On admet assez communément, dans les milieux protestants, que la foi et la connaissance ont chacune un domaine distinct.
La religion, — confondue avec la religiosité, — serait uniquement une « affaire du cœur ». Son domaine exclusif serait celui du sentiment. Elle n’ajouterait rien à nos connaissances. Le rôle d’étendre notre savoir serait dévolu à la science. Or, il est constant que la religion chrétienne réformée, comme fait social, traditionnel et historique, se présente comme la dépositaire d’une révélation qui ne vise le cœur qu’à travers l’intelligence. Elle n’attache de prix à l’émotion, à l’enthousiasme, que pour autant que ces sentiments sont provoqués par une vérité religieuse reconnue pour telle, par une promesse divine dont le sens ait été saisi et dont le caractère divin ait été vérifié intellectuellement. Sans doute le siège de la connaissance religieuse doit-il être au cœur plus qu’au cerveau, selon la parole bien connue de Calvin. Mais encore faut-il que, pour descendre dans le cœur et pour mettre la volonté en mouvement, elle ait été d’abord reçue dans l’entendement et intelligée par lui.
Ainsi, même en tant qu’assimilée par l’individu et devenue religion subjective, la religion n’est pas purement affaire de sentiment et encore moins de sentimentalisme. A nos connaissances d’origine sensorielle et rationnelle, elle ajoute des connaissances supra-sensorielles et supra-rationnelles, touchant ce que Dieu veut que nous pensions de Lui, afin de Le glorifier et de trouver en Lui notre bonheur ou notre « unique consolation dans la vie et dans la mort ».
L’organe qui saisit la vérité religieuse devrait être normalement ce que nous avons appelé la religiosité, c’est-à-dire la sensibilité intelligente de l’homme, orientée vers Dieu. Cette sensibilité doit être considérée avant tout comme faculté représentative ou mieux, pour parler avec le philosophe A. Wolff, comme faculté présentative, mais cette faculté a été gravement endommagée par le péché : elle doit être régénérée et restaurée. Elle prend alors le nom de foi virtuelle. Celle-ci est pure réceptivité, aptitude à reconnaître la réalité divine, habitude, au sens scolastique de disposition stable. La foi en acte est la connaissance religieuse elle-même saisie et possédée par le sujet.
D’une manière générale, on peut dire que, pour l’Eglise de Rome, la foi est une pure et simple adhésion intellectuelle à la doctrine de l’Eglise infaillible. Les réformateurs ont profondément modifié cette conception. Pour Calvin, par exemple, la foi en acte est « une certaine et ferme connaissance de la dilection de Dieu envers nous, selon que, par son Evangile, il se déclare être notre Père et Sauveur par le moyen de Jésus-Christc ».
c – Calvin, Catéch. 18e dim.
Ici, la foi n’a plus l’Eglise pour objet mais Dieu et les promesses de Dieu. Elle repose sur la Parole de Dieu. Elle n’est plus seulement un état intellectuel. Elle est aussi inséparable de la confiance du cœur que le soleil de sa chaleur ou de sa lumièred, elle a un objet qu’elle saisit intellectuellement : Dieu, son amour, le Christ, son œuvre rédemptrice. Elle est une connaissance de ces choses, et une connaissance fondée sur l’autorité de Dieu, parlant dans et par l’Ecriture. L’acte d’adhésion de la volonté suit et ne précède pas la connaissance, car c’est celle-ci qui le conditionne.
d – Calvin.
C’est à l’aide d’un Deus dixit que le réformateur a critiqué le système doctrinal de Rome, et c’est dans la Parole de Dieu qu’était pour lui l’Ecriture, qu’il a cherché tous les matériaux de sa construction théologique.
Il résulte de là qu’une théologie qui ne tiendrait pas compte de ce fait et qui croirait pouvoir s’appuyer sur un fondement différent pourrait sans doute prétendre au titre de protestante, mais elle se placerait historiquement en dehors du courant de la Réforme. A principe nouveau, il faudrait un nom nouveau. Le titre inscrit en tête de cet ouvrage indique le point de vue où nous voulons nous placer, le principe formel externe et la norme suprême devant lesquels nous nous inclinons. Les livres canoniques de l’Ecriture sainte sont pour nous dans le sens où ils l’étaient pour nos pères, la source et la règle de la foi. « Nous croyons, dit la confession de la Rochelle, que la Parole qui est contenue dans ces livres est procédée de Dieu duquel seul elle prend son autorité, et non des hommes. Et parce qu’elle est la règle de toute vérité, contenant tout ce qui est nécessaire pour le service de Dieu, et pour notre salut, il n’est loisible aux hommes, ni même aux anges, d’y ajouter, diminuer ou changer ; d’où il suit, que ni l’antiquité, ni les coutumes, ni la multitude, ni la sagesse humaine, ni les jugements, ni les conciles, ni les visions, ni les miracles, ne doivent être opposés à cette Ecriture Sainte, mais, au contraire, toutes choses doivent être examinées, réglées et réformées selon ellee. »
e – Art. V.
