner le premier rudiment d’un culte public (Lévitique 23.3). Comment concevoir que la lecture publique de la Loi ordonnée dans le Deutéronome pour l’année sabbatique (Deutéronome 31.10-13), ne soit mentionnée nulle part dans le Code sacerdotal, ni à propos d’une des fêtes religieuses, ni à propos du sabbat hebdomadaire, si l’intention prêtée aux auteurs de ce document de faire valoir la personne, le crédit et l’œuvre des prêtres, était la vraie ?
9. La principale objection que l’on fait à l’antériorité de la Loi, se tire du fait qu’elle n’aurait laissé aucune trace perceptible dans les siècles qui auraient suivi sa promulgation. Tout d’abord cela serait que son absence n’en serait point démontrée, car une Loi peut demeurer ignorée, méconnue ou violée ; mais si l’inefficacité de la Loi s’accorde avec sa présence, son efficacité dans un ou plusieurs cas serait inconciliable avec son absence totale. Or ces cas existent. Nous avons cherché à établir ailleursn que la situation religieuse et morale du peuple d’Israël à l’époque même la plus ténébreuse de son histoire, celle des Juges, présentait tous les caractères d’une décadence, d’un affaissement momentané, plutôt que d’être le dégrossissement d’un état inférieur. Le magnifique monument de la piété israélite, le livre des Psaumes, dépose de même son témoignage en faveur des hautes origines de la religion d’Israël. Les prophètes à leur tour, ces intrépides et opiniâtres lutteurs, se succédant durant tant de siècles sur le sol israélite, n’ont donné quelque apparence de raison et de légitimité à leurs continuelles censures que parce qu’ils en appelaient sans cesse à une norme antérieure et supérieure à tous, reconnue valable par ses violateurs eux-mêmes. Nulle part ces grands représentants de la cause de l’esprit ne se sont donnés comme des fondateurs, mais seulement comme les restaurateurs d’une religion ancienne au moment même où ils en annonçaient une nouvelle dans l’aveniro.
n – Au temps des Juges, vid. supra.
o – Cet argument, tiré du l’ensemble du témoignage prophétique, est si bien fondé que, pour le détruire, la critique est obligée de recourir à des coups de force qui se jugent eux-mêmes, comme de reporter la date de Joël après l’exil ou d’imputer à Ézéchiel la pensée d’avoir entendu donner le plan du temple futur chap. 40 et sq.
Quoi donc ! il faudrait admettre que la plus grande mystification dont l’histoire des littératures fasse mention, se soit passée sans soulever aucune protestation de la part de ces « sentinelles » vigilantes d’Israël ! Ni Jérémie à l’époque de la découverte frauduleuse du Deutéronome par Hilkija, ni les prophètes postérieurs à l’exil ne se seraient aperçus de la perpétration de ce crime de faux en écriture sacrée, ou, s’en étant aperçus, auraient jugé à propos de taire leurs réflexions ! Et il faudrait admettre enfin, pour comble d’invraisemblance, que la victoire du monothéisme dans la nation israélite, que tant de héros de la foi et de la fidélité se succédant pendant tant de siècles n’ont pas été capables de remporter, était réservée à une bande de fraudeurs anonymes !
10. Enfin les procédés employés par la critique négative actuelle sont les moins propres à recommander ses résultats. Car tout d’abord, elle ne peut les établir qu’au prix de la réputation de bonne foi dont avaient joui jusqu’ici les écrivains bibliques, qui ne cesseraient d’être sacrés que pour mériter le titre de malhonnêtes. A plusieurs reprises, Wellhausen nous parle des masques dont ces auteurs auraient recouvert leurs intentions et leurs pensées. A un point de vue purement scientifique enfin, nous ne saurions nous ranger à une méthode qui consiste à énoncer sous une forme générale une proposition préconçue pour déclarer tôt après interpolés tous les textes qui la contredisent.
Les deux éléments principaux de la préparation du salut en Israël et de la croyance israélite ont été le monothéisme et le messianisme.
Nous reconnaissons dans le monothéisme, sans doute, la prémisse commune de la religion israélite et de la religion naturelle ; mais encore que celle-ci ait pu être professée et reconnue dans les premiers âges de l’humanité, il est trop certain qu’elle a disparu de bonne heure du champ de l’histoire devant l’invasion de l’idolâtrie, qui s’étendit sur l’humanité entière à l’exception d’Israël, et elle n’exista plus en terre païenne, si elle exista encore, que comme une croyance isolée.
Un premier problème fort grave s’offre ici à la critique historique qui prétend soumettre le développement religieux d’Israël aux analogies de l’histoire : c’est la présence en Israël seul au sein de l’humanité antique de la foi monothéiste. Quelle que soit la date assignée à l’apparition de cette croyance, qu’on la rattache aux origines mêmes de la nation on qu’on la fasse descendre jusqu’au VIIIe siècle, il reste constant que, durant de nombreux siècles, Israël a été le seul peuple monothéiste de l’humanité, et toutes les explications naturalistes tentées pour rendre raison de ce fait unique n’ont fait que reculer le problème.
Les principales de ces tentatives sont l’explication que nous pourrions appeler ethnologique de M. Renan, et l’explication linguistique de Max Müller.
La première consiste à dériver le monothéisme israélite d’une aptitude religieuse innée aux races sémitiques, issue elle-même des conditions du sol et du climat où ces races ont pris naissance : « Le désert est monothéiste. — Il y a des races monothéistes comme des races polythéistes, et cette différence tient à une diversité originelle dans la manière d’envisager la nature »p, tels sont quelques-uns des aphorismes de l’auteur.
p – Etudes d’histoire religieuse. Les religions de l’antiquité, page 66.
Cette explication, abandonnée un moment par M. Renan lui-même, qui déclarait ne plus reconnaître de race juive, est suffisamment démentie par le penchant invétéré que le peuple d’Israël a montré pour l’idolâtrie durant les longs siècles de son histoire jusqu’à la captivité de Babyloneq.
q – Nous ne sommes pas tenu de suivre M. Renan dans ses évolutions. On sait d’ailleurs que l’adverbe peut-être est un de ses termes favoris. Dans son dernier ouvrage, Histoire du peuple d’Israël, il paraît être revenu à sa première explication, sous cette réserve que ce fut sous la forme de l’élohisme que le monothéisme devint la croyance des patriarches et des prophètes, dont le jéhovisme mosaïque n’aurait été qu’une déchéance momentanée.
Max Müller, tout en combattant la théorie précitée, a cherché dans le caractère des idiomes sémitiques la raison d’une différence entre les religions sémitiques et les aryennes que les conditions de race ou de climat ne lui fournissaient pas. Cet auteur a cru pouvoir établir que, tandis que les éléments significatifs des mots — et spécialement des noms de la divinité — s’oblitéraient et s’absorbaient rapidement dans les langues aryennesr, et tendaient par là même un piège aux nations qui les parlaient en en oubliant la forme originelle, ces mêmes éléments se détachant avec une netteté particulière dans les idiomes sémitiques, empêchaient ici de confondre l’attribut de la divinité (roi, maître) avec la divinité elle-même, et de le personnifier comme une entité distinctes. Ici encore, les faits démentent la théorie, car les appellatifs : Baal (maître), Melech ou Moloch (roi) n’ont pas tardé à s’ériger en divinités nationales distinctes chez les sémites voisins d’Israël ; et chez Israël même, les différents noms de la divinité : El, Elohim, Jéhovah, eussent prêté aux mêmes malentendus si des accidents linguistiques avaient dû décider des destinées religieuses des peuples.
r – Dyaus, brillant en sanscrit, devenant Zeus, Jupiter.
s – Voir Essais. Du monothéisme israélite.
Mais le problème déjà considérable qui se rattache à la présence et au maintien du monothéisme en Israël, est dépassé de beaucoup par celui que fait surgir le messianisme, ou ce que nous appellerons le futurisme de la religion jéhoviste, dont les tentatives d’explication, à examiner en leur lieu, seront jugées plus inadmissibles encore.
Mais comme ni l’une ni l’autre de ces apparitions ne devait rester en Israël à l’état de théorie pure, mais au contraire agir et se traduire dans l’existence nationale, nous demandons quelles sont les institutions qui ont créé et entretenu au cours des siècles la croyance monothéiste et la croyance messianique. Quelle part revient à chacun des facteurs pédagogiques (ce mot emprunté à Galates 3.24) qui ont présidé au développement religieux et moral de la race israélite, et comment se sont comportés ces facteurs l’un à l’égard de l’autre ? c’est ce qu’il convient de déterminer tout d’abord.