Le principe qui est, pour une religion, le principe de toute révision est lui-même irrévisable : c’est l’inconcussumf. Le remplacer par un autre, c’est, du point de vue intellectuel, passer d’une religion à une autre. Ce n’est plus simplement réformer la religion ancienne. Or, nous entendons vivre et mourir dans la foi pour laquelle nos martyrs ont souffert et sont morts, parce que nous la croyons vraie. Nous ne pouvons pas faire autrement. Nous sommes liés par une force que nous percevons être la force de Dieu.
f – Mot latin qui signifie : Qu’on ne peut changer, inébranlable. (ThéoTEX)
L’idée qu’on puisse songer à rétablir dans toute sa rigueur le principe formel posé par le réformateur de notre Eglise sera probablement envisagée avec stupeur par ceux qui croient que ce principe est scientifiquement ruiné. Nous leur demandons de nous faire crédit jusqu’au moment où nous étudierons les rapports de la doctrine de l’inspiration avec les droits de la science.
Puisque nous nous proposons de réaffirmer le calvinisme sur le terrain scientifique, c’est donc que nous ne songeons pas à condamner, en principe, la critique textuelle, ni la critique littéraire des documents de la révélation, faites d’après des normes rigoureusement scrupuleuses dans leur respect des faits. Mais nous estimons que le subjectivisme théologique a fait fausse route en suivant la ligne de moindre résistance. Au lieu de rétrécir progressivement le fait de l’inspiration, et de la limiter des mots aux idées, puis des idées aux choses, puis des choses aux personnes, et enfin des personnes à leurs émotions religieuses, il devait s’efforcer à trouver dans une conception plus souple, plus organique et vivante de l’inspiration totale elle-même, les ressources propres à rendre possible une conciliation principielle entre le dogme et l’effort de la science. C’est ce que nous tenterons de faire. Le lecteur jugera si nous avons réussi n exprimer clairement la conviction que nous portons en nous.
Puisque l’Ecriture est le principe exclusif de la connaissance religieuse, la foi ne tire pas celle-ci de son propre fond ; elle n’est que l’organe réceptif qui en prend conscience (Fides qua creditur). Par extension, ce mot peut désigner la vérité religieuse elle-même, à laquelle le croyant adhère (Fides quæ creditur), ce que l’on croit.
Il est de la plus haute importance de remarquer que, contrairement à l’usage de la vie courante, croire ne signifie pas, dans la langue religieuse, tenir pour vrai quelque chose qu’on reconnaît comme seulement possible et qu’on ignore effectivement. Dans les deux sens du terme, la foi religieuse désigne la certitude suprême… La foi du sujet qui croit exclut le doute d’adhérence, et repousse le doute de tentation. La foi qui est crue, c’est-à-dire les objets de la foi, les dogmes, sont, soit directement, en vertu de leur force intrinsèque, soit indirectement en vertu d’un témoignage dont l’autorité a la même force intrinsèque, capables de s’imposer légitimement à l’adhésion. Le sujet qui croit a psychologiquement conscience d’être affecté par un objet dont l’entendement subit la contrainte : ce n’est que par l’adhésion que la foi est un acte libre.
Du point de vue épistémologique, il suffira à la rigueur de noter deux moments dans le concept de foi. Un moment réceptif : l’entendement (sensibilité représentative et intelligente) est mis en activité réceptive au contact des réalités divines. C’est le moment de l’intuition et de l’intellection. Un moment dynamique : la volonté adhère et le cœur se confie. Ce moment est déterminé par l’acte de la grâce efficace. C’est l’acte de foi proprement dit ; la succession de ces deux moments a pour conséquence nécessaire une connaissance spécifiée par le repos de l’intelligence dans la certitude de foi divine.