Or dans toute éducation bien entendue, nous distinguons deux éléments principaux, simultanément, quoique inégalement employés, et destinés à s’aider l’un l’autre : l’un, relatif à l’état présent de l’élève, l’autre, à son avenir ; l’un, la discipline, la règle s’exprimant en commandements et en défenses, le plus fréquemment en défenses : c’est l’élément préservateur destiné à protéger l’état présent contre les influences délétères ambiantes, tout en réparant, autant que faire se peut, les fâcheuses conséquences du passé ; il s’agit tout d’abord d’établir fermement dans la conscience la norme du bien moral qui ordonne et qui juge. L’autre élément de l’éducation est l’idée d’avenir, le facteur de la promesse : c’est l’élément propulseur, progressiste et émancipateur.
En effet, la condition indispensable d’une véritable conservation, c’est le progrès ; le moyen de sauvegarder le présent, c’est d’assurer l’avenir. L’enfant se sent appelé à un état plus considérable que celui qu’il occupe ; il aspire au nouveau et au grand, et c’est cette aspiration constante qui, tout en le soutenant en tout temps dans ses épreuves diverses, garantit le plus efficacement, et plus encore même que le commandement et la défense, le bon état de sa personne morale. Ces deux éléments sont, disons-nous, indispensables pour assurer à la fois la marche régulière et progressive de l’éducation : l’un nous donnerait à lui seul des natures audacieuses mais désordonnées ; l’autre, des natures mesurées, mais inertes et bientôt déclassées.
Ce sont ces deux facteurs que nous retrouvons en action sur le grand théâtre de l’éducation préparatoire de l’humanité.
Il a fallu à chacune des époques de cette économie préparatoire consolider l’état présent, les biens acquis, le niveau atteint, les restes de la nature primitive ; empêcher que le mal qui s’était introduit dans le monde et l’humanité n’envahit l’homme tout entier, et n’éteignit de prime abord en lui par ses excès le lumignon fumant encore dans le sanctuaire de la conscience, tout reste de capacité morale ou de réceptivité pour le bien ; il fallait prévenir le danger que l’ordre moral ne succombât à la contagion du vice avant d’avoir eu le temps de déployer ses suprêmes ressources.
La loi dite mosaïque fut cet élément coercitif, disciplinaire et préservatif dans la préparation du peuple du salut.
La loi, dans le sein du peuple d’Israël, ne pouvait ni opérer des réparations suffisantes du mal déjà fait, ni procurer le salut et la vie ; ce n’était qu’une sauvegarde — une haie, Matthieu 21.33 — pour le bien qui restait encore et que Dieu réservait pour un avenir meilleur ; mais réduite à ces proportions, l’institution légale, comprenant tout ensemble des faits divins, un code et un rituel, était déjà un bienfait et un privilège signalé pour le peuple auquel elle fut donnée : Deutéronome 4.32-34 ; Romains 3.1-2.
Toutefois cet élément de discipline se fût démontré lui-même bientôt insuffisant, cette force coercitive et préservatrice eût été promptement brisée ou emportée par le courant universel ; l’état religieux et moral du peuple, protégé même par de si fréquentes et de si hautes barrières, fût demeuré précaire, si une idée d’avenir, une promesse de restauration et de gloire, une grande attente n’eût traversé ces siècles de crainte et de contrainte. Il le fallait pour que la révélation même du Dieu saint et juste, qui ne tient pas le coupable pour innocent et réclame la consécration de tous les domaines de l’existence, n’inaugurât pas une lutte stérile entre la volonté de Dieu, toujours sainte, juste, bonne, et la chair impuissante ou rebelle. Nous venons d’indiquer la nécessité de l’élément messianique à côté de l’élément légal dans la préparation du salut ; et de même que le mot loi ne doit pas signifier pour nous seulement un recueil de commandements et de défenses, la promesse messianique comprend toutes les institutions et les faits divins qui l’ont pour ainsi dire portée dans le cours de l’histoire, et, de période en période, l’ont dégagée des échafaudages où elle pouvait se trouver momentanément enfermée.