Le premier de ces moments implique que Dieu se connaît lui-même parfaitement (theologia archetypica) ; qu’il est capable de communiquer, sous le mode analogique, cette connaissance aux créatures douées d’intelligence, en particulier à l’homme (theologia ectypica). Nos anciens théologiens désignaient aussi ce mode de la connaissance religieuse par l’expression de theologia viatorum, théologie des voyageurs. Après la glorification dans le ciel, cette connaissance deviendra une connaissance de possession par la réalisation parfaite des promesses. Ce sera alors la théologie beatorum. La pensée religieuse du Christ, prophète et docteur suprême de l’humanité, était désignée comme une théologie de l’union personnelle de la nature divine et de la nature humaine (theologia unionis). Le second moment implique que la raison croyante est capable de recevoir une révélation communiquée en langage humain, et de systématiser la connaissance ectypique ainsi acquise.
La dogmatique pourrait se contenter de n’être autre chose que la science, c’est-à-dire l’exposition génétique et synthétique des réalités dont la foi n’a qu’une connaissance spontanée, certaine, mais peu ou point organisée. Mais réduite à ces proportions, la dogmatique ne serait qu’une connaissance incomplète. Toute discipline suffisamment élaborée doit se prendre elle-même comme objet de ses recherches et réfléchir sur ses méthodes, ses principes, ses origines. Il ne suffit pas au théoricien de mettre de la précision ou de l’ordre dans ses connaissances ; il est bon qu’il puisse rendre compte de la voie qu’il a suivie pour les atteindre. Tout ordre de science est doublé de sa philosophie. C’est à ce besoin qu’ont essayé de répondre les introductions et les prolégomènes à la dogmatique, et aussi les philosophies de la religion ou de la croyance, quand elles étaient des philosophies de croyants. La théologie réformée elle-même, devenue cartésienne au XVIIe siècle, et donc formellement rationaliste, tout en demeurant matériellement orthodoxe, a été particulièrement féconde en traités de théologie naturelle. Ces traités n’étaient guère autre chose que des essais de philosophie de la religion. La théologie naturelle y était considérée comme une discipline autonome, constituée par les seules ressources de la lumière naturelle et conduisant au Dieu vivant, auteur de la révélation positive. Une fois cette vérité acquise, commençait le rôle de ladite révélation.
Mais à y bien regarder, cette manière de procéder était inconciliable avec des dogmes qui ont, pour la religion reformée, une importance vitale. Parmi ceux-ci, citons le dogme de la corruption totale.
Aussi les premiers théologiens calvinistes, Calvin lui-même, un Pierre Martyr Vermigli, par exemple, font-ils dépendre la certitude et l’exactitude des résultats obtenus par la lumière naturelle du principe même de la dogmatique. C’est là un des côtés les plus heureusement originaux de la théologie réformée primitive. Les théologiens calvinistes contemporains, E. Bœhl, A. Kuyper, H. Bavinck, sont revenus à la conception primitive, encore représentée par Vœtius, au XVIIe siècle. Nous nous rattachons nous-même à cette conception principielle.
L’introduction à l’étude des dogmes est une philosophie de la foi par la foi. Elle constitue donc, non le dernier chapitre d’une métaphysique, mais la première partie de la dogmatique elle-même.
Ce n’est qu’à la condition de justifier scientifiquement et par ses propres moyens ses principes et sa méthode que la religion, et la théologie, science de la religion, pourront échapper à la servitude insultante où le chef de l’Ecole sociologique, Durkheim, croyait déjà les voir réduites quand il écrivait ceci : « En fait, elle (la religion) ne se connaît pas elle-même. Elle ne sait ni de quoi elle est faite, ni à quel besoin elle répond. Elle est elle-même objet de science. Tant s’en faut qu’elle puisse faire la loi à la science. »g
g – Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, p. 615.
C’est donc un devoir pour la pensée religieuse de montrer qu’elle a une réponse aux questions concernant la nature, les buts et la certitude objective de la religion.
Elle le doit, si elle ne veut pas livrer les clefs de la forteresse entre les mains des satellites de l’homme au Totem. Or, l’homme religieux est seul qualifié pour cette tâche, précisément pour la raison qui le disqualifiait aux yeux de l’auteur des Formes élémentaires de la vie religieuse. « Nul ne doit, écrivait celui-ci, étudier la religion en tenant compte de son expérience propre de la vie religieuse. »h
h – E. Durkheim, Règles de la méthode sociologique, p. 43.
Nous disons au contraire : il est religieux ; par conséquent, en lui la religion non seulement peut vivre, mais elle peut prendre conscience d’elle-même et devenir, pour celui qui la vit, objet d’observation immédiate. Il la connaîtra de première main. Ainsi, à l’affirmation paradoxale de Durkheim, nous opposons qu’une connaissance personnelle de la matière et des procédés d’une discipline est la condition indispensable pour en faire la philosophie. Personne ne confierait à un mathématicien confiné dans sa spécialité, le soin d’élaborer une philosophie de l’histoire. Un aveugle serait outrecuidant qui voudrait discuter les idées d’un voyant sur une symphonie de couleurs. Ici, il convient plus que jamais de rappeler la parole d’un Aristote, citée par Hoffding, en tête du premier chapitre de sa Philosophie de la religion : οὐκ εστιν λύειν ἀγνοῦντα τον δεσμόν. Seul celui qui sait peut dénouer le lien.
Mais, précisément, nous objecte-t-on, la pensée religieuse, analysant le contenu de la foi et tentant de synthétiser ses propres intellections, ne s’occupe pas du problème religieux proprement dit. Les problèmes dont elle s’occupe se posent à l’intérieur de la religion. La religion elle-même ne devient jamais un problème. Elle est prise comme un point de départ dont l’acceptation ne fait pas de doutei.
i – Voir H. Höffding, Philosophie de la religion, p. I.
A cela, il faut répondre qu’en fait Hoffding se trompe. La pensée religieuse s’occupe des questions qu’il traite lui-même. Seulement il est bien vrai que le point de départ est différent. Aussi le problème religieux apparaît-il sous un autre aspect. Devant celui qui nie Dieu ou seulement qui doute de son existence, la position du croyant est analogue à celle d’un philosophe convaincu de l’existence des autres hommes et qui serait aux prises avec un idéaliste solipsiste. Dans ce cas, le problème consisterait non à démontrer l’existence des autres hommes, ce qui est impossible, mais à faire comprendre comment nous pouvons en être certains et comment cette certitude doit légitimement prendre rang dans la science. Un autre problème serait la recherche de la méthode propre à montrer l’illégitimité du doute que le solipsiste entretient à l’égard de l’existence objective du monde extérieur.
Or, il suffit de transposer la question, et d’envisager le doute relatif à l’existence de Dieu, pour obtenir un problème religieux.
Höffding prend pour accordé que son doute religieux est légitime pour la seule raison qu’il est possible et réel. Précisément l’existence de douteurs honnêtes, intellectuellement normaux, est un problème qui se pose devant la pensée religieuse et qu’elle doit chercher à résoudre.
Pour le croyant, le problème religieux n’apparaîtra pas sous tous les aspects qu’il revêt chez Höffding ; il ne se demandera pas, par exemple, par quoi on pourra remplacer la religion pour sauver les valeurs suprêmes, quand elle aura disparu. Il sait qu’elle n’est pas remplaçable, et il peut dire pourquoi. Mais l’auteur de la Philosophie de la religion doit bien savoir qu’il y a des pseudo-problèmes. L’une des tâches d’une philosophie de la religion, conçue du point de vue de la foi, pourrait consister à déterminer les méthodes propres à éliminer ces pseudo-problèmes.
Si l’introduction à la dogmatique est régie par les mêmes principes que la dogmatique propre, elle suit pourtant une méthode d’exposition différente. La méthode de la dogmatique propre est génétique et synthétique. Partant des données de la révélation, elle formule les dogmes, les mystères de la foi, met en évidence l’opposition interne impliquée par la rencontre de l’Infini et du fini, de Dieu et de la créature, puis elle s’efforce de déterminer le lien organique qui existe entre les mystères et de faire ainsi une synthèse. L’introduction à la dogmatique, elle, a pour objet de remonter des faits et des dogmes aux principes d’où découle l’exposition synthétique. Sa méthode est l’analyse. Mais autant que la dogmatique, elle est une science de la foi par la foi. Elle ne tenterait point, en effet, de guider les pas du chercheur vers son principe, si elle ne l’avait trouvé déjà pour son compte. Le credo ut intelligamj de saint Anselme vaut, pour elle, autant que pour la science dont elle est l’introduction.
j – Je crois afin de comprendre.
Dans les deux cas, il s’agit de comprendre ce que l’on sait déjà par la foi. Mais dans la dogmatique propre, nous l’avons vu, ce qu’il s’agit de découvrir, c’est le lien organique qui réalise l’unité du corps de la doctrine chrétienne : dans l’introduction à la dogmatique, ce que l’on se propose de comprendre, c’est la nature et le fondement de la connaissance religieuse elle-même. Seuls, les dogmes qui ont un rapport direct avec le problème épistémologique entrent en considération ici. De plus, ils ne sont étudiés que considérés sous l’angle de la connaissance religieuse formelle. Ce qu’il s’agit de faire voir, c’est qu’ils ont un liens intelligible pour nous ; qu’ils ne sont pas des formules vides de tout contenu assimilable par la pensée.