Nous avons indiqué déjà le fait que la loi et la promesse, ces deux éléments de l’éducation préparatoire de l’humanité et du peuple de Dieu, ces deux voix divines entendues dans la nuit de l’antiquité, n’ont pas concouru au résultat final selon des modes constamment uniformes ; car après une période primitive où ces deux facteurs agissent de concert et semblent se confondre, comme c’est le cas ordinaire dans l’éducation de la première enfance, chacun d’eux a pris à son tour une prépondérance relative, sans qu’aucun d’ailleurs disparût jamais de la scène. C’est ainsi que d’Abraham à Moïse, c’est l’élément futuriste qui prédomine — sans éteindre la note comminatoire, Genèse 17.14, — pour céder le rôle principal à l’élément légal à l’époque mosaïque, et reparaître au premier plan, achever et couronner le développement de l’histoire de l’ancienne alliance.
Cet ordre nous montre de plus que de ces deux facteurs, c’est bien celui de la promesse qui, tout compté, a joué le rôle décisif, puisqu’il inaugure et qu’il clôt, et que la période légale intercalée entre ces deux phases initiale et terminale ne figure que comme une vaste parenthèse dans le cours du développement de l’idée messianique : Romains 5.20 : νόμος δὲ παρεισῆλθεν — ; Galates 3.19 : τῶν παραβάσεων χάριν προστέθη. Et comme l’interposition de la loi entre les deux périodes de la promesse devait servir l’intention pédagogique de Dieu d’amener l’homme à Christ, Galates 3.24, nous pouvons dire que, considérée dans sa tendance générale, la loi était elle-même typique, comme toutes les autres parties de l’ancienne économie, et prophétique comme la prophétie elle-même. C’est ce qui nous est indiqué dans la parole de Jésus-Christ, Matthieu 5.17, qui, d’une part, résume l’ancienne alliance dans ces deux termes : loi et prophètes ; et de l’autre, nous les présente tous deux comme des facteurs de la préparation du salut.
C’est à ce but principal de la préparation du salut que sont subordonnées toutes les intentions divines qui se décèlent dans l’ancienne alliance, soit par les ouvertures, soit par les réticences même de la révélation. Nous sommes prêts à reconnaître que les éléments eschatologiques occupaient une plus grande place dans les croyances religieuses des Egyptiens, et plus tard dans celles des Grecs et des Romains, que dans les révélations données au peuple d’Israël, où ils n’apparaissent que par de rares échappées, et nous accorderions une supériorité sur ce point aux religions de ces peuples sur le jéhovisme, si la quantité importait ici autant que la qualitét. L’horizon de la révélation de l’A. T., soit dans ses menaces, soit dans ses promesses, est à peu près borné à cette économie, et c’est à son terme et non dans une ère future que, sauf de rares exceptions, les prophètes transportent l’objet des espérances d’Israël.
t – C’est là entre autres une preuve de l’indépendance de la théologie mosaïque à l’égard des traditions religieuses de l’Egypte, qui ont pu d’ailleurs déteindre sur la symbolique du culte Israélite primitif.
L’imagination populaire livrée à elle-même peut facilement, en prolongeant les données de la conscience morale, créer et peupler à son gré des champs élysées et un Tartare ; mais nous discernons la marque d’une pédagogie supérieure dans cette réserve sévère qui écarta de l’âme d’Israël tous les enseignements prématurés risquant de la distraire de sa préoccupation principale, l’attente du Messie, et qui devait faire du bonheur des justes dans la vie future plutôt une conquête de la foi qu’un article de doctrine.
Notre première section se subdivisera en deux articles intitulés : De la préparation du salut par la Loi, et de la préparation du salut par la promesse ; tous les deux reliés l’un à l’autre par un article subsidiaire que nous intitulons : De la préparation du salut dans la conscience israélite, où nous suivrons l’effet et, pour ainsi dire, l’écho des révélations divines immédiates. (Partie hagiographique ou réflexive de la révélation de l’A. T.)
Nous adoptons cet ordre plutôt que l’inverse qui pourrait paraître plus logique, parce que c’est l’époque mosaïque qui marque avec la révélation du nom de Jéhovah au peuple d’Israël le commencement effectif et décisif de la préparation du salut ; c’est alors que la révélation s’est créé un organe dans un des peuples de la terre